Entretien avec Olivier Bonfond (1/2)

Pourquoi j’ai tué TINA

Tchantchès donne un coup de boule au G8, Liège, juillet 2008. Photo : Olivier Bonfond.

« Vous cri­ti­quez, mais qu’est-ce que vous pro­po­sez alors ? » est peut-être la ques­tion la plus enten­due par les mili­tants pro­gres­sistes après une tirade anti­ca­pi­ta­liste. À cette ques­tion, Oli­vier Bon­fond répon­drait sans doute : « tuer TINA ». TINA c’est l’acronyme de la célèbre expres­sion de Mar­ga­ret That­cher « There is no alter­na­tive », sui­vant laquelle il n’y aurait pas d’autre hori­zon pos­sible que le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé. Dans un livre enthou­sias­mant, l’économiste et mili­tant lié­geois regroupe, arti­cule et déve­loppe tout un arse­nal de pro­po­si­tions pour enfin assas­si­ner le néo­li­bé­ra­lisme dans les têtes.

Impli­qué de longue date dans la ques­tion des dettes illé­gales et illé­gi­times, cher­cheur de ter­rain asso­cié au CEPAG (Centre d’éducation popu­laire André Genot) et au CADTM (Comi­té pour l’abolition des dettes illé­gi­times) Oli­vier Bon­fond est éco­no­miste et mili­tant alter­mon­dia­liste. Il est aus­si le créa­teur de bonnes-nouvelles.be, site inter­net qui met en avant les vic­toires sociales et poli­tiques, et qui nous rap­pelle que oui, les chan­ge­ments sont pos­sibles et que les luttes peuvent fonc­tion­ner. Aujourd’hui, il publie « Il faut tuer TINA », un ouvrage qui pro­pose en 500 pages pas moins de « 200 pro­po­si­tions pour rompre avec le fata­lisme et chan­ger le monde ». Construit en quinze cha­pitres qui cor­res­pondent à autant de thé­ma­tiques, le livre expose de mul­tiples alter­na­tives pos­sibles et exem­plaires. On part d’un état des lieux, des stra­té­gies gagnantes, des objec­tifs sou­hai­tables pour une alter­na­tive non capi­ta­liste pour ensuite pas­ser à des thé­ma­tiques défi­nies telles que la dette, l’économie, la finance, les inéga­li­tés, l’agriculture, l’écologie, les inéga­li­tés, les médias, la culture, le fémi­nisme ou encore les droits sociaux qu’il décline en un ensemble de mesures dési­rables et concrètes. Puis­sant remède au fata­lisme, ce livre nous rap­pelle ou nous apprend ce qui a mar­ché, ce qui marche encore, et ce qui pour­rait fonc­tion­ner chez nous ou ailleurs pour chan­ger la vie, en mieux.

Pourquoi faut-il tuer TINA, tuer le « There is no alternative » ?

Aujourd’hui, on voit bien que la direc­tion qui est prise est fatale pour l’Humanité et pour les éco­sys­tèmes. Elle nous mène vers l’abime ou la bar­ba­rie. Nous avons l’obligation de trou­ver une autre voie que celle qui est prise aujourd’hui. C’est pour cela que je dis qu’il faut tuer TINA, qu’il faut rompre avec le fatalisme.

Des mil­lions de gens sont indi­gnés par la situa­tion. Ils voient bien que cela va de plus en plus mal et ils aime­raient pen­ser un autre monde, mais ça reste flou. Or, il ne suf­fit pas d’être dégoû­té pour se mettre en mou­ve­ment. En effet, l’indignation et la colère ne suf­fisent pas à por­ter un mou­ve­ment de trans­for­ma­tion sociale. Comme l’indique Fré­dé­ric Lor­don, il manque un élé­ment : « le vrai car­bu­rant de la trans­for­ma­tion, c’est l’espoir » !

