Entretien avec Dirk Jacobs

Connait-on vraiment la N‑VA ?

Illustration : Emmanuel Troestler

Dirk Jacobs est direc­teur du Groupe de recherche sur les Rela­tions Eth­niques, les Migra­tions et l’É­ga­li­té et pro­fes­seur en socio­lo­gie à l’ULB, après un pas­sage à l’Université d’Utrecht et à la KUL. Avec ce cher­cheur tra­vaillant sur des thèmes mêlant immi­gra­tion et poli­tique, nous avons abor­dé les ques­tions des ori­gines de la N‑VA, des poli­tiques migra­toires qu’elle enten­dait pou­voir mener au sein du gou­ver­ne­ment actuel et la Flandre qu’elle sou­hai­te­rait défendre. L’occasion de pré­ci­ser de quoi la N‑VA et sin­gu­liè­re­ment Theo Fran­cken sont les visages.

Que pensez-vous de la politique migratoire du gouvernement Michel ?

La poli­tique migra­toire et celle qui concerne l’asile s’inscrivent dans la conti­nui­té des poli­tiques que nous avons eues par le pas­sé en appli­quant la phrase désor­mais connue « une poli­tique d’asile ferme mais humaine ». N’oublions pas que Mag­gie De Block, la pré­dé­ces­seuse libé­rale de Theo Fran­cken, pos­sé­dait déjà une inter­pré­ta­tion assez res­tric­tive de la légis­la­tion en vigueur en cas de demandes liées à l’asile et aux pos­si­bi­li­tés de régu­la­ri­sa­tion pour des rai­sons huma­ni­taires et en don­nant le moins de déro­ga­tions pos­sibles. Pour Theo Fran­cken, la prio­ri­té est clai­re­ment d’avoir l’image d’un res­pon­sable encore plus déter­mi­né et de limi­ter encore plus l’immigration, quitte à frô­ler l’usurpation même de ses com­pé­tences exé­cu­tives. Ceci fait par­tie d’une stra­té­gie de la N‑VA des­ti­née à gar­der l’électorat qu’elle a gagné sur le Vlaams Belang. À par­tir de sep­tembre 2015, Bart De Wever, lea­der de la N‑VA, a pla­cé la barre encore plus loin. Lors d’un dis­cours d’ouverture à l’université de Gand, il a pro­fi­té de la pré­sence de nom­breux médias pour remettre en ques­tion la per­ti­nence de la Conven­tion de Genève, en pré­ten­dant que cette conven­tion obli­ge­rait la Bel­gique à accueillir trop de réfu­giés. Réfu­giés qui selon lui ne seraient pas inté­grables dans le mar­ché de l’emploi — remarque qui ali­mente le racisme et la xéno­pho­bie — et jus­ti­fie­rait de prendre des dis­tances avec le droit inter­na­tio­nal en ce qui concerne l’asile poli­tique. Depuis, les déra­pages ver­baux répé­tés de Bart De Wever m’invitent à pen­ser que la N‑VA est désor­mais deve­nue un par­ti à peine dis­tin­guable de ceux d’extrême droite. D’autant que la N‑VA mobi­lise de plus en plus le natio­na­lisme res­tric­tif, le popu­lisme et la volon­té d’un État fort, ce der­nier point étant encore légi­time, mais ceci tout en tou­chant les limites de la xéno­pho­bie et en atta­quant l’idée même de la sépa­ra­tion des pouvoirs.

Quel est le vrai visage de Theo Francken ?

Au début, la poli­tique de Fran­cken s’inscrivait dans la conti­nui­té de ce qu’on avait vu lors des légis­la­tures pré­cé­dentes. On pou­vait encore pen­ser que la mau­vaise ges­tion de l’accueil en 2015 qui avait don­né nais­sance du camp au parc Maxi­mi­lien était invo­lon­taire. Mais depuis le dis­cours de De Wever, Theo Fran­cken a com­men­cé à repous­ser ouver­te­ment les limites dans le dos­sier de l’immigration et l’asile. On se sou­vien­dra par exemple de la saga autour de la demande de visa huma­ni­taire d’une famille syrienne dési­reuse de fuir Alep subis­sant alors des bom­bar­de­ments mas­sifs et qui pou­vait être accueillie par une famille belge. Il a tout ten­té pour empê­cher cet acte huma­ni­taire. Ou encore, on peut pen­ser au fait que pré­cé­dem­ment, on ne venait pas arrê­ter un élève dans une école en pleine année sco­laire en vue de l’expulser. Aujourd’hui cette réti­cence, cette réserve ne sont plus d’actualité. Certes, c’est son droit et cela reste dans les règles même si per­son­nel­le­ment je regrette ce dur­cis­se­ment en tant que citoyen. Mais Fran­cken a fait beau­coup plus que dur­cir la poli­tique gouvernementale.

