La notion de prolétaire — l’ouvrier de la grande industrie du 19e siècle, exploité, aliéné et en lutte contre les capitalistes- est-elle devenue anachronique en raison d’un travail globalement moins éprouvant qu’à l’époque de Karl Marx ?
Il est important de faire une distinction entre les conditions sociales du travail et le concept de classe sociale tel que Marx l’entendait. Nous pouvons bien entendu avoir une analyse sociologique de la condition ouvrière, ou du prolétariat si vous préférez. Mais celle-ci n’est pas ce qui définit conceptuellement l’idée du prolétariat tel que l’entendait Marx dans son analyse historique. Celle-ci se fonde essentiellement sur l’idée qu’un système économique engendre nécessairement certains rapports sociaux entre différentes classes. Le prolétariat est dès lors la classe qui doit vendre son travail de manière à pouvoir avoir accès à un revenu et dont une partie de la richesse produite est appropriée par le capitaliste. Il appelle cela « l’exploitation ». Celle-ci n’a cependant rien à voir avec la « domination ». Le fait d’être exploité n’a rien à voir avec la manière dont on est traité. L’ouvrier du 19e siècle était certes plus « dominé » que celui d’aujourd’hui, mais ils restent tous deux « exploités ». En témoigne l’impressionnante explosion des inégalités au cours des 20 dernières années. La richesse produite augmente, mais elle est de moins en moins bien répartie. De ce point de vue, ces conditions de travail importent peu à la définition en tant que telle.
En ce sens, oui, le « prolétariat » existe toujours. Loin de disparaitre, il devient un acteur central au niveau mondial. N’oublions tout de même pas qu’en dehors de nos frontières, la première classe sociale, c’est les paysans ! La prise des villes par la campagne a encore de beaux jours devant elle ! Plus sérieusement, si l’on regarde au niveau mondial, l’industrie se développe et nombre d’emplois dans les « services » n’en sont pas moins des emplois de salariés. En ce sens, le salariat n’a jamais été aussi central qu’aujourd’hui. Ce qui a profondément changé, du moins dans nos sociétés, c’est la condition ouvrière ainsi que les formes du travail. C’est un fait indéniable qui a bien entendu des implications politiques et stratégiques très importantes.
Pour Karl Marx, prolétaire est synonyme de travailleur salarié. Or, depuis quelques décennies, on connait un chômage de masse. Comment cela a‑t-il fait évoluer la notion de prolétaire ?
Vous avez raison de souligner l’importance du chômage de masse imposé au salariat. C’est en effet l’une des transformations les plus importantes des 40 dernières années. La principale différence de ce chômage avec celui de la crise de 1929, par exemple, est que ses effets ont été particulièrement concentrés sur une faction spécifique du salariat. Autrement dit, à un même niveau de chômage peuvent correspondre des situations très différentes. On peut en effet avoir une société avec 10 % de chômage où toute la population a de régulières et courtes périodes de chômage, ou bien une société où seul un petit groupe est au chômage sur de très longues périodes et où le reste de la population est relativement épargné. Contrairement à ce qu’on peut souvent lire, c’est plutôt la deuxième situation à laquelle nous avons été confrontés. Loin de la « société du risque » popularisée par Ulrich Beck, le risque de chômage a été de plus en plus inégalement réparti.
Cette situation a eu des effets politiques profonds et durables sur les classes populaires. En effet, elle va profondément modifier ce qui fondait la vision populaire du monde, cette division entre « eux » (les patrons) / « nous » (les ouvriers), si bien étudiée par le sociologue anglais Richard Hoggart. Enracinée dans l’expérience quotidienne du monde ouvrier, cette vision permettait, avant même toute pratique politique, la solidarité culturelle des classes populaires fondant alors l’efficacité du discours politique de la gauche. La déstructuration des environnements populaires a alors considérablement déstabilisé cette solidarité en rajoutant un « eux » en dessous de « nous ». Une partie des couches populaires ayant ainsi le sentiment que les « eux » d’en haut ne font rien contre les abus des « eux » d’en bas. Dans Le monde privé des ouvriers, Oliver Schwartz écrira qu’« on a ici un type de conscience populaire qui (…) est tourné à la fois contre les plus hauts et contre les plus bas ». Cette structure correspond partiellement au nouveau profil que le FN français cherche à se donner pour conquérir le vote des classes populaires. Il semble ainsi s’opposer au « système », à ses « élites » et à « l’argent roi » tout en attaquant également cet autre « eux » que constituent les chômeurs, immigrés, sans-papiers, peuplant les rangs de l’« assistanat ».
