Julien Prévieux

Ou l’art de détourner les codes

Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du 14e arrondissement de Paris, 2011-2015, encre sur papier calque. Courtesy galerie Jousse entreprise

Les chiffres modèlent nos exis­tences, il cou­lait donc de source que l’art contem­po­rain les détourne. C’est ce que fait Julien Pré­vieux, artiste fran­çais, petite qua­ran­taine, qui vient d’exposer au Centre Pom­pi­dou à Paris. On a connu Julien Pré­vieux avec ses Lettres de non-moti­va­tion. Il a coécrit un ouvrage, Sta­tac­ti­visme, sur le pou­voir des sta­tis­tiques. On le retrouve ici avec un détour­ne­ment des sta­tis­tiques poli­cières… ou com­ment la pra­tique artis­tique per­met d’interroger les chiffres. Il a, ceci dit, bien plus d’un chiffre à son art…

Le quantitatif a‑t-il définitivement pris le pas sur le qualitatif ?

J’ai l’impression que la mise en nombre a effec­ti­ve­ment pris le pas sur l’évaluation des qua­li­tés. Ce qu’il faut se deman­der ensuite, c’est ce que font ces nombres, ce qu’ils pro­voquent. Le socio­logue fran­çais Alain Des­ro­sières pos­tule un « effet cli­quet » : une fois qu’on est entré dans une logique de nombres, il est très dif­fi­cile d’en sor­tir. Cela étant, dans le livre Sta­tac­ti­visme, que j’ai publié avec Emma­nuel Didier et Isa­belle Bru­no, nous avan­çons que ces nombres peuvent aus­si être uti­li­sés comme des outils cri­tiques et d’émancipation, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas seule­ment du côté de l’État, mais qu’on peut les subvertir.

Comment en êtes-vous venu à lier statistiques et création ?

Emma­nuel Didier connais­sait mes Lettres de non-moti­va­tion. Il voyait un écho avec le tra­vail du socio­logue Harold Gar­fin­kel et ses expé­riences de « brea­ching », c’est-à-dire la créa­tion de brèches dans le quo­ti­dien visant à mettre en évi­dence le banal, ce qu’on vit sans qu’on y prête atten­tion, et, en les per­tur­bant, l’ensemble des règles sociales. En tant que cher­cheur, Emma­nuel Didier étu­diait les effets per­vers des sta­tis­tiques poli­cières. Ces chiffres servent aus­si bien à mettre les poli­ciers sur le ter­rain que les agents sous pres­sion et en com­pé­ti­tion. Avec pour consé­quence que, du tra­vail de poli­cier, on passe au tra­vail pour les chiffres, pour avoir les meilleurs chiffres pos­sible. Et donc poten­tiel­le­ment du contrôle au faciès à répé­ti­tion pour que les chiffres cor­res­pondent aux objec­