Éducation permanente, parcours d’intégration et/ou chemins d’émancipation ?

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Au moment où, plus que jamais, la désaf­fi­lia­tion sociale et le rejet du poli­tique se mani­festent par un sen­ti­ment gran­dis­sant d’impuissance et alors que de nou­veaux trans­ferts de com­pé­tences pour­raient être négo­ciés entre Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles et Régions, quelle sera demain la place de l’Éducation per­ma­nente ? Diver­se­ment com­prise, sera-t-elle condam­née à se mar­gi­na­li­ser de plus en plus, faute de pou­voir bri­ser les bar­rières dans les­quelles on tente de l’enfermer ?

Né en France puis adop­té par le Conseil de l’Europe dans la seconde moi­tié du 20e siècle, le concept d’Éducation per­ma­nente recouvre, aujourd’hui, en Bel­gique, des accep­tions diverses et s’inscrit dans un champ de pra­tiques rela­ti­ve­ment contras­té : ensei­gne­ment post­sco­laire, for­ma­tion pro­fes­sion­nelle conti­nuée, édu­ca­tion popu­laire, acti­vi­tés socio­cul­tu­relles… propres aux dif­fé­rents contextes où elles sont nées. Ceci n’est pas ano­din dans la mesure où les dis­tinc­tions qu’elles opèrent tra­duisent des choix de socié­té différents.

Au niveau euro­péen, c’est désor­mais le terme de « long life edu­ca­tion » qui pré­vaut dans une défi­ni­tion aus­si large qu’ambiguë, inté­grant « toute acti­vi­té d’apprentissage, entre­prise à tout moment de la vie, dans le but d’améliorer les connais­sances, les qua­li­fi­ca­tions et les com­pé­tences dans une pers­pec­tive per­son­nelle, civique, sociale et/ou liée à l’emploi » (Com­mis­sion euro­péenne, Pour entrer dans le 21e siècle (pré­sen­té par Jacques Delors), Michel Lafon-Ram­say, 1994). Cette concep­tion de l’Éducation tout au long de la vie insiste sur le cri­tère d’employabilité dans la pers­pec­tive de faire de cha­cun un « entre­pre­neur de soi ».

Cette approche semble aujourd’hui domi­nante dans les poli­tiques impul­sées par les Régions wal­lonne et bruxel­loise. C’est aus­si celle-là que l’on retrouve le plus sou­vent dans les pro­grammes des Uni­ver­si­tés et des Hautes Écoles.

Paral­lè­le­ment, l’Éducation per­ma­nente telle que défi­nie par le décret de juillet 2003, décrit bien dif­fé­rem­ment les mis­sions des asso­cia­tions et mou­ve­ments recon­nus et sub­ven­tion­nés par la Com­mu­nau­té fran­çaise : s’adressant aux citoyens cri­tiques, par­ti­ci­pa­tifs et actifs, elle pour­suit des visées clai­re­ment éman­ci­pa­trices en tra­vaillant à « sor­tir » indi­vi­dus et col­lec­tifs des posi­tions assi­gnées ou induites par la société.

C’est la même concep­tion qui anime l’esprit des décrets rela­tifs aux orga­ni­sa­tions de jeu­nesses, aux biblio­thèques et aux centres cultu­rels, révé­lant ain­si sa dimen­sion transversale.

Les dif­fé­rences concep­tuelles entre Com­mu­nau­té fran­çaise et Régions s’expliquent à la fois par la spé­cia­li­sa­tion actuelle de leurs com­pé­tences et par l’histoire des pra­tiques syn­di­cales et asso­cia­tives qui com­binent com­plé­men­ta­ri­tés et contradictions.

La confu­sion entre les deux concep­tions de l’Éducation per­ma­nente, qui se révèlent par­fois com­plé­men­taires mais sou­vent diver­gentes, est actuel­le­ment source de dif­fi­cul­tés, aus­si bien par rap­port aux objec­tifs, au dérou­le­ment du pro­ces­sus que par rap­port à l’évaluation des actions menées : « L’objectif d’assurer à tous une « employa­bi­li­té” n’est sans doute pas condam­nable dans une situa­tion de chô­mage, mais on doit gar­der à l’esprit que l’éducation per­ma­nente repose sur une autre concep­tion de l’individu. Ce n’est pas à l’“entrepreneur de soi” qu’elle s’adresse mais au citoyen cri­tique, par­ti­ci­pa­tif et actif. » (Mou­laert T. et Renan P. « Où en est l’Éducation per­ma­nente ? ». Revue Nou­velle 11/2007, p. 16 – 19)

Parce que l’une des deux semble actuel­le­ment vou­loir s’imposer à l’autre, l’Éducation per­ma­nente devient enjeu de socié­té et il est aus­si impor­tant qu’urgent de pou­voir débattre des orien­ta­tions euro­péennes et régio­nales pour évi­ter que ne se géné­ra­lise le malaise, notam­ment au sein des asso­cia­tions sub­ven­tion­nées par la Com­mu­nau­té française.