Remarquez que c’est également le profil qu’adopte quelqu’un comme Donald Trump : contre l’establishment et contre les factions déqualifiés du salariat (illégaux, minorités, etc.). Cette séparation ne doit cependant pas nous aveugler sur le fait que la logique politique que devrait défendre la gauche n’est précisément pas celle qui renforce cette dynamique (défendant, au contraire, les minorités contre les « blancs privilégiés »), mais qui au contraire la dépasse. Qui cherche non plus à opposer chômeurs et actifs, mais les organiser conjointement afin de résister à la concurrence vers le bas à laquelle on les pousse à entrer. Aussi, dès le début de l’industrialisation, Marx remarquait qu’une étape décisive dans le développement de la lutte sociale réside notamment dans le moment où les travailleurs « découvrent que l’intensité de la concurrence qu’ils se font les uns aux autres dépend entièrement de la pression exercée par les surnuméraires » afin de s’unir pour « organiser l’entente et l’action commune entre les occupés et les non-occupés ».
Les précaires sont-ils les nouveaux prolétaires ? Les termes de son champ lexical (« précariat » et « précarité ») sont-ils utiles pour décrire les réalités sociales et organiser la lutte ?
Pour commencer, je pense qu’il faut en partie démystifier l’abondante littérature sur le précariat. Le processus de précarisation, d’intensification de l’exploitation, de destruction des protections sociales n’est pas la base d’une nouvelle classe sociale mais le processus spontané du capitalisme. Les ouvriers du 19e siècle étaient bien entendu des précaires. Lisez Zola. Personne n’a pourtant dit à l’époque qu’ils n’étaient donc plus des ouvriers ! Ça n’a pas de sens. Le développement de la précarité (dans le contrat de travail, en termes de revenus, dans l’accès à des biens fondamentaux…) n’est rien de moins que l’effet de la dérégulation du marché du travail et de la remarchandisation de la santé, l’éducation, etc. Au sortir de la guerre, la construction de l’État social, l’institutionnalisation des systèmes d’assurance dans la Sécurité sociale ainsi que l’organisation du droit du travail ont constitué le point de départ d’un large processus de « démarchandisation ». En effet, pour offrir des droits sociaux collectifs, il est nécessaire de séparer l’accès à certains biens de l’accès des individus au marché. On assiste donc à la création d’un régime légal dans lequel la sécurité ne dépend plus exclusivement de l’accès à la propriété. Cette dynamique a été un élément fondamental de la formation de la classe ouvrière comme acteur politique. En ce sens, le retour du marché dans la relation salariale n’est pas le départ d’une « nouvelle classe » mais plutôt un retour en arrière malgré les caractéristiques spécifiques qu’il peut prendre aujourd’hui.De ce point de vue, je ne vois pas de raison empirique sérieuse de faire des précaires une « nouvelle classe » qui bouleverserait les configurations précédentes et les revendications traditionnelles de la gauche.
L’enjeu qu’ouvre cette question renvoie plus spécifiquement aux modes d’actions et d’organisation qu’il faut développer afin de résister à cette dynamique. Comment organise-t-on les chauffeurs d’Uber ? Comment crée-t-on un syndicat dans des secteurs où il est difficile de se retrouver ? Ce sont ces questions plus organisationnelles que conceptuelles qui se posent à nous aujourd’hui. À ce titre, reconstruire le mouvement syndical constitue une priorité fondamentale pour le mouvement social américain. Il n’est pas question ici de « dépasser » ces « vieilleries », mais, au contraire, de renouer avec les institutions et les organisations qui ont constitué la force du mouvement social durant des décennies. Eu égard aux nouvelles formes d’organisation du travail, cela demande bien entendu des efforts considérables mais absolument nécessaires. Les choses bougent cependant. Aux États-Unis, où ce phénomène est particulièrement visible, on voit aujourd’hui de plus en plus les travailleurs des fast-foods s’organiser de manière très efficace pour le salaire minimum à 15 $. Ils ont considérablement transformé les lignes du débat par de nombreuses grèves, manifestations et actions. Au point qu’aujourd’hui, même Hillary Clinton, sous pression de ce mouvement et de la campagne de Sanders, s’est déclarée favorable à un tel salaire minimum.
