Acier d’ici, histoire d’une industrie

Photo : « Fabrication de l’acier selon le procédé Bessemer (1856) »  gravure de BONNAFOUX dans P. POIRE, La France industrielle ou Description des Industries françaises, Paris, 1880, p. 121, Estampe, Coll. CHST-ULG, Fonds Cockerill.

De ses ori­gines antiques au déman­tè­le­ment par les mul­ti­na­tio­nales de sa phase à chaud en pas­sant par ses phases de rayon­ne­ment et de crises, cet article retrace l’histoire de la sidé­rur­gie en Wal­lo­nie, his­toire struc­tu­rante du pay­sage éco­no­mique et social actuel de ce territoire.

Des origines à la Révolution industrielle

Si le trai­te­ment du fer par l’homme date du 3e mil­lé­naire avant notre ère, il n’apparaît qu’au 4e-5e siècle de notre ère dans nos régions. Le fer était pro­duit dans un bas-four­neau qui, avec l’évolution des tech­niques se trans­for­me­ra en haut-four­neau. Dans ce der­nier, le point de fusion est atteint et une cou­lée appe­lée gueuse de fonte1 est obte­nue. Celle-ci est envoyée au foyer d’affinage pour être bat­tue à l’aide d’un mar­teau hydrau­lique. Cette méthode dite wal­lonne néces­site la pré­sence d’un cours d’eau, de forêt et de mine­rai de fer, élé­ments pré­sents en région namu­roise, lié­geoise, luxem­bour­geoise, lor­raine et hen­nuyère au Moyen-âge. Au 18e siècle, un fais­ceau de chan­ge­ment pro­duit le bas­cu­le­ment d’une socié­té à domi­nance agri­cole à une socié­té à domi­nance indus­trielle. Il s’agit de la pre­mière Révo­lu­tion indus­trielle. Elle est mar­quée par l’utilisation du coke2 dans la sidé­rur­gie, le pas­sage à la méca­ni­sa­tion avec la machine à vapeur ain­si que par un chan­ge­ment démo­gra­phique et social.

C’est à Ver­viers dans les ate­liers de tex­tile que la révo­lu­tion indus­trielle fait son appa­ri­tion en Wal­lo­nie. En 1798, la firme Simo­nis-Biol­ley engage un construc­teur anglais du nom de William Cocke­rill qui met au point des machines pour le tex­tile. John Cocke­rill, son fils cadet, devient l’image d’Epinal de l’industriel bri­co­leur et aven­tu­reux en menant la Wal­lo­nie au som­met de la sidé­rur­gie. Il est le pre­mier à faire fonc­tion­ner un haut-four­neau au coke sur le futur ter­ri­toire belge en 1826.

Dès 1835, la sidé­rur­gie au coke se répand très rapi­de­ment à proxi­mi­té des houillères. Les tech­niques évo­luent. L’acier rem­place la fonte, les dyna­mos et l’électricité rem­placent la machine à vapeur. La sidé­rur­gie se déve­loppe dans les pays voi­sins, notam­ment en France et en Alle­magne. Paral­lè­le­ment à cela, le mine­rai de fer se raré­fie en Wal­lo­nie. La pro­duc­tion sidé­rur­gique belge trop éle­vée pour le mar­ché natio­nal, devient dépen­dante de la demande étran­gère. Or, un cer­tain pro­tec­tion­nisme carac­té­rise le mar­ché inter­na­tio­nal. La sidé­rur­gie indus­trielle belge connaît alors ses pre­mières grandes crises (1873 – 1895). La néces­saire moder­ni­sa­tion de l’outil due à la révo­lu­tion de l’acier3 et de l’électricité rend l’initiative indi­vi­duelle insuf­fi­sante. D’une indus­trie d’entrepreneurs, on passe à une indus­trie de capi­ta­listes. La plu­part des socié­tés sidé­rur­giques sont trans­for­mées en socié­té ano­nyme ras­sem­blant les inté­rêts de dif­fé­rents groupes. Les entre­prises entament des fusions, des inté­gra­tions tant ver­ti­cales qu’horizontales, réa­lisent des ententes et cherchent de nou­veaux mar­chés (Rus­sie, Chine et Empire otto­man). Grâce à cela, la sidé­rur­gie belge se relève et acquiert une renom­mée mondiale.