ÉDUCATION PERMANENTE : SPÉCIFICITÉS ET AMBIVALENCES DE LA BELGIQUE

Selon son pro­jet poli­tique et ses pra­tiques domi­nantes, l’Éducation per­ma­nente va se décli­ner dif­fé­rem­ment en France et dans la Bel­gique francophone.

En France, le terme est géné­ra­le­ment employé au sens de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle hor­mis dans le monde asso­cia­tif qui conti­nue à pri­vi­lé­gier le terme d’Édu­ca­tion popu­laire.

En Bel­gique, l’Éducation per­ma­nente a repris, en les modi­fiant cepen­dant, les fina­li­tés, démarches et publics carac­té­ris­tiques de l’Éducation popu­laire en cher­chant à se spé­cia­li­ser, en col­la­bo­ra­tion avec les asso­cia­tions, dans une démarche de citoyen­ne­té active. C’est ain­si qu’on retrouve dans les décrets de 1976 et 2003 qui en défi­nissent le champ d’action, un cer­tain nombre de valeurs héri­tées des concep­tions de l’Éducation ouvrière puis popu­laire véhi­cu­lées par les piliers asso­cia­tifs chré­tiens et socia­listes ain­si que des élé­ments de la culture laïque et écologiste.

Cela est par­ti­cu­liè­re­ment repé­rable dans les objec­tifs et les fina­li­tés énoncés :

« Déve­lop­pe­ment de la citoyen­ne­té active et exer­cice des droits sociaux, cultu­rels, envi­ron­ne­men­taux et éco­no­miques dans une pers­pec­tive d’émancipation indi­vi­duelle et col­lec­tive »d’une part et « Pers­pec­tive d’égalité et de pro­grès social en vue de construire une socié­té plus juste, plus démo­cra­tique et plus soli­daire » d’autre part.

On retrouve éga­le­ment, jusque dans les conte­nus et les méthodes pri­vi­lé­giés, des ouver­tures cri­tiques direc­te­ment issues de Mai 68 : « prise de conscience et connais­sance cri­tique des réa­li­tés de la socié­té, ”démo­cra­tie cultu­relle”, “sou­tien à de nou­velles asso­cia­tions qui portent des formes émer­gentes de contes­ta­tion sociale et de par­ti­ci­pa­tion citoyenne ».

Cepen­dant, une ana­lyse plus fine du Décret de 2003 révèle un cer­tain nombre de ten­sions tant sur les inten­tions que sur les moda­li­tés de mise en œuvre : intégration/émancipation — déve­lop­pe­ment individuel/projet col­lec­tif — démo­cra­ti­sa­tion de la culture/démocratie cultu­relle — public indéfini/public popu­laire — professionnalisation/militance — dépen­dance éco­no­mique associative/indépendance idéo­lo­gique asso­cia­tive — exigences/moyens — cen­tra­li­sa­tion institutionnelle/intervention de ter­rain — per­for­mance quantitative/pertinence qua­li­ta­tive — concur­rence entre associations/coopération — spé­cia­li­sa­tion des champs/transversalité

Ces ten­sions tra­ver­saient déjà, pour par­tie, l’histoire du mou­ve­ment d’Éducation ouvrière dans son ensemble… Elles reflètent l’exigence d’une action dont les moda­li­tés, tan­tôt com­plé­men­taires, tan­tôt anta­go­nistes ont été tour à tour pri­vi­lé­giées en fonc­tion des moyens humains et finan­ciers dis­po­nibles : action enga­gée tour­née vers l’émancipation (for­ma­tion mili­tante, théâtre ouvrier…) ou action sociale et cultu­relle d’intégration (alpha­bé­ti­sa­tion, édu­ca­tion à la san­té, occu­pa­tion des loisirs…)