Depuis la fin des années 1970, la question de l’exclusion a pris une importance croissante. Elle est souvent, pour parler en termes marxistes, associée aux « lumpen prolétaires ». Que penser de ce déplacement dans les luttes politiques ?
La question de la place des « lumpen prolétaires » est effectivement particulièrement présente depuis le milieu des années 1970. Elle a été particulièrement centrale pour des mouvements issus de Mai 68. La crise aurait déplacé la focale vers les marges du salariat mettant à l’avant-plan exclus, prisonniers, malades mentaux, délinquants, anormaux, minorités sexuelles… Cette dynamique a permis d’importantes victoires tant politiques que symboliques sur les conditions de toutes ces luttes dites parfois « minoritaires ». Elle a permis de mettre à jour toute une gamme de dominations qui étaient ignorées jusque-là. Cependant, un des principaux problèmes est qu’elles ont été conceptualisées, de manière croissante, en opposition aux questions liées à l’exploitation et aux inégalités. Cela annonçait notamment l’hégémonie qu’allait opérer le concept « d’exclusion » sur les sciences sociales à partir des années 1990. Cette transition va cependant progressivement accompagner une lecture plus « morale » des problèmes sociaux et la substitution d’une focalisation sur la « lutte des classes » à une conception plus articulée dans les « droits de l’homme ». C’est à la même époque que se développent de manière très rapide nombre d’associations, ONG, et mouvements humanitaires et caritatifs pour aider les plus « démunis ». Comme le remarquera le sociologue Didier Fassin dans La raison humanitaire : « les inégalités s’effacent au profit de l’exclusion, la domination se transforme en malheur, l’injustice se dit dans les mots de la souffrance, la violence s’exprime en termes de traumatisme. Si l’ancien lexique de la critique sociale n’a bien sûr pas entièrement disparu, le nouveau vocabulaire des sentiments moraux tend à le recouvrir selon un processus de sédimentation sémantique dont les conséquences sont perceptibles sur les politiques publiques comme sur les actions privées ».
Plus généralement, le problème n’est donc plus tellement l’inégalité elle-même, au travers de l’exploitation, que la manière dont elle se répartit dans la société (certains en sont plus protégés que d’autres). Cependant, une société dans laquelle tout le monde serait exposé de manière égale à cette inégalité ne serait pas beaucoup moins enviable que celle – qui existe réellement – où une fraction (composée de relativement plus de femmes, d’immigrés…) la subit de manière radicalement disproportionnée. En effet, si le chômage n’était pas concentré sur une fraction spécifique de la population, mais réparti de manière plus aléatoire, le salariat serait certes moins fragmenté autour de différentes identités, mais le niveau global du chômage et de l’inégalité ne diminuerait pas substantiellement. En d’autres termes, notre but n’est pas d’avoir plus de « blancs » précaires (pour rétablir « l’équilibre ») mais d’améliorer le statut des précaires. De ce point de vue, indépendamment de l’évolution sociale depuis les années 1970, c’est la logique même de l’argument qui pose problème. En effet, quand bien même la société post-industrielle serait radicalement différente de la précédente, il n’en reste pas moins que la focalisation sur les « exclus » porte sur la répartition de l’inégalité plus que sur l’inégalité elle-même. Le changement social des années 1970 s’accompagne donc d’un changement non seulement de la critique sociale, mais également de sa portée. Cela explique une part du paradoxe selon lequel nous vivons désormais dans une société beaucoup plus diverse, égalitaire en termes de genre ou d’ethnie mais aussi, dans laquelle, sur la même période, les inégalités socioéconomiques ont augmenté. Il est dès lors temps de renouer avec un programme social axant ses objectifs sur l’attribution de droits sociaux universels afin de réduire l’emprise du marché sur nos sociétés.