Royal Boch, la derniere défaïence : Raconter le conflit social par le théâtre

Photo : Vincenzo Chiavetta

« Royal Boch, La der­nière défaïence » est la der­nière créa­tion de la Com­pa­gnie Mari­time. Elle dévoile le récit, trois ans après son occu­pa­tion par une qua­ran­taine d’ouvriers, de la vie et de la mort de la manu­fac­ture Royal Boch à La Lou­vière, de ses tra­vailleurs, de leurs com­bats, leurs déboires face aux escrocs de tout poils. Cette pièce a été créée avec le concours d’anciens tra­vailleurs de Boch, qui ont non seule­ment par­ti­ci­pé à l’écriture mais qui y jouent aus­si leur propre situa­tion sur scène. La pre­mière s’est dérou­lée le 1er mars 2012 et la tour­née se pour­suit devant des salles combles en Bel­gique et en France. Récit de cette aven­ture de théâtre-action.

Le pro­jet est ancien rap­pelle Daniel Adam, met­teur en scène : « On ne peut pas par­ler du spec­tacle sans par­ler de ce qu’il s’y est pas­sé avant, lors de l’occupation de Royal Boch. Je m’y rends d’abord comme voi­sin. On venait de ter­mi­ner un spec­tacle, en par­te­na­riat avec PAC, dans la région de Cou­vin avec d’anciens fon­deurs, « Tu vas encore nous faire pleu­rer »,  qu’on a joué dans l’usine dans les pre­miers jours de son occu­pa­tion. Suivent d’autres spec­tacles et actions dont la publi­ca­tion d’un livre de pho­tos de Véro­nique Ver­che­val et de texte que j’ai écris, « Usine occu­pée ». L’idée était de rendre compte de com­ment se passe une occu­pa­tion de l’intérieur pen­dant 5 mois. Après plus de quatre mois d’occupation, un repre­neur rachète, et on s’aperçoit en fin de compte que c’est un escroc. L’usine est démo­lie. Les tra­vailleurs sont licen­ciés de façon scan­da­leuse, sans droit, sans cou­ver­ture sociale. Et avant que ce soit la fin, je vais leur pro­po­ser de mon­ter un spec­tacle qui témoi­gne­rait de leur aventure. » 

La construc­tion du spec­tacle s’est faite avec une visée col­lec­tive. « Les ouvriers fai­saient des pièces, nous-aus­si, ça tombe bien ! Donc, on a essayé de trou­ver la même. D’entrée de jeu, nous sommes tom­bés d’accord de tra­vailler sur la période d’occupation. Puisque sa durée de presque 5 mois la rend excep­tion­nelle, il était impor­tant pour nous d’en par­ler. Nous avons, au tra­vers de leurs his­toires per­son­nelles, retra­cé toute l’évolution de l’entreprise Royal Boch. J’ai donc repris leurs idées, je créais les scènes puis je leur pré­sen­tais pour que nous en dis­cu­tions. On ne peut pas appe­ler cela une écri­ture col­lec­tive mais plu­tôt un pro­pos collectif. »

Pour autant, Daniel Adam réfute le terme de pièce ouvrière : « Je ne me suis pas dit au départ ‘’je vais venir faire du tra­vail théâ­tral en milieu ouvrier’’. Je vou­lais mon­ter ce spec­tacle parce que cette occu­pa­tion est excep­tion­nelle et que créer cette pièce est la meilleure chose que je puisse faire pour les aider. Fina­le­ment, ils m’ont sûre­ment appor­té plus que moi à eux. L’ingrédient qui a fait la réus­site de notre tra­vail c’est notre com­pli­ci­té et j’espère que celle-ci va per­du­rer durant toutes les représentations »

Expliquer, revendiquer et faire du théâtre

La mise en scène regorge de nom­breuses trou­vailles scé­no­gra­phiques qui per­mettent de cam­per le rythme quo­ti­dien de l’usine dans toute sa com­plexi­té : à la fois chaîne de pro­duc­tion et lieu d’exploitation, mais aus­si lieu de vie, d’histoire, de rap­ports de force, de résis­tance, d’expression de digni­té et de conflit.

Les cultures ouvrières, ses socia­bi­li­tés, son humour, y sont dépeints sans folk­lo­risme. L’insuffisance des sou­tiens poli­tiques ou syn­di­caux n’est pas niée. Le défi­lé des inter­ve­nants, et autres curieux qui peuvent aga­cer par leurs intru­sions ou leur oppor­tu­nisme y est repré­sen­té avec humour.

Des pas­sages entiers sont joués en Wal­lon ou en Ita­lien mais pour­tant on com­prend abso­lu­ment tout de ce qui se noue et se joue sur scène, alors que les comé­diens-faïen­ciers, dans leur propre rôle, nous relatent leurs mésa­ven­tures. Par le récit, on com­prend le sur­poids des com­mer­ciaux au détri­ment des pro­duc­tifs, les effets per­vers des délo­ca­li­sa­tions sur le pro­duit fini, les stra­té­gies et magouilles patro­nales qui font fi de la bonne foi des tra­vailleurs, les effets de la recherche du pro­fit d’abord, au détri­ment de l’humain.