Même si on peut légi­ti­me­ment dou­ter de la com­pa­ti­bi­li­té entre la dif­fu­sion et la valo­ri­sa­tion d’éléments de la culture domi­nante et la for­ma­tion d’une conscience de classe contes­ta­trice, c’est bien cette coexis­tence contra­dic­toire des dyna­miques de pro­mo­tion et de rup­ture qui est moteur de chan­ge­ment : « c’est l’unité dans la ten­sion des deux pôles qui carac­té­rise l’éducation popu­laire » (J‑P Nossent, L’histoire récente de l’Éducation per­ma­nente, Cahiers de l’Éducation per­ma­nente N°1, PAC Édi­tions, 1997).

Ce que l’on constate de plus en plus aujourd’hui dans l’action d’Éducation per­ma­nente de la Com­mu­nau­té fran­çaise, c’est un dés­équi­libre gran­dis­sant entre inté­gra­tion et éman­ci­pa­tion, au pro­fit de l’intégration.

Ain­si, lorsque le décret de 2003 aborde la ques­tion des publics, il pré­cise que les actions de par­ti­ci­pa­tion, d’éducation et de for­ma­tion citoyennes sont réa­li­sées « notam­ment avec des publics issus de milieux popu­laires” enten­dus comme “per­sonnes avec ou sans emploi qui sont por­teuses au maxi­mum d’un diplôme de l’enseignement secon­daire ou en situa­tion de pré­ca­ri­té sociale ou de grande pau­vre­té ». À moins de consi­dé­rer que l’ensemble des familles de tra­vailleurs avec ou sans emploi sont toutes en situa­tion de pré­ca­ri­té sociale, on ne peut que s’étonner d’une défi­ni­tion aus­si réduc­trice du peuple ne consi­dé­rant que sa frac­tion la plus fra­gi­li­sée. Ce flou entre­te­nu sur le public ne per­met pas de rendre compte des réa­li­tés des rap­ports de domi­na­tion, d’aliénation et d’exploitation.

Il reste que la concep­tion de l’Éducation per­ma­nente dans la Com­mu­nau­té fran­çaise se dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment de celle des Régions Wal­lonne et Bruxel­loise où d’ailleurs l’expression « édu­ca­tion tout au long de la vie » est sys­té­ma­ti­que­ment employée dans les décrets. Aus­si, en matière d’enseignement et de for­ma­tion, convien­dra-t-il essen­tiel­le­ment « d’opérationnaliser l’éducation et la for­ma­tion tout au long de la vie » en refon­dant notam­ment l’enseignement qua­li­fiant en lien avec les besoins du mar­ché du tra­vail. Les poli­tiques de cohé­sion sociale, de résorp­tion du chô­mage, de par­cours d’intégration, d’insertion sociale… ini­tiées ou sou­te­nues par la Région sont toutes sou­mises au même impé­ra­tif de ren­ta­bi­li­té immé­diate. Le chan­ge­ment social et l’émancipation par la culture sont ren­voyés à des acti­vi­tés dites d’Éducation per­ma­nente, consi­dé­rées comme mineures dans le dis­po­si­tif légal et lieux de socia­li­sa­tion des inadap­tés à la norme.

À la lumière des approches diver­gentes de la Com­mu­nau­té fran­çaise et des Régions, l’énumération des ten­sions enta­mée ci-avant peut être com­plé­tée : édu­ca­tion tout au long de la vie/éducation per­ma­nente – public contraint/public volon­taire — trans­mis­sion ciblée de savoirs et de savoir-fai­re/é­du­ca­tion per­ma­nente glo­bale — devoirs des usa­gers clients/droits des citoyens — tra­vail à court terme avec obli­ga­tion de résultat/travail à long terme de conscientisation.

De manière plus glo­bale, la ques­tion qui se dégage de cette ten­dance et qui fait l’objet d’un col­loque orga­ni­sé par Peuple et Culture c’est de savoir s’il est-il réel­le­ment pos­sible de fon­der la démo­cra­tie sur la seule employa­bi­li­té sans déve­lop­per, chez les citoyens, une prise de conscience et une connais­sance cri­tique des réa­li­tés de la socié­té, des capa­ci­tés d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation, des atti­tudes de res­pon­sa­bi­li­té et de par­ti­ci­pa­tion active à la vie sociale, éco­no­mique, cultu­relle et politique.

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