Entretien avec Frédérique Mawet

Pour un enseignement qui renonce à la sélection sociale

Fré­dé­rique Mawet occupe aujourd’hui le secré­ta­riat géné­ral de Chan­Ge­ments pour l’égalité (CGé), un mou­ve­ment socio­pé­da­go­gique qui prend une part très active dans les débats sur notre ensei­gne­ment. Psy­cho­logue de for­ma­tion, elle a voué son enga­ge­ment pro­fes­sion­nel à son désir d’être en constante inter­ac­tion avec les réa­li­tés sociales, celles des plus dému­nis en par­ti­cu­lier. Avec elle, nous avons dis­cu­té des grands défis à rele­ver pour construire l’école de demain. Elle nous livre aus­si l’analyse nuan­cée de son mou­ve­ment sur le très décrié « Pacte d’excellence », nom de la réforme de l’enseignement pré­vue en Bel­gique fran­co­phone pour les années à venir…

De manière générale, comment analysez-vous la situation de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles ?

Quand on regarde les sta­tis­tiques, glo­ba­le­ment il n’y a pas pho­to : en termes d’échelle de réus­site, notre ensei­gne­ment assigne une place aux enfants qui est tota­le­ment en cor­ré­la­tion avec leurs ori­gines sociales, socio­cul­tu­relles, socio-éco­no­miques… C’est une catas­trophe ! Nous sommes par­mi les ensei­gne­ments les plus repro­duc­teurs d’inégalités sociales. L’école trans­forme les inéga­li­tés sociales en inéga­li­tés sco­laires. Nous ana­ly­sons cela au CGé afin d’émettre des pro­po­si­tions de solu­tions et de mesures à prendre sur le fonc­tion­ne­ment, la struc­ture et la péda­go­gie. Après, c’est une ques­tion de volon­té politique…

Mais justement, beaucoup de mesures différentes ont été prises au cours des dernières années ?

Oui, mais elles ont été toutes par­fai­te­ment inef­fi­caces, et ce, pour des rai­sons que CGé a ana­ly­sées et qui tiennent à la fois au temps et à l’absence de prise en compte de la dimen­sion sys­té­mique des pro­blèmes. Le poli­tique n’a jamais créé les condi­tions néces­saires pour réfor­mer pro­fon­dé­ment notre sys­tème sco­laire. Il fau­drait 15 ans de conti­nui­té, 15 ans de cohé­rence pour y arri­ver. Mais on n’a jamais eu cette conti­nui­té poli­tique-là en Bel­gique, chaque nou­veau ministre veut poser sa marque… De fait, il ne fau­drait pas lais­ser l’enseignement aux mains des res­pon­sables poli­tiques au rythme des légis­la­tures, il fau­drait des accords beau­coup plus longs. Nous allons d’ailleurs orga­ni­ser une mis­sion d’étude là-des­sus. Quelles sont les condi­tions réunies par les pays, comme la Fin­lande par exemple, qui ont réfor­mé fon­da­men­ta­le­ment leur sys­tème sco­laire ? Com­ment ont-ils fait pour créer la conti­nui­té, la cohé­rence et l’harmonie ? Pour que les poli­tiques arrêtent de consi­dé­rer l’enseignement comme un bac à sable, un ring de boxe où ils se battent entre eux, entrai­nant le déses­poir des profs ? La ques­tion de la conti­nui­té et de la cohé­rence au niveau poli­tique est capi­tale. Com­ment se don­ner des outils pour accom­pa­gner et pour éva­luer ces pro­ces­sus de chan­ge­ments pro­fonds qu’on met en place ? Le poli­tique n’a jamais mis en place ce qu’il fal­lait à ce niveau-là.

Aujourd’hui, c’est ce qui est prévu avec le Pacte d’excellence ?