Les dif­fu­sions vidéo figurent mer­veilleu­se­ment l’ambiance indus­trielle et humaine tels ces mou­ve­ments de vais­selle en stop-motion dans l’espace désaf­fec­té. Les machines sur les­quelles tra­vaillaient les ouvriers direc­te­ment pro­je­tés sur leurs blouses blanches. Ou encore le tra­vail de déco­ra­tion de la vais­selle qui enva­hit l’espace et laisse devi­ner tant la minu­tie requise que l’extrême répé­ti­ti­vi­té des gestes.

Mais la pièce n’est pas qu’impressionniste, elle se veut aus­si effi­ca­ce­ment expli­ca­tive. Par exemple au tra­vers d’une vidéo de quelques minutes, on sai­sit rapi­de­ment le sché­ma de pro­duc­tion de la vais­selle, le rôle de cha­cun. Au tra­vers d’un cal­cul de la vais­selle pro­duite par chaque tra­vailleur sur une car­rière, on rend compte des cadences infernales.

Les contra­dic­tions peuplent le récit. Au plai­sir d’être ensemble répond la dure­té des condi­tions de tra­vail et l’exploitation. Au désir de conser­ver son emploi répond la pré­ca­ri­té d’une usine déla­brée ne tenant plus que par la pein­ture. Le conflit qui, s’il est riche de liens, d’amitiés et de pos­sibles, n’est jamais une par­tie de plai­sir et engage éner­gie, stress et argent. À la libé­ra­tion de la parole qu’autorise le conflit social répond le désir de reprendre le tra­vail dans de bonnes condi­tions. Aux cal­culs froids et égoïstes du « repre­neur » répondent la soli­da­ri­té et la déter­mi­na­tion d’un col­lec­tif de tra­vailleur. À la peur de l’avenir répond l’espoir d’un autre futur.

L’histoire d’une escroquerie dans les règles

Petit rap­pel des faits : 2009, Royal Boch est en faillite. L’homme d’affaires Patrick De Meyer sur­git avec une offre en avril. Il est accueilli en « héros » par la presse. Il reprend la faïen­ce­rie avec l’aide de prêts et sub­sides publics (len­te­ment récu­pé­rés à ce jour). Mais, il s’avère rapi­de­ment être plus un liqui­da­teur à la recherche d’un bon coup com­mer­cial qu’un redres­seur. Il vise­rait plu­tôt la délo­ca­li­sa­tion que le sau­ve­tage de la structure.

Mais ce n’est pas tout. Le deal qui s’établit lors de cette reprise invi­tait les ouvriers à lais­ser à l’entreprise leur prime de licen­cie­ment, afin d’en faci­li­ter la relance. De toute manière, il n’y avait pas trop le choix : les ouvriers au chô­mage peuvent-ils refu­ser un emploi iden­tique à celui qu’ils ont per­du ? Mais, s’interrogent-ils, que se pas­se­rait-il si l’ONEm, qui a ver­sé cet argent, vient à nous récla­mer ces indem­ni­tés ? Pas de panique, la direc­tion pren­drait les éven­tuelles demandes de l’ONEm à sa charge. Pro­messe en l’air ? Oui, mal­heu­reu­se­ment. Après la fer­me­ture, l’ONEm vient récla­mer ces dizaines de mil­liers d’euros à des tra­vailleurs déjà esso­rés. La Direc­tion, contrai­re­ment à ses pro­messes, fait savoir qu’elle ne pren­dra rien à sa charge.

À la pre­mière, le 1er mars 2012, au Palace de La Lou­vière, pour les spec­ta­teurs venus nom­breux, l’émotion est forte. Dans cette ville, cha­cun a un parent ou un ami qui est pas­sé par l’usine Boch. Mieux, bon nombre d’entre eux sont d’anciens tra­vailleurs à Boch comme Isa­belle Lefrant, ancienne épon­geuse au façon­nage eau. Venue voir le spec­tacle qui raconte son par­cours, elle voit dans la pièce le récit du « com­bat mené, notre beau com­bat qui s’est sol­dé mal­heu­reu­se­ment par un échec. Il est scan­da­leux que nous n’ayons encore rien tou­ché et que des ins­ti­tu­tions comme l’O­NEm nous réclament des indem­ni­tés de chô­mage en sachant que depuis la faillite d’a­vril 2011 nous n’a­vons rien tou­ché : ni notre pré­avis, ni les 3 mois de salaire qui nous sont dus. En der­nier espoir, nous nous tour­nons vers les cura­teurs qu’ils vendent suf­fi­sam­ment pour nous payer mais mal­heu­reu­se­ment c’est très long. » 