Vers plus de savoir

Au début du 19e siècle, la main‑d’œuvre qua­li­fiée est com­po­sée d’artisans habiles for­més sur le tas. En 1816, Guillaume d’Orange orga­nise l’enseignement supé­rieur par un arrê­té royal. Des écoles d’ingénieurs sont créées. À la fin du 19e siècle, se déve­loppent les pre­mières expé­riences d’écoles pro­fes­sion­nelles et d’enseignement indus­triel. L’effort de for­ma­tion, que sou­tiennent intel­lec­tuels, pro­gres­sistes, patrons éclai­rés et mou­ve­ment ouvrier, passe aus­si par des confé­rences de vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique et par la créa­tion d’une filière spé­ci­fique dans l’enseignement secon­daire : les « huma­ni­tés tech­niques ». Ain­si est for­mée la main‑d’œuvre qua­li­fiée que la révo­lu­tion de l’acier réclame.

De la rue aux tranchées

Les ouvriers métal­lur­gistes ont été contraints de mener de dures luttes pour obte­nir une éga­li­té de droits, ain­si que des condi­tions de tra­vail conve­nables. Au début de la Révo­lu­tion indus­trielle, ils tra­vaillent jusqu’à 14 heures par jour pour des salaires de misère, le tra­vail des enfants est géné­ra­li­sé, la pro­tec­tion sociale n’existe pas. Le livret ouvrier et la loi le cha­pe­lier les empêchent de s’organiser. Cepen­dant, pro­gres­si­ve­ment des ini­tia­tives naissent et d’un mou­ve­ment syn­di­cal mor­ce­lé, on passe pro­gres­si­ve­ment à des orga­ni­sa­tions struc­tu­rées. Des caisses de résis­tance des métal­lur­gistes appa­raissent en 1869. En sep­tembre 1886, la Fédé­ra­tion Natio­nale des Métal­lur­gistes est consti­tuée. Elle est trans­for­mée en Cen­trale des Métal­lur­gistes en 1912. Le Mou­ve­ment ouvrier chré­tien s’affirme aus­si et crée des syn­di­cats dès 1886. Ceux-ci se regroupent en fédé­ra­tions avec notam­ment la Fédé­ra­tion des Francs Métal­lur­gistes. Le mou­ve­ment ouvrier se conso­lide tant autour de ser­vices aux per­sonnes qu’autour des grandes reven­di­ca­tions que sont le suf­frage uni­ver­sel, la jour­née de 8 heures ou la sup­pres­sion du tra­vail le dimanche.

La période flo­ris­sante s’arrête net avec la Pre­mière Guerre mon­diale. En grande majo­ri­té, les indus­triels et les ouvriers de la sidé­rur­gie refusent la col­la­bo­ra­tion. Un plan orga­nise le pillage sys­té­ma­tique de l’industrie au ser­vice de l’effort de guerre alle­mand. La sor­tie de guerre est dif­fi­cile : maté­riels déman­ti­bu­lés et capi­taux inves­tis à l’Est dis­pa­rus. Mal­gré les dif­fi­cul­tés ren­con­trées, des avan­cées sociales (réduc­tion du temps de tra­vail, suf­frage uni­ver­sel mas­cu­lin…) sont concé­dées. Dès les années 1920, l’industrie reprend et se moder­nise tota­le­ment per­met­tant de sur­mon­ter les dif­fi­cul­tés, même si la concur­rence induit tou­jours une grande sen­si­bi­li­té à la conjoncture.