Une série de rai­sons com­bi­nées font que notre ensei­gne­ment est ce qu’il est : inéga­li­taire, ségré­guant, ne met­tant pas en place ce qu’il faut pour que les enfants des milieux popu­laires entrent dans les appren­tis­sages. Si on veut sor­tir de ça, il faut arti­cu­ler une série de mesures et les pha­ser dans le temps, c’est ce qui est pré­vu dans le Pacte d’excellence. Mais il faut réus­sir à ins­tal­ler tout ça sur le temps long, avec les moyens néces­saires et dans un sys­tème qui est gigan­tesque et com­plexe ! L’enseignement c’est un paque­bot, il y a un nombre d’acteurs invrai­sem­blable. Et com­ment faire pour qu’un sys­tème avec des mil­liers d’acteurs pro­duise, dans un temps rai­son­nable, un diag­nos­tic commun ?

À ce propos, la procédure suivie a‑t-elle suffisamment tenu compte de la parole des enseignant·es ?

Beau­coup de profs disent : on ne nous a pas consul­tés ! Mais c’était impos­sible de le faire. Un prof a conscience de son mal-être et de ce qui ne fonc­tionne pas dans son envi­ron­ne­ment, mais il n’a pas for­cé­ment la vision sys­té­mique qui lui per­mette de voir ce qu’il faut chan­ger. C’était une gageure, il n’y a pas de pro­cé­dure ni de réforme par­faite. Au CGé, notre par­ti-pris a été de mener une par­ti­ci­pa­tion confron­tante, exi­geante mais posi­tive, s’investir et cri­ti­quer mais aus­si pro­po­ser. C’est ce qu’on conti­nue de faire, sans com­plai­sance, on ne doit rien à per­sonne, on fait de l’éducation permanente.

La méthode s’est pourtant révélée assez satisfaisante…

Pour que tous les acteurs de l’enseignement par­ti­cipent, il fal­lait fonc­tion­ner par relais. Tout d’abord les réseaux. À eux de faire en sorte que les diag­nos­tics remontent, que la réflexion soit par­ta­gée, que les solu­tions soient tra­vaillées. Ensuite les orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Les syn­di­cats comme les réseaux sont des corps inter­mé­diaires de l’enseignement, le Pacte les a asso­ciés lar­ge­ment. Il y a eu un nombre de gens incal­cu­lable qui a été impli­qué dans des tra­vaux longs, pen­dant trois ans. Et le tra­vail n’est pas encore terminé.

Revenons au Pacte d’excellence lui-même, La position de CGé semble relativement positive à son égard…

Le Pacte en effet pro­pose une vision sys­té­mique des pro­blèmes et donc des solu­tions à y appor­ter, avec un pha­sage et des arti­cu­la­tions entre les dif­fé­rentes mesures. Il y a aus­si l’idée du tronc com­mun jusqu’à 15 ans, qui est un dis­po­si­tif fon­da­men­tal si on veut réduire les inéga­li­tés parce qu’il tra­duit un chan­ge­ment de para­digme : le fait que, entre 3 et 15 ans, l’enseignement renonce à trier et sélec­tion­ner et se donne clai­re­ment comme objec­tif de faire apprendre tous les enfants. Mais cela doit aller de pair avec le chan­ge­ment de la for­ma­tion ini­tiale et conti­nuée des ensei­gnants, et avec toute une série d’autres mesures… Or, j’entends déjà Benoît Lut­gen (CDH) dire que d’ici 2 ou 3 ans, on va éva­luer le tronc com­mun, alors qu’il va seule­ment démar­rer ! Si c’est à ça qu’on joue, on peut aus­si arrê­ter tout de suite ! Mais il faut en même temps res­ter très atten­tif à ne pas don­ner plus de prise à des gens qui cri­tiquent et qui essaient déjà de cas­ser le Pacte de l’extérieur parce qu’ils ne veulent pas du chan­ge­ment de paradigme.