Au sein du mou­ve­ment alter­mon­dia­liste, j’ai consta­té qu’on pas­sait sou­vent beau­coup plus de temps à cri­ti­quer le sys­tème plu­tôt qu’à éla­bo­rer et débattre des alter­na­tives. Bien sûr, l’analyse cri­tique est très impor­tante, car c’est à par­tir d’un bon diag­nos­tic qu’on peut faire de bonnes pro­po­si­tions. Mais, je pense qu’on réserve trop peu de place aux alter­na­tives pos­sibles. Je me suis donc lan­cé dans l’écriture de ce livre qui m’a pris quelques années — pré­ci­sé­ment sept ans — pour mettre en évi­dence des pers­pec­tives claires et des pro­po­si­tions cré­dibles et concrètes qui pour­raient être mises en œuvre immé­dia­te­ment avec de la volon­té politique.

C’est un mode d’emploi, une sorte de manuel pour penser d’autres mondes ?

Je ne le vois pas comme un manuel parce que je ne pré­sente pas une solu­tion miracle. C’est d’ailleurs l’un des pièges à évi­ter que je pointe dans mon livre. On ne peut pas d’un côté, repro­cher au FMI ou d’autres ins­ti­tu­tions néo­li­bé­rales d’imposer les mêmes mesures d’austérité par­tout dans le monde et, de l’autre côté, affir­mer nous aus­si qu’il n’y aurait qu’un seul modèle alter­na­tif. Ce n’est donc pas un manuel, mais un ensemble de pro­po­si­tions. Mais ce n’est pas non plus une liste de super­mar­ché. Nous avons essayé de les orga­ni­ser dans un ensemble cohé­rent et de les arti­cu­ler entre elles pour pro­po­ser une logique et un modèle alter­na­tif cohérent.

Je pré­cise tout de même, dans le cha­pitre 4, que ce modèle devra néces­sai­re­ment être non capi­ta­liste. C’est-à-dire que la recherche du pro­fit, la crois­sance éco­no­mique, la concur­rence, la com­pé­ti­tion, la com­pé­ti­ti­vi­té ne pour­ront plus être à la base des modèles à construire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus du tout de concur­rence, d’entreprises ren­tables, etc., mais qu’il faut que d’autres prin­cipes pré­sident au fonc­tion­ne­ment des socié­tés humaines.

Comment combattre et déconstruire une pensée dogmatique comme l’idéologie néolibérale, souvent basée sur la croyance (en la toute puissance de l’initiative privée, de l’austérité, du libre-échange, de la croissance etc.) ? Comment développer chez chacun des capacités d’autodéfense intellectuelle comme vous les nommez ?

Je pense que la ques­tion des exemples concrets joue un rôle fon­da­men­tal à ce niveau-là. Ils montrent qu’on peut faire autre­ment et que cela peut mar­cher. Par exemple, face à l’idée sou­vent res­sas­sée dans les médias que toute mesure pro­gres­siste s’attaquant aux inté­rêts des grandes entre­prises va faire fuir ces der­nières, il est utile de rap­pe­ler l’exemple de la Boli­vie. En 2006, le pré­sident Evo Morales a déci­dé de faire pas­ser le taux de taxa­tion des mul­ti­na­tio­nales exploi­tant le gaz boli­vien de 12 à 80 %. Mal­gré les affir­ma­tions, relayées par les médias domi­nants, selon les­quelles les entre­prises allaient par­tir et que l’économie allait s’effondrer, il n’en fut rien. Les entre­prises sont res­tées là, sont res­tées ren­tables, et paient les 80 % de taxes deman­dées. Grâce à cette mesure, l’État boli­vien a pu mul­ti­plier par 10 ses inves­tis­se­ments publics entre 2005 et 2013, notam­ment dans des sec­teurs pro­duc­tifs tels que le lithium, la pétro­chi­mie et le fer, mais aus­si dans le social, avec des résul­tats socioé­co­no­miques très posi­tifs. En huit ans, il a éga­le­ment pu éra­di­quer l’analphabétisme, réduire très for­te­ment la pau­vre­té et l’extrême pau­vre­té, faire bais­ser for­te­ment le taux de chô­mage (5,5 % en 2012), aug­men­ter le salaire mini­mum de 88 %, ren­for­cer le sys­tème de retraite, etc.