L’arnaque, qui reste avec rai­son en tra­vers de la gorge des tra­vailleurs, donne éga­le­ment la rage aux spec­ta­teurs. Mais la pièce ne com­mu­nique pas seule­ment un sen­ti­ment de colère, elle donne aus­si de nom­breux élé­ments d’explications sur la socié­té qui rend ces phé­no­mènes pos­sibles. À la sor­tie de la pièce, des spec­ta­teurs donnent leurs impres­sions. « Ils ont don­né leur vie à cette entre­prise et qu’ont-ils en retour ? Abso­lu­ment rien et cela reflète exac­te­ment notre socié­té actuelle : tout pour le pro­fit et les patrons rien pour les tra­vailleurs… » indique un pre­mier spec­ta­teur. « Ce sont tou­jours les plus faibles qu’on tacle et encore une fois c’est le boss qui s’en sort le mieux ! » enrage un second tan­dis qu’un der­nier rap­pelle que : « Si per­sonne ne pousse de cri, aucun espoir de chan­ge­ment n’est permis. »

Ce cri, c’est ce spec­tacle. Un spec­tacle qui donne corps à un récit et qui per­met à beau­coup d’identifier sa situa­tion en ces temps trou­blés et domi­nés par le néo­li­bé­ra­lisme. Nom­breux sont les spec­ta­teurs qui ont cru y recon­naître leur propre situa­tion ou celle de tra­vailleurs qu’ils connaissent, qu’ils habitent en Suède, en Ita­lie ou en France. Com­ment pour­rait-il en être autre­ment étant don­né que par­tout la finance, l’appât du gain et le capi­ta­lisme effré­né pro­voquent fer­me­tures d’usines, délo­ca­li­sa­tions, escro­que­ries et mau­vais cal­culs des pou­voirs publics ? « À Paris, on l’a joué pour un public pari­sien com­po­sé de Fran­çais, d’Anglais, de Belges, d’Italiens et ça a tou­ché les gens de la même manière. L’oppression, s’être fait escro­quer, s’être fait voler son tra­vail, ça a une por­tée uni­ver­selle. » pré­cise Daniel Adam.

Cette exem­pla­ri­té doit même ser­vir. Il s’agit d’une part de faire œuvre de témoi­gnage d’une lutte et de dire l’injustice vécue. Une volon­té par­ta­gée par Bri­gitte Roland qui a été Chef de sec­teur déco­ra­tion et du tri-bis­cuit pen­dant 35 ans, à pré­sent sur les planches : « Nous nous sommes fait arna­quer par des gens qui on un pou­voir et qui ont abu­sé de notre confiance et nous sommes sans salaire pen­dant plus de trois mois. Notre volon­té est de, grâce à cette pièce, faire com­prendre notre his­toire aux gens, ne pas être oublié et que d’autres usines ne soient pas délais­sées comme la nôtre. » Car d’autre part, il s’agit éga­le­ment aus­si de pré­ve­nir, de trans­mettre cette expé­rience et d’éviter qu’elle ne se repro­duise. Pour Michel The­rasse, ancien Contre­maitre qui joue dans la pièce, il s’agit bien de rendre les tra­vailleurs plus vigi­lants : « Faire en sorte que les per­sonnes ne soient pas aus­si naïves que nous l’a­vons été. Les escrocs sont nom­breux, il faut vrai­ment faire atten­tion aux nou­veaux patrons ! Une pièce comme celle-ci est très impor­tante : les Lou­vié­rois qua­li­fiaient le repre­neur de héros… alors même que nous étions les vic­times de ses escro­que­ries ! Nous avons été ber­nés, avec per­sonne pour nous défendre mal­heu­reu­se­ment. » Pour Maria Rus­so, finis­seuse épon­geuse et éga­le­ment comé­dienne dans le spec­tacle, cette pièce, c’est avant tout un cri de colère : « Nous nous sommes fait avoir par tout le monde ! Les syn­di­cats, les ministres, le patron… Une usine qui a fait naître La Lou­vière ne devrait pas être lâchée comme ça à cause d’in­ca­pables. J’ai don­né ma vie, ma jeu­nesse à cette entre­prise et avec la fer­me­ture de Boch, c’est le cœur de la ville qui meurt. Mer­ci aux frères Boch et un dégoût pour le reste des patrons et sur­tout à la Région Wal­lonne qui n’a jamais véri­fié où par­tait NOTRE argent ! Cette pièce, c’est notre coup de gueule face à l’injustice. »

Pour Daniel Adam, « la par­ti­cu­la­ri­té de ce pro­jet est qu’il devienne exem­plaire grâce aux cir­cons­tances vécues dans cette entre­prise car les spec­tacles liés à des occu­pa­tions d’usine se font rares. D’an­ciens mili­tants sont venus me dire que notre spec­tacle leur rap­pe­lait leurs luttes ouvrières de l’é­poque et leur peine à l’é­gard de toutes ces usines qui ferment ain­si que leurs faibles espoirs. Je leur ai immé­dia­te­ment rétor­qué qu’il fal­lait tou­jours conti­nuer le com­bat car d’autres entre­prises comme Helio à Char­le­roi sont dans la même pos­ture que Boch [40% du per­son­nel de cette impri­me­rie vient d’ailleurs d’être licen­cié NDLR]. Il faut inter­ve­nir. Il faut faire un tra­vail socio-poli­tique, par­ta­ger ces options et opi­nions politiques. »

Renseignements et dates à venir sont sur le site de la Compagnie maritime

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