Ici se pose justement la question de l’influence politique. Ce qui frappe dans le débat sur l’enseignement c’est que certains partis, comme le MR, reviennent perpétuellement avec l’argument du nivellement par le bas, alors que cette question parait tranchée d’un point de vue scientifique…

Pour arri­ver à réfor­mer vala­ble­ment un sys­tème sco­laire, il faut un consen­sus fort. En Bel­gique il n’y a pas ce consen­sus fort. Or, il faut choi­sir : veut-on un ensei­gne­ment obli­ga­toire, entre 3 et 15 ans, qui sélec­tionne, qui trie — parce que glo­ba­le­ment c’est ça que pro­duit notre ensei­gne­ment actuel­le­ment — ou veut-on un ensei­gne­ment qui renonce à la com­pé­ti­tion pour se cen­trer sur le faire apprendre ? On ne peut pas se per­mettre de conti­nuer à for­mer des jeunes qui sortent anal­pha­bètes fonc­tion­nels, des jeunes de milieux popu­laires qui sortent la rage et l’humiliation au ventre…

On doit se don­ner les moyens pour que, entre 3 et 15 ans, toutes et tous apprennent les fon­da­men­taux, à lire, écrire, cal­cu­ler, etc. Mais aus­si les savoirs et les capa­ci­tés d’analyse néces­saires pour être citoyens et citoyennes dans le monde com­plexe d’aujourd’hui, com­prendre ses enjeux éco­lo­giques, com­prendre une série de choses qui seront fon­da­men­tales pour la socié­té de demain.

Cela signi­fie-t-il que tout le monde va deve­nir méde­cin ou ingé­nieur et que ce sera bien­tôt la lutte des places ? Non cer­tai­ne­ment pas, mais on aura au moins réduit les inéga­li­tés, ce fos­sé insup­por­table et inacceptable.

L’égalité des chances finalement, ça n’arrange pas tout le monde ?

L’égalité des chances, c’est une fou­taise. La vraie ques­tion porte sur l’égalité des résul­tats. On a démo­cra­ti­sé l’entrée à l’école, on n’a abso­lu­ment pas démo­cra­ti­sé la sor­tie ! Cer­tains craignent que tout le monde puisse deve­nir ingé­nieur ou méde­cin. D’autres, nom­breux, pensent que les enfants des milieux favo­ri­sés pour­raient en pâtir, parce que ça rabais­se­rait le niveau, ça por­te­rait atteinte à leurs pri­vi­lèges. C’est faux. Mais cela per­met­trait de sor­tir de cet ensei­gne­ment ségréguant.

Quel est le point de vue de CGé sur la formation initiale des enseignants ?

La réforme qui est sur table actuel­le­ment va ral­lon­ger le temps de for­ma­tion. C’est bien, mais tout dépend ce qu’on en fait. La ques­tion fon­da­men­tale des rap­ports aux savoirs, de ce qui se joue socio­lo­gi­que­ment pour les enfants des milieux popu­laires et qui fait qu’ils entrent dif­fi­ci­le­ment dans les appren­tis­sages… Est-ce que vous me croyez si je vous dis que la plu­part des profs ne sont pas for­més à ça ?

On s’en doutait un peu…

Disons que, pra­ti­que­ment, les hautes écoles forment beau­coup plus concrè­te­ment au métier et que l’université, nor­ma­le­ment, donne plus de temps pour acqué­rir un bagage théo­rique plus impor­tant. Donc, ils se sont dit : « deman­dons-leur de fonc­tion­ner ensemble pour essayer de for­mer des ensei­gnants plus outillés ». Très bien, mais on ne s’est pas encore pen­ché sur ce qu’il fal­lait leur ensei­gner : ça ne donne à ce jour pas plus de garan­ties sur ce qui va leur être ensei­gné… Et com­ment vont-ils faire pour évi­ter les bagarres de pou­voir entre les deux sys­tèmes, qui va appor­ter quoi ?

Si on veut chan­ger la for­ma­tion des profs, il faut agir sur la for­ma­tion des for­ma­teurs d’enseignants. CGé essaie d’agir depuis long­temps sur cette ques­tion et a orga­ni­sé en jan­vier 2018 ses pre­mières « Ren­contres Didac­tiques pour Faire École » qui a réuni 80 for­ma­teurs d’enseignant pen­dant 5 jours et dont rend compte un web-documentaire.