Autre exemple : le Glass-Stea­gall Act impo­sé par Roo­se­velt en 1933 a don­né des résul­tats très posi­tifs. Cette mesure, impo­sant une sépa­ra­tion rapide entre les banques de dépôt et les banques d’affaires, sous peine de pour­suites pénales, n’a pas du tout fait plai­sir aux banques. Elles ont pré­ten­du qu’elles allaient faire faillite… et puis elles ont cloi­son­né leurs acti­vi­tés et res­pec­té la loi, par peur des sanc­tions. Et pen­dant presque 35 ans, il n’y a qua­si­ment plus eu aucune crise bancaire…

Vous mettez aussi en avant les pièges de départ à éviter comme celui de rester englué dans le fatalisme, de proposer une solution miracle, ou d’abandonner dès les premières difficultés. Pourquoi ces rappels ?

Des mil­lions de per­sonnes sont indi­gnées, aime­raient réel­le­ment faire quelque chose, mais fina­le­ment, décident, pour dif­fé­rentes rai­sons, de ne pas se mettre en action. J’ai donc essayé de don­ner quelques clés de base, notam­ment sur base de mon expé­rience mili­tante, de don­ner l’envie de se lan­cer dans la bataille du chan­ge­ment avec cou­rage, séré­ni­té et humilité.

Par exemple, il faut sou­vent com­men­cer par écar­ter l’idée qu’on vou­drait créer une sorte de para­dis ter­restre, un monde par­fait, sans aucun drame humain. Les gens auront tou­jours des pro­blèmes sociaux, psy­cho­lo­giques, il y aura tou­jours des poches d’inégalités, etc. Mais réduire radi­ca­le­ment les inéga­li­tés, éra­di­quer la faim dans le monde, trans­for­mer le modèle éner­gé­tique, voi­là des objec­tifs à la fois ambi­tieux et par­fai­te­ment réalisables.

Il est aus­si néces­saire de mon­trer que des grands pas en avant sont pos­sibles, qu’il ne faut pas attendre for­cé­ment long­temps comme on essaye de nous le mettre dans la tête à coup de « vous com­pre­nez, il faut être patient, les choses avancent petit à petit ». Il y a des pos­si­bi­li­tés que cela aille beau­coup plus vite qu’on ne le dit, comme l’exemple boli­vien que je viens de donner.

Sous quelles conditions des grands pas comme celui-ci sont-ils possibles ?

Cela se pro­duit lorsque que les popu­la­tions sont convain­cues, conscien­ti­sés et mobi­li­sées autour de ques­tions majeures, qu’il y a une volon­té poli­tique réelle et que cette volon­té s’appuie sur la mobi­li­sa­tion popu­laire afin de mettre en place des mesures fortes, des mesures radi­cales – c’est-à-dire s’attaquant à la racine du pro­blème — qui visent à favo­ri­ser les inté­rêts de l’immense majo­ri­té de la popu­la­tion, même si cela implique une confron­ta­tion avec les puis­sances éco­no­miques et finan­cières Quand ces trois élé­ments sont réunis (mesures fortes, volon­té poli­tique et mobi­li­sa­tion popu­laire), le visage d’un pays ou d’une région, peut chan­ger radi­ca­le­ment en quelques années.

Vous indiquez dans votre chapitre sur la finance qu’un audit de la dette permettrait d’annuler une grande partie de celle-ci. Est-ce qu’une annulation constitue la condition sine qua non pour pouvoir mener une politique progressiste ?

Si ce n’est pas une condi­tion sine qua non, c’est en tout cas est un élé­ment fon­da­men­tal de l’alternative. On peut dif­fi­ci­le­ment rompre avec la logique néo­li­bé­rale et mettre en place des poli­tiques pro­gres­sistes si on ne se libère pas du joug de la dette, consti­tuant un outil de domi­na­tion. Mais l’annulation de la dette n’est pas une solu­tion miracle, il faut la com­bi­ner avec d’autres mesures comme le contrôle des mou­ve­ments de capi­taux, la socia­li­sa­tion du sec­teur finan­cier et d’autres sec­teurs stra­té­giques, la réforme de la fis­ca­li­té, des plans d’investissement très ambi­tieux pour la tran­si­tion éco­lo­gique ou encore des réformes démo­cra­tiques en pro­fon­deur pour sor­tir de la cari­ca­ture de démo­cra­tie dans laquelle nous sommes. La ques­tion démo­cra­tique est d’ailleurs un des plus gros cha­pitres de mon livre, il com­porte 26 mesures pour avan­cer vers une démo­cra­tie réelle.

