L’appel direct du peuple, le rejet des étrangers et des migrants, la défense de l’identité nationale, se retrouvent-ils dans l’idéologie du populisme actuel ?
Le mot même de « populisme » ne va pas de soi. C’est un mot contesté, discutable et même critiqué en science politique. À titre personnel, c’est un mot que je n’emploie pas sans guillemets et que j’utilise le moins possible. Je préfère parler, en ce qui concerne l’Europe actuelle, de tournant autoritaire des démocraties, de nationalisme ou de fascisation éventuelle. Le mot de « populisme » est en effet souvent chargé d’un mépris pour le peuple.
Il y a au fond deux grandes manières de comprendre le terme. Soit on en parle de manière critique et engagée, comme vous le faites : derrière le terme de « populisme » vous placez l’extrême-droite et des fractions de la droite conservatrice. Mais dans l’Histoire, celles et ceux qui ont employé le mot de « populisme » pour définir leur propre horizon politique n’ont pas toujours été d’extrême-droite. En Amérique latine, où le mot n’a pas le même sens, les populistes étaient souvent de gauche. En Russie au 19e siècle, les populistes contre lesquels les bolchéviques se sont finalement battus, tout en ayant été inspirés par eux, n’étaient certainement pas d’extrême-droite. Il n’y a pas d’unité idéologique derrière le terme de « populisme » pris dans sa diversité historique et géographique. Tous ceux qui ont travaillé sur cette notion ont cherché le dénominateur commun des « populistes » mais ils ne l’ont pas trouvé. Voici donc la première raison pour laquelle je n’emploie pas ce mot : il est trop polysémique et idéologiquement flou. S’il s’agit, avec cette notion de « populisme », de dénoncer l’extrême-droite ou la diffusion de ses idées dans d’autres partis, pourquoi ne pas tout simplement employer alors les termes d’« extrême-droite », ou de « droitisation », de « radicalisation droitière » ? Ou bien de parler plus directement de racisme ou de xénophobie ?
Il existe aussi aujourd’hui un usage public, plus large du mot de « populisme » avec lequel une partie de la presse entend disqualifier aussi bien l’extrême-droite qu’une partie de la gauche. En France, beaucoup de journalistes ou d’universitaires, écrivent par exemple que Jean-Luc Mélenchon est « populiste ». L’idée sous-jacente est que des leaders et des forces politiques font appel dans leurs discours à une figure du peuple, opposée aux élites, mais sans caractères bien précis de ce que serait ce « peuple ». Pour l’extrême-droite, sa définition sera sans doute strictement nationale. Pour les forces populistes qualifiées de « gauche », l’image du peuple reste floue. Ici, le terme de « populisme » inclut une contestation large des partis les plus légitimes. Au fond, pour le discours dominant, certains leaders politiques d’extrême-gauche comme d’extrême-droite seraient capables de tromper le peuple dont les membres ne seraient pas assez intelligents pour distinguer le vrai du faux, les appels au fascisme des appels à la raison, etc. Derrière cette dénonciation du populisme, il y a donc souvent le présupposé élitiste ou intellectualiste implicite d’une forme d’incapacité, d’insuffisance politique du peuple qui serait gouverné avant tout, dans ses orientations idéologiques, par les passions : un peuple illusionné, aliéné politiquement par des leaders charismatiques et stratèges, que ces derniers soient de droite ou de gauche, etc. Derrière l’usage contemporain de la catégorie de « populisme » dans nos pays, apparaît ainsi le préjugé suivant lequel le peuple n’est pas capable sur le plan politique.
Dans le numéro de la revue Critique que j’ai co-dirigé en 2012 (avec Pierre Birnbaum et Philippe Roger) sur la question du populisme, la linguiste Marie-Anne Paveau a étudié précisément les usages actuels du mot en France. Elle montrait justement que le mot « populisme » est toujours un opérateur d’illégitimation, autrement dit une manière de rendre illégitimes certaines opinions politiques. Je ne parle pas de « populisme » pour cette raison-là : la catégorie est trop chargée de ce mépris des élites contre le peuple, d’une forme d’élitisme impulsif et souvent inconscient.