En effet, là où ça devient vrai­ment pro­blé­ma­tique, c’est quand le for­cing mène au non-res­pect du fonc­tion­ne­ment de l’État de droit. Il a ain­si, tout comme De Wever, lit­té­ra­le­ment remis en ques­tion la com­pé­tence, voire la per­ti­nence, des juge­ments juri­diques et la légi­ti­mi­té des juges à s’exprimer sur sa poli­tique. Autre exemple, il a remis en ques­tion à plu­sieurs reprises la légi­ti­mi­té du prin­cipe de non-refou­le­ment du droit inter­na­tio­nal[qui inter­dit l’extradition, l’expulsion ou le ren­voi d’une per­sonne dans un autre pays, s’il y a des rai­sons sérieuses de pen­ser qu’il existe, pour la per­sonne concer­née, dans le pays de des­ti­na­tion, des risques sérieux de tor­ture, de trai­te­ments inhu­mains ou de toute autre forme de vio­la­tion sévère des droits humains. NDLR], et ce encore récem­ment, avec le fameux conten­tieux autour des expa­tria­tions vers le Sou­dan. Ce dos­sier fumant où clai­re­ment la col­la­bo­ra­tion avait été enta­mée avec le régime sou­da­nais. Régime dont le pré­sident est pour­sui­vi par le Tri­bu­nal inter­na­tio­nal de La Haye. Régime géno­ci­daire où les Droits humains sont régu­liè­re­ment bafoués. Avoir un accord de col­la­bo­ra­tion tout en connais­sant les risques encou­rus de tor­tures est fort pro­blé­ma­tique. Or, la juris­pru­dence euro­péenne est pour­tant très claire sur la pro­tec­tion des Droits de l’Homme : s’il y a le moindre risque de tor­ture, aucune expul­sion n’est pos­sible, peu importe la situa­tion juri­dique en matière de sta­tut de rési­dence de la per­sonne concer­née. Le secré­taire d’État N‑VA a donc fait une entorse à la légis­la­tion et, au-delà, a ten­té à plu­sieurs reprises une usur­pa­tion des pos­si­bi­li­tés du pou­voir exécutif.

Sur les réseaux sociaux, la com­mu­ni­ca­tion de Fran­cken n’est pas tou­jours d’une grande déli­ca­tesse. Il a dif­fu­sé plu­sieurs décla­ra­tions pro­vo­ca­trices via sa page Face­book et son compte Twit­ter qui ont été peu appré­ciées par les autres par­tis au gou­ver­ne­ment. Le Pre­mier ministre a dû rap­pe­ler le secré­taire d’État à l’ordre plus d’une fois. Mais vu que sa popu­la­ri­té ne cesse de s’accroitre dans les son­dages, Theo Fran­cken ne prête guère atten­tion à ces rap­pels, conti­nuant sur la même rhé­to­rique popu­liste. La N‑VA est ici à la manœuvre, Bart De Wever a tou­jours sou­te­nu et encou­ra­gé Theo Fran­cken à pour­suivre dans ce sens. Bien enten­du, les autres par­tis du gou­ver­ne­ment Michel sont cores­pon­sables. Car ils ont lais­sé la poli­tique de Theo Fran­cken se déve­lop­per sans jamais s’en inquié­ter. Sans doute par peur de la popu­la­ri­té élec­to­rale de la N‑VA.

Comment expliquez-vous la popularité de Theo Francken en Flandre et même dans les parties francophones du pays ?

Ce n’est pas nou­veau qu’un secré­taire d’État qui porte les dos­siers liés à l’immigration devienne popu­laire. Regar­dez Mag­gie De Block : elle aus­si béné­fi­ciait d’une cote de popu­la­ri­té incroyable tant au Nord qu’au Sud du pays. En Flandre, elle fût même la per­son­na­li­té poli­tique la plus popu­laire ! Ceci démontre que le dos­sier de l’immigration est deve­nu un dos­sier très mobi­li­sa­teur. Car si la soli­da­ri­té et l’empathie pour les immi­grés peut ras­sem­bler et mobi­li­ser, l’inquiétude et l’hostilité vis-à-vis de l’immigration le font éga­le­ment de manière tout aus­si importante.