Et puis, il faut bien sûr créer les condi­tions pour s’engager dans une mobi­li­sa­tion popu­laire, pour pous­ser les gens à s’impliquer et à prendre leur des­tin en main. L’Histoire nous l’apprend : la plu­part des mesures pro­gres­sistes qui ont été déci­dées n’émanent pas de diri­geants poli­tiques qui avaient eu de bonnes idées, mais elles ont été le fruit de luttes sociales, de pres­sions popu­laires, de reven­di­ca­tions fortes qui ont pous­sés des gou­ver­ne­ments à aller dans telle ou telle direc­tion. Là-des­sus, je pense qu’on peut aus­si res­ter posi­tif. Si la direc­tion prise est pour l’instant mau­vaise, et que les idées racistes et xéno­phobes sont en train de mon­ter en rai­son de la crise, on observe tout de même un réveil des peuples.

Comment s’exprime ce réveil des peuples ?

On peut citer des exemples très récents comme la Rou­ma­nie où, face au vote d’une loi visant à rendre plus dif­fi­cile la lutte contre la cor­rup­tion, le peuple s’est mobi­li­sé comme jamais et a fait recu­ler le gou­ver­ne­ment en six jours. On peut aus­si don­ner l’exemple de l’Islande : en avril 2016, les mani­fes­ta­tions du peuple islan­dais ont for­cé le Pre­mier ministre Sig­mun­dur David Gunn­laug­sson à démis­sion­ner, après des révé­la­tions sur son impli­ca­tion dans le scan­dale des Pana­ma papers. Ou encore celui de la Pologne qui vou­lait reve­nir sur le droit à l’avortement. Les Polo­naises se sont mises en mou­ve­ment et ont fait recu­ler le gou­ver­ne­ment en une semaine !

Vous avez consacré tout un chapitre à la culture que vous envisagez comme un outil de résistance et de transformation sociale. Qu’est-ce que vous entendez exactement par là ?

Com­men­çons par rap­pe­ler que la culture est beau­coup plus large que l’art avec lequel on la confond sou­vent. La culture, c’est l’ensemble des outils édu­ca­tifs, sociaux, poli­tiques et idéo­lo­giques, qui par­ti­cipent à la construc­tion de notre iden­ti­té et de notre com­pré­hen­sion du monde. Ain­si, l’école, l’éducation popu­laire, les arts (ciné­ma, théâtre, pein­ture, lit­té­ra­ture, musique…) mais aus­si les modes de vie, les médias et la démo­cra­tie sont pour moi des élé­ments qui font par­tie de la culture.

Pre­nons l’école. S’il y a des choses posi­tives dans le sys­tème édu­ca­tif actuel, on peut cepen­dant consta­ter que l’école sert essen­tiel­le­ment à habi­tuer nos enfants à la sou­mis­sion et à les adap­ter aux modes de fonc­tion­ne­ment et aux valeurs du sys­tème capi­ta­liste. Il faut donc rompre radi­ca­le­ment avec cette vision étroite et construire une école qui soit un levier de trans­for­ma­tion de la socié­té. Il faut essayer de pen­ser l’école pour qu’elle devienne à la fois un outil d’intégration — il ne faut pas oublier que les citoyens doivent quand même pou­voir vivre dans la socié­té dans laquelle ils évo­luent — et en même temps un outil de rébel­lion, de refus de l’acceptation du système.