Maintenant, si en parlant de « populisme » dans les démocraties actuelles, vous voulez en réalité aborder la montée aisément observable du racisme ou du rejet de l’étranger, cela pose d’autres questions. Une idéologie populiste, comprise dans ce contexte, cela renvoie certainement à la projection d’une image disons homogène et unifiée de ce qu’est ou doit être le peuple : à la limite, c’est une représentation du peuple comme étant indivisible, le fantasme d’un peuple au sein duquel il n’y aurait pas de frontières internes, par exemple pas de divisions de classes, de conflits entre les générations, pas de tensions entre les hommes et les femmes, entre les territoires, entre les langues, etc. Or une telle réalité sociale ou politique n’existe pas et n’a jamais existé. Cette projection fantasmatique d’un peuple totalement réconcilié avec lui-même constitue probablement le fond imaginaire de tout populisme et il pourrait justifier qu’on définisse le terme à partir de lui et qu’on l’emploie à cette seule condition. C’est la philosophie ordinaire, spontanée, implicite des leaders et des mouvements « populistes », si l’on tient à garder cette catégorie, même si, personnellement, comme je l’ai déjà souligné, je les appellerais plutôt « fascisants ». On voit bien, en tout état de cause, comment ce fantasme-là peut s’accorder, une fois qu’il est articulé à l’idée que le peuple n’est rien d’autre que la nation, à un rejet de l’étranger, c’est-à-dire de la différence d’origine géographique. Tout élément d’altérité est en effet incompréhensible dès lors qu’on adopte une représentation du peuple comme entité homogène et sans divisions internes.
Le mot « peuple » désigne en effet deux choses dans l’Histoire et en politique : une totalité, la totalité de la société, la population ; mais aussi une partie de la société, les classes populaires. L’opération des « populistes » est au fond de mélanger ces deux significations, de ne jamais préciser ce qu’ils mettent derrière le mot « peuple ». Il faut que le mot de « peuple » reste le plus indéfini possible, sociologiquement par exemple, pour que le « populisme » fonctionne politiquement en jouant d’une multitude d’identifications possibles. Ce qui fait que des individus qui ne font pas partie des classes populaires peuvent être conduits à voter pour des partis « populistes » mais aussi que des membres des classes populaires finissent par s’identifier au peuple-nation alors même qu’ils entendent d’abord, derrière le discours populiste, un propos sur leurs conditions sociales.
Une fois que ces constats ont été faits, restent des questions stratégiques, en particulier pour les forces de gauche. Peuvent-elles, doivent-elles abandonner ce mot de peuple parce qu’il est, comme je viens de le souligner, ambigu ? Beaucoup d’intellectuels et de mouvements appartenant à ce camp ont pensé le contraire dans les dernières décennies et les dernières années. Outre Jean-Luc Mélenchon, qui accepte positivement la catégorie, le mouvement Podemos, en Espagne, peut aussi se revendiquer d’un certain populisme. Et en Amérique latine, la tradition ancienne du péronisme a donné lieu à un héritage théorique et politique favorable à la réappropriation du mot « peuple » afin que celui-ci ne soit pas laissé à l’extrême-droite. Faut-il créer des mouvements populistes de gauche ? Ou bien au contraire faut-il, pour décrire la conflictualité sociale et politique, abandonner le « populisme » et choisir d’autres définitions de soi, d’autres appuis dans le vocabulaire social et politique ? Sur ce point stratégique, je crois qu’il existe une ligne de fracture à l’heure actuelle parmi les forces de gauche.
On peut donc imaginer un populisme non nationaliste, non xénophobe. Lorsque Podemos ou certains mouvements latino-américains revendiquent positivement le populisme, cela ne passe pas par un rejet de l’étranger. Ils défendent le peuple contre les élites, les puissants, l’oligarchie, ce que les Espagnols de Podemos appellent « la Caste ». On peut penser que ce type de problématisation politique est simpliste ou, au contraire, efficace. Il reste que l’extrême-droite fait autre chose : elle mélange le nationalisme à l’appel au peuple. C’est précisément cette équation-là (populisme + nationalisme) qui entraîne le rejet des étrangers et des migrants. Il faut que ces deux éléments soient réunis.
Ces crises identitaires actuelles ne se résument-elles pas finalement à des crises économiques ?
J’imagine que vous appelez « crises identitaires » ces réactions nationalistes qui traversent plusieurs sociétés occidentales à l’heure actuelle, cette interrogation politiquement très présente dans l’espace politique autour des identités nationales. C’est une tendance idéologique que l’on peut observer à l’heure actuelle en Europe mais aussi aux États-Unis avec la campagne présidentielle de Donald Trump qui est xénophobe, raciste et anti-migratoire. Dans le même mouvement, nous sommes entré, depuis plusieurs années, dans une époque où beaucoup de pays connaissent des tournants autoritaires, la mise en place d’Etats d’urgence, la présence de plus en plus importante des discours nationalistes ou xénophobes, une fermeture relative des frontières. Phénomènes qu’on observe par exemple en Turquie, en Russie, en Hongrie ou au Japon. Il y a une tendance lourde aux montées des extrêmes-droites sur le plan électoral et à celles des montées des régimes autoritaires fermant les frontières, renforçant leur appareil policier, et attisant les passions nationales. Ce n’est donc pas qu’un tournant dans la vieille Europe, cette ascension des populismes ou des nationalismes xénophobes couplée avec des durcissements des régimes institutionnels, c’est un phénomène international, même s’il n’a pas le même degré partout.