Du jeudi noir au « miracle belge »

En 1929, le krach de Wall Street ébranle l’équilibre retrou­vé. Les cours de l’acier s’effondrent, les capi­taux inves­tis à court terme sont rapa­triés, les inter­mé­diaires euro­péens font faillite. Les patrons et l’État reviennent sur les droits acquis par les tra­vailleurs. Une poli­tique d’austérité est mise en place. La misère ouvre la voie au popu­lisme et à l’extrême-droite en Europe. Le pic de la crise est atteint en Bel­gique en 1931. En 1932, la rage éclate dans les rues. En mars 1935, le Gou­ver­ne­ment tri­par­tite Van Zee­land I ini­tie une poli­tique de grands tra­vaux, ins­pi­ré par le Plan du Tra­vail de De Man. La reprise éco­no­mique est en marche. Les pro­duc­teurs d’acier et de pro­duits métal­lur­giques ren­forcent les méca­nismes d’entente afin de sta­bi­li­ser les mar­chés. Lorsque la Deuxième Guerre mon­diale éclate, la sidé­rur­gie belge est flo­ris­sante. Trau­ma­ti­sés par les des­truc­tions de la Pre­mière Guerre mon­diale, un groupe de finan­ciers et d’industriels adopte la « doc­trine Galo­pin ». Celle-ci consiste à assu­rer la pro­duc­tion indus­trielle pour main­te­nir l’emploi, assu­rer le ravi­taille­ment, empê­cher les dépor­ta­tions et les des­truc­tions. Ils acceptent de vendre à l’Allemagne à condi­tion qu’il ne s’agisse pas d’une par­ti­ci­pa­tion directe à l’effort de guerre…

L’industrie sort en rela­ti­ve­ment bon état de la guerre et four­nit de l’acier et des pro­duits aux États en pleine recons­truc­tion et aux troupes alliées. La recons­truc­tion ache­vée, les sidé­rur­gistes belges sont à nou­veau confron­tés aux pro­blèmes des débou­chés. Tan­dis que les États voi­sins pro­fitent des cré­dits du plan Mar­shall pour renou­ve­ler leurs indus­tries, on retrouve peu d’investissement de moder­ni­sa­tion en Wal­lo­nie. Le « miracle belge » s’évanouit aus­si vite qu’il est apparu.

Durant la guerre, les syn­di­cats ouvriers, le Gou­ver­ne­ment en exil et les orga­ni­sa­tions indus­trielles ont mis en place le « Pacte social ». Ils fixent par-là les rap­ports entre employeurs et tra­vailleurs et les rela­tions dans l’entreprise ain­si que la sécu­ri­té sociale. De plan­tu­reux pro­fits, des aug­men­ta­tions de salaire et des ques­tions poli­tiques vio­lentes carac­té­risent la décen­nie sui­vant la guerre.

Du point de la main‑d’œuvre, à l’inverse du 19e siècle, la Bel­gique est deve­nue un pays aux salaires et à la pro­tec­tion des tra­vailleurs éle­vés. Comme le niveau de vie et d’instruction a aug­men­té, la plu­part des tra­vailleurs ne dési­rent plus aller au char­bon. Mais la demande de main‑d’œuvre pour les mines est énorme. Ain­si, après des pri­son­niers de guerre alle­mands, les indus­tries font appel à une main‑d’œuvre étran­gère. La Bel­gique signe des conven­tions avec l’Italie (1946), l’Espagne (1956), la Grèce (1957), le Maroc (1964) et la Tur­quie (1964). Cette main‑d’œuvre passe ensuite en par­tie à la sidérurgie.

Restructuration, fusion et mondialisation

La ten­dance inter­na­tio­nale change. De nou­veaux pôles sidé­rur­giques fleu­rissent à tra­vers le monde. De plus en plus sou­vent, le mine­rai pro­vient d’Afrique et d’Amérique du Sud par voie mari­time et, en 1962, le gou­ver­ne­ment belge décide d’aider le Luxem­bour­geois Arbed à ouvrir un com­plexe sidé­rur­gique mari­time : SIDMAR. Les bas­sins lié­geois et caro­lo, qui étaient jusque-là le creu­set du dyna­misme indus­triel belge, sont à la recherche d’un nou­veau souffle. Sous l’étouffoir des hol­dings finan­ciers4 qui les contrôlent, ils ne béné­fi­cient pas d’investissements signi­fi­ca­tifs. Sous la pres­sion d’une concur­rence de la sidé­rur­gie mari­time, affai­blis par la fer­me­ture pro­gres­sive des char­bon­nages et mena­cés par le déclin démo­gra­phique régio­nal, ils sont en situa­tion de fai­blesse pour affron­ter le choc pétro­lier de 1973 et la réces­sion éco­no­mique qui l’accompagne.