Le sys­tème édu­ca­tif dans son ensemble (ensei­gne­ment pri­maire, secon­daire, supé­rieur, de pro­mo­tion sociale, mais aus­si l’éducation popu­laire et la recherche fon­da­men­tale et appli­quée) devrait s’envisager d’abord à par­tir d’une ques­tion simple : de quoi notre socié­té a‑t-elle besoin pour avan­cer vers l’émancipation sociale sans détruire la pla­nète ? Le conte­nu et la péda­go­gie édu­ca­tive devraient se construire à par­tir des réponses que l’on donne à cette ques­tion. Veillons cepen­dant à ne pas rem­pla­cer une vision uti­li­ta­riste de l’enseignement par une autre. L’émancipation sociale et la pro­tec­tion de l’environnement doivent orien­ter l’éducation, sans pour autant en deve­nir l’alpha et l’oméga, car il n’y a pas d’émancipation sociale sans éman­ci­pa­tion indi­vi­duelle (et inver­se­ment). Apprendre la musique, la danse, la lit­té­ra­ture ou la poé­sie par­ti­cipe plei­ne­ment à la construc­tion d’une socié­té émancipée.

Justement, quel est le rôle de l’art dans la transformation sociale ?

Depuis des siècles, l’art a été un outil de résis­tance pour les oppri­més : la capoei­ra, le jazz, le hip-hop, les graf­fi­tis, en sont de bons exemples. Par la com­pré­hen­sion et la vision du monde qu’il per­met, l’art porte en lui uto­pie, espé­rance, cri­tique et rébel­lion. Quand il joue son rôle, l’art poli­tique est capable de décons­truire avec force les repré­sen­ta­tions domi­nantes, et de mobi­li­ser pour les luttes sociales.Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas res­pec­ter l’art pour l’art, l’art « pur », mais, dans ce livre, l’optique est de voir com­ment l’art et com­ment la culture en géné­ral peuvent par­ti­ci­per à la trans­for­ma­tion de la société.

Or, quand on arrive à com­bi­ner intel­li­gem­ment un dis­cours poli­tique avec la culture, la puis­sance d’éveil est démul­ti­pliée. J’ai pu me rendre compte de cela concrè­te­ment, après avoir eu la chance de col­la­bo­rer avec des artistes dans le cadre de mes acti­vi­tés au CADTM.

Je pense à Keny Arka­na que j’ai ren­con­trée en 2006 au Mali, artiste enga­gée avec qui on a orga­ni­sé un grand concert à Liège pour le 20e anni­ver­saire de l’assassinat de Tho­mas San­ka­ra, le 15 octobre 2007. Ce fût un énorme succès.
Je pense éga­le­ment à notre col­la­bo­ra­tion avec les rap­peurs Fou malade et Keur­gui lors du Forum social mon­dial (FSM) de 2011 au Séné­gal. Nous avons pro­duit et réa­li­sé un album « Prise de conscience col­lec­tive » auquel ont par­ti­ci­pé de nom­breux rap­peurs de Gué­dia­waye et de Dakar, ain­si qu’un grand concert qui a atti­ré envi­ron 5.000 per­sonnes où, via les chan­sons et les dis­cours enga­gés, la popu­la­tion a pu être sen­si­bi­li­sée à la ques­tion de la dette.. Cette action a notam­ment par­ti­ci­pé à ampli­fier le mou­ve­ment « Y’en a marre » et à inci­ter beau­coup de rap­peurs et d’habitants des ban­lieues à s’impliquer dans le FSM.
Un autre très bon moment d’éducation popu­laire a été l’organisation d’une action de théâtre de rue « Tchant­chès met un coup de boule au G8 », dans lequel Tchant­chès [Ndlr : per­son­nage du folk­lore popu­laire de Liège incar­nant l’esprit fron­deur et anti-auto­ri­ta­riste de ses habi­tants, assoif­fés de liber­té] a com­bat­tu puis empri­son­né tous les diri­geants du G8. Ces der­niers ont ensuite été jugés par un tri­bu­nal popu­laire sur la Grand place de Liège devant plu­sieurs cen­taines de personnes.

Comment « mettre l’Histoire au service des alternatives » comme vous l’affirmez ?

Pour pou­voir trans­for­mer le pré­sent, il est fon­da­men­tal de connaître son pas­sé. Or, le moins que l’on puisse dire, est qu’il y a d’énormes lacunes dans ce domaine. Une étude en Bel­gique a mon­tré qu’un élève sur cinq dans l’enseignement géné­ral et près d’un élève sur deux dans le pro­fes­sion­nel ignore que les Noirs d’Amérique sont les des­cen­dants d’esclaves ! Un élève sur quatre ignore que le Congo a été une colo­nie belge ! Le même genre de résul­tats peut se consta­ter dans la plu­part des pays de la pla­nète. Une édu­ca­tion « révo­lu­tion­naire » devra donc veiller à réta­blir cer­tains faits. De la remise en cause du suc­cès du capi­ta­lisme aux causes réelles des guerres et géno­cides pas­sés, le tra­vail à réa­li­ser est immense.