Autre élément intéressant du Pacte, la réduction du nombre d’élèves par classe…

Il est pré­vu de bais­ser le nombre d’élèves par classe dans les pre­mières années, mais ça donne lieu à des débats contra­dic­toires. Cer­tains disent que ça n’a pas d’effet signi­fi­ca­tif sur la réus­site sco­laire. Une étude réa­li­sée aux États-Unis dans les années 80 – 90 sur 6500 élèves a mon­tré que si l’on rédui­sait de moi­tié le nombre d’élèves en classe pen­dant les quatre pre­mières années de la sco­la­ri­té, cela pro­dui­sait un effet signi­fi­ca­tif et durable. Mais je reviens à ce que j’ai dit avant : tout cela doit être sys­té­mique. Si on dit que l’objectif est réel­le­ment de sor­tir de la com­pé­ti­tion et de faire réus­sir tous les enfants et que, pour y par­ve­nir, on dimi­nue le nombre d’élèves par classe, on sou­tient les profs et on les aide à mai­tri­ser cette ques­tion des rap­ports aux savoirs et toute une série de choses comme celles-là, alors on peut signi­fi­ca­ti­ve­ment amé­lio­rer le sys­tème sco­laire. Mais ça prend du temps.

Dans les points d’ombre du Pacte, il y a la participation du cabinet de conseil McKinsey à sa construction. N’est-elle pas problématique ?

Oui et non. La socié­té McKin­sey a une vraie exper­tise, c’est indis­cu­table. Elle a eu un accès aux don­nées sur l’enseignement comme jamais aucune struc­ture avant elle, tout en tra­vaillant sous le contrôle à la fois du cabi­net et du groupe cen­tral du Pacte, consti­tué des grands acteurs que sont les syn­di­cats, les réseaux, les fédé­ra­tions de parents, etc. Le résul­tat de ce tra­vail est que McKin­sey a pro­duit un état des lieux sur l’école qui a notam­ment démon­tré les inéga­li­tés. Néan­moins, et CGé l’a dénon­cé, McKin­sey a accep­té ce tra­vail et a été choi­si par­mi plu­sieurs socié­tés alors que le sub­side était sans rap­port avec le volume de tra­vail à four­nir et ce, parce qu’ils ont par ailleurs été finan­cés par des fon­da­tions pri­vées ali­men­tées par des grandes entre­prises… Parce que les grandes entre­prises un peu lucides aujourd’hui trouvent que l’enseignement pro­duit tel­le­ment d’analphabétisme fonc­tion­nel qu’il en devient pro­blé­ma­tique pour leur recru­te­ment. Mais ces grandes entre­prises, qui ont finan­cé McKin­sey pour tra­vailler dans le Pacte, se sont payées leur lob­by au cœur même du Pacte. La ministre a assu­mé en affir­mant que la Com­mu­nau­té fran­çaise n’avait pas les moyens mais que le cadre per­met­tait de contrô­ler le tra­vail effec­tué. Certes, mais si l’on regarde quelles entre­prises étaient membres des fon­da­tions qui ont don­né l’argent à McKin­sey, la plu­part se sont retrou­vées dans les scan­dales liés aux para­dis fis­caux. La Com­mu­nau­té fran­çaise a donc été pri­vée par ces entre­prises des moyens qui lui auraient per­mis de se payer en toute indé­pen­dance des acteurs, cher­cheurs, consul­tants de qua­li­té et a dû béné­fi­cier de la cha­ri­té de l’investissement d’entreprises qui ont par ailleurs élu­dé l’impôt. Nous trou­vons que c’est un comble et un pro­blème sur le plan démocratique.

Au final, des objectifs et des acteurs différents arrivent aux mêmes conclusions dans le cadre du tronc commun ?

Oui. Cela ne signi­fie pas qu’au bout de ce genre de réforme, en Fin­lande par exemple, les inéga­li­tés sociales aient été effa­cées, que cha­cun soit deve­nu uni­ver­si­taire ou que l’on soit sor­ti d’un monde concur­ren­tiel. Sim­ple­ment, il y a moins de gens en rup­ture, moins de gens anal­pha­bètes fonc­tion­nels et cas­sés par l’école. Après, idéo­lo­gi­que­ment, qu’ajoute-t-on à cette for­ma­tion mini­mum ? Les rend-on plus atten­tifs en termes d’enjeux poli­tiques, idéo­lo­giques, éco­no­miques, etc. ? C’est une autre bagarre et j’espère qu’on tien­dra les entre­prises bien à dis­tance de cette dimension-là.

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