L’État Belge, qui jusque-là a fait confiance au sec­teur pri­vé pour gérer le sec­teur, s’y sub­sti­tue pour évi­ter une catas­trophe éco­no­mique et sociale : les pertes de la sidé­rur­gie sont socia­li­sées par la dette publique… Désor­mais action­naires déter­mi­nants, les pou­voirs publics, lancent une vague de restruc­tu­ra­tions dis­cu­tables. En 1978, le plan Willy Claes pousse à une réflexion sur les bas­sins (restruc­tu­ra­tion à court terme et inter­ven­tion mas­sive de l’État). La sidé­rur­gie lou­vié­roise et celle de Cla­becq per­sistent en tant que pôles indé­pen­dants. La crise de la sidé­rur­gie se fond dans un cli­mat de crise com­mu­nau­taire. Paral­lè­le­ment, la concur­rence sur le mar­ché mon­dial de l’acier pousse la Com­mis­sion euro­péenne à fixer des quo­tas de pro­duc­tion par pays. En 1981, le plan Davi­gnon fusionne les bas­sins lié­geois et caro­lo­ré­gien. C’est la nais­sance de Cocke­rill-Sambre, mais cela ne suf­fit pas. La rage gronde. En 1983, le plan Gan­dois pré­co­nise de se concen­trer sur les pro­duits qu’il estime les plus com­mer­cia­li­sables et de sup­pri­mer d’autres pro­duc­tions dont cer­tains outils modernes et per­for­mants. Décla­rée en faillite en 1997, la SA Cla­becq entre dans les mains du groupe Dufer­co. La Région wal­lonne, pro­prié­taire de Cocke­rill-Sambre, pense que pour que celle-ci sur­vive, elle doit inté­grer un groupe euro­péen. En 1999, la Région vend Cocke­rill-Sambre à Usi­nor, trans­for­mant ain­si l’entreprise en pion de grands groupes inter­na­tio­naux. Peu de temps après, Usi­nor s’allie au Luxem­bour­geois Arbed et à l’Espagnol Arce­lia, for­mant dès lors le plus grand groupe sidé­rur­gique mon­dial : Arce­lor. En 2006, Mit­tal lance une OPA5 sur Arce­lor et crée Arce­lor Mit­tal. La sidé­rur­gie conti­nen­tale, dont les hauts-four­neaux de Liège et de Char­le­roi, deviennent des variables d’ajustement au mar­ché, variables que les grands groupes ont choi­sies de sup­pri­mer en 2011 – 2012 ten­tant de mettre fin à des siècles de sidé­rur­gie à chaud en région wallonne.

  1. Fonte : Alliage de mine­rai de fer, de char­bon et de cal­caire por­té à une tem­pé­ra­ture de près de 1200°C dans les hauts-fourneaux.
  2. Le coke est une varié­té de char­bon résul­tant de la dis­til­la­tion de la houille.
  3. Révo­lu­tion de l’acier : Pas­sage de l’usage mas­sif du fer pud­dlé et de la fonte à l’usage de l’acier (com­po­sé de fer et de car­bone dont la conte­nance en car­bone est moindre) grâce à l’invention par Bes­se­mer d’un conver­tis­seur per­met­tant d’obtenir de l’acier à moindre coût.
  4. Une socié­té hol­ding est une pièce d’un groupe dont elle assure, sou­vent, la direction.
  5. Une OPA (offre publique d’achat) est une opé­ra­tion lan­cée par un groupe finan­cier ou une socié­té, sous forme d’une pro­po­si­tion d’achat faite au public d’un cer­tain nombre de titres d’une socié­té afin de prendre le pou­voir sur cette dernière.

Pour aller plus loin

Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale & FGTB Métal Liège-Luxembourg, Rouge Métal. 100 ans d’histoire des Métallos liégeois de la FGTB, IHOES, 2006.

R. HALLEUX, Cockerill, deux siècles de technologies, Liège, éditions du Perron, 2000.

Aller visiter la Maison de la Métallurgie et de l’Industrie liégeoise.

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