Par ailleurs, il est impé­ra­tif de réflé­chir à une manière d’enseigner l’Histoire (mais aus­si les autres matières) pour que les enfants ne s’ennuient pas en l’apprenant, ce qui est sou­vent le cas. Pour que l’Histoire devienne un plai­sir utile, il fau­drait que celle-ci per­mette d’améliorer sa com­pré­hen­sion de la réa­li­té actuelle. D’autre part, il fau­drait qu’elle soit une His­toire dia­lec­tique, c’est-à-dire qui se concentre sur les grands enjeux et inté­rêts qui s’affrontent, plu­tôt que sur les actes, la per­son­na­li­té ou les états d’âme de « grands » per­son­nages poli­tiques. Mais aus­si une His­toire qui place la lutte sociale des peuples au centre, dans la lignée d’un Howard Zinn et de son livre Une his­toire popu­laire des États-Unis. 

La droite populiste est en vogue en ce moment et prétend offrir une alternative à la mondialisation. Pour certains, il faudrait, face à ce phénomène, revendiquer un populisme de gauche, est-ce que votre livre s’inscrit dans cette optique ?

Le mot « popu­lisme » est un terme que je n’utilise jamais dans mon livre… sauf pour dire qu’il ne faut pas l’utiliser ! Il est trop « fourre-tout » et gal­vau­dé. J’au­rais donc ten­dance à l’é­vi­ter. Par rap­port à la soi-disant alter­na­tive pro­po­sée par l’ex­trême droite et la droite en géné­ral, je dirai deux choses. Pre­miè­re­ment, c’est vrai qu’on peut être contre le capi­ta­lisme et défendre un pro­jet glo­bal qui n’est pas du tout pro­gres­siste. Tous les oppo­sants au capi­ta­lisme ne portent pas néces­sai­re­ment un pro­jet éga­li­taire, soli­daire et éco­lo­gi­que­ment durable. Deuxiè­me­ment, il ne suf­fit pas de se décla­rer contre le capi­ta­lisme pour l’être vrai­ment. La droite « dure » et l’extrême droite s’en font d’ailleurs une spé­cia­li­té depuis plu­sieurs années, ce qui crée sou­vent une grande confu­sion. D’un côté, elles déclarent — de manière tota­le­ment men­son­gère — vou­loir com­battre les mar­chés finan­ciers et la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste, notam­ment via des mesures qui sont éga­le­ment por­tées par cer­tains sec­teurs de la gauche, comme l’annulation de la dette ou des mesures éco­no­miques pro­tec­tion­nistes. De l’autre, elles conti­nuent à stig­ma­ti­ser les étran­gers et les immi­grés, et pro­posent de fer­mer les fron­tières et de ren­for­cer les poli­tiques d’exclusion. À l’opposé de ces pro­jets insen­sés, dan­ge­reux et men­son­gers, les « autres mondes pos­sibles » devront néces­sai­re­ment inté­grer une dimen­sion fémi­niste, anti­ra­ciste, anti­fas­ciste et écosocialiste.

Mon livre prend aus­si place dans ce com­bat-là : face à cette illu­sion d’alternative prô­née par la droite, il faut mon­trer qu’on peut construire d’autres mondes meilleurs et sor­tir de la crise par le haut. Et ce, non pas en construi­sant des murs, ou en stig­ma­ti­sant des peuples ou des cultures, mais bien en construi­sant de la jus­tice sociale, de la coopé­ra­tion mais aus­si en met­tant en valeur la richesse cultu­relle, l’ouverture et les prin­cipes humains.

Vers la deuxième par­tie de l’en­tre­tien avec Oli­vier Bon­fond : « Se libé­rer de la domi­na­tion de la dette »

Il faut tuer TINA, Éditions du Cerisier, 2017

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