Peut-on dire que le Flamand est plus raciste que le Wallon ?

Non, les enquêtes le montrent : le taux de xéno­pho­bie ou le sou­tien à des idées racistes n’est pas tel­le­ment dif­fé­rent côté néer­lan­do­phone et côté fran­co­phone. Par ailleurs, il faut noter que le fait de cri­ti­quer ou d’avoir peur de l’immigration ne veut pas for­cé­ment dire qu’on est raciste. S’il est vrai qu’une part de la popu­la­tion adhère aux idées racistes, il existe aus­si dans une pro­por­tion éga­le­ment très impor­tante un ensemble de per­sonnes qui ont peur des chan­ge­ments liés à l’immigration sans être racistes pour autant. C’est un constat qu’on peut faire dans toute l’Union européenne.

En fait, les struc­tures d’opportunités poli­tiques ou les dis­cours domi­nants dans les débats poli­tiques dif­fèrent tota­le­ment au nord et au sud du pays. En Flandre, on ren­contre plus fré­quem­ment ce qu’on peut appe­ler « des entre­pre­neurs poli­tiques » qui ont fait du défi de la ges­tion de la diver­si­té eth­no­cul­tu­relle et la poli­tique de l’immigration leur fonds de com­merce popu­liste. Du côté fran­co­phone, aucun par­ti poli­tique n’a fait ce choix, ceux qui l’ont ten­té sont en tout cas res­tés mar­gi­naux. Étant don­né que la N‑VA a déci­dé d’enterrer tem­po­rai­re­ment son agen­da sépa­ra­tiste, on a oublié côté fran­co­phone qu’un des points phares du pro­gramme de la N‑VA reste le pro­jet de la fin de la Bel­gique. C’est pour­quoi la cote de popu­la­ri­té de Fran­cken et de Jan Jam­bon a pu grim­per for­te­ment en ter­ri­toire fran­co­phone, en cap­tant l’attention de cette par­tie de la popu­la­tion fran­co­phone sen­sible au dis­cours popu­liste. Je pense même que si la N‑VA pré­sen­tait des can­di­dats dans la par­tie fran­co­phone du pays, elle aurait un suc­cès consi­dé­rable en rai­son des sujets iden­ti­taires et sécu­ri­taires qu’elle met en avant, car il y a autant de monde qui sont socio­lo­gi­que­ment plus à droite sur les ques­tions iden­ti­taires, xéno­phobes ou anti-immi­grés en Wal­lo­nie et en Flandre.

De quelles origines la N‑VA se revendique-t-elle ?

La rai­son d’être de la N‑VA reste la fin de la Bel­gique. Mais ils orientent plu­tôt le cur­seur aujourd’hui vers la mise en place d’un agen­da conser­va­teur et néo­li­bé­ral. Ceci est lié à ses racines à savoir la fin de la Volksunie,cette for­ma­tion poli­tique qui a incar­né le natio­na­lisme fla­mand démo­cra­tique pen­dant près de cin­quante ans.Quand la Volk­su­nie a écla­té en 2001, l’aile gauche a rejoint Spi­rit et l’aile droite la N‑VA. On peut même dire l’aile très à droite. Hugo Schiltz, figure clé de la Volk­su­nie et ancien ministre, a ain­si affir­mé lorsqu’il a rejoint Spi­rit que la N‑VA cachait un aspect auto­ri­taire et un héri­tage noir, celui du mou­ve­ment fla­mand lié à la col­la­bo­ra­tion et au « Vlaamsch Natio­naal Ver­bond » (la ligue natio­nale fla­mande), par­ti d’extrême droite fla­mand qui a col­la­bo­ré poli­ti­que­ment et même mili­tai­re­ment pen­dant la guerre et équi­valent fla­mand du par­ti Rex chez les fran­co­phones [mou­ve­ment poli­tique d’extrême droite, col­la­bo­ra­tion­niste, natio­na­liste et anti­com­mu­niste diri­gé par Léon Degrelle. NDLR]. Or, Theo Fran­cken, avant qu’il ne soit secré­taire d’État, a fait cir­cu­ler une blague par­mi ses amis au sein de la N‑VA, qui indi­quait qu’il était pré­sident fai­sant-fonc­tion de la « VNV ». S’il par­lait en fait des « Vlaams Natio­nale Vrien­den », cet acro­nyme com­mun, ce clin d’œil appuyé ren­voyait évi­dem­ment au « Vlaamsch Natio­naal Ver­bond ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce genre d’humour n’aide pas à dis­si­per les doutes sur les racines idéo­lo­giques du par­ti. Notons aus­si que Jan Jam­bon était à la manœuvre dans les années 80 lors de la créa­tion de la sec­tion locale du Vlaams Blok à Bras­schaat. En fait, le nombre éle­vé de trans­fuges du Vlaams Belang vers la N‑VA, amène à se poser la ques­tion de l’importance de l’idéologie d’extrême-droite au sein d’un par­ti qui s’affiche pour­tant comme un par­ti démo­cra­tique de droite comme les autres.

Que veut la N‑VA ?

La N‑VA rêve en tout cas d’une Flandre indé­pen­dante, mais selon les son­dages seuls 15 % de la popu­la­tion sou­tien­drait cette idée. C’est pour­quoi la N‑VA a opté pour une autre stra­té­gie. Avec son slo­gan « kracht van veran­de­ring » (« la force du chan­ge­ment »), elle veut séduire le centre et le centre droit avec l’idée d’une « moder­ni­sa­tion » du pays (lut­ter contre l’inertie, s’attaquer au pou­voir des syn­di­cats, sou­te­nir l’entrepreneuriat, réfor­mer l’État…). La N‑VA se posi­tionne comme le par­ti du « hard­wer­kende Vla­ming », le Fla­mand qui aime tra­vailler, n’aime pas l’assistanat et trouve que les dému­nis sont res­pon­sables de leur sort. Ce posi­tion­ne­ment idéo­lo­gique à droite, qui peut à cer­tains moments deve­nir très conser­va­teur, voire réac­tion­naire, séduit pas mal d’électeurs.

Bart De Wever fait régu­liè­re­ment réfé­rence à Theo­dore Dal­rymple, un psy­chiatre anglais qui s’inspire lui même d’Ed­mund Burke [Philo­sophe poli­tique anglais connu pour ses posi­tions pro-Ancien régime et contre l’éga­li­té et la liber­té pro­mues par la Révo­lu­tion fran­çaise NDLR]. Tout comme Dal­rymple, Bart De Wever estime que si des per­sonnes se retrouvent en situa­tion de pré­ca­ri­té, c’est de leur faute et que cela résulte d’un manque de dis­ci­pline indi­vi­duel et d’éthique. Elles se met­traient dans la pos­ture de vic­time dans le but de pro­fi­ter des aides de l’État. Au niveau poli­tique, la N‑VA est donc très néo­li­bé­rale. Sur le plan éthique et iden­ti­taire, très à droite. On peut la com­pa­rer aux popu­lismes de droite qui croissent par­tout en Europe. Ce sont des dis­cours sur la mora­li­té et l’ordre qui font appel à cer­taines idées iden­ti­taires. C’est une pos­ture pater­na­liste auto­ri­taire, com­bi­née avec des accents liber­taires sur les ques­tions socio-éco­no­miques. On aurait tort de pen­ser que ce sont des idiots. On dirait même qu’ils ont tous lu Gram­sci — ils parlent d’ailleurs régu­liè­re­ment de « fra­ming » — et ont bien com­pris qu’il s’agissait d’une lutte cultu­relle pour impo­ser leur vision dans les débats poli­tiques et publics.

Bart De Wever a une stratégie politique et de communication assez efficace pour exister sans être là…

Ce n’est pas pour rien que De Wever n’a pas vou­lu avoir un poste de ministre dans le Gou­ver­ne­ment Michel, et vou­lait res­ter pré­sident, c’est très futé de sa part et très stra­té­gique. Ain­si, Il conserve sa liber­té totale de parole. D’Anvers, il s’impose, même par son absence : il n’accorde plus d’entretiens à la presse de qua­li­té, il n’entre pas en débat, mais il impose les thé­ma­tiques en écri­vant des cartes blanches dans cette même presse écrite. Il ne vient pas ou que très rare­ment en stu­dio, sur les pla­te­formes télé­vi­sées et uni­que­ment quand cela lui semble stra­té­gi­que­ment oppor­tun, pour vite dis­pa­raitre par la suite. Il lance des idées très pro­vo­ca­trices, si bien que tout le monde en parle pen­dant des semaines, mais par la suite ne par­ti­cipe plus lui-même au débat. Il est très adroit en la matière. C’est sa façon de domi­ner le débat poli­tique en Flandre. Omni­pré­sent par son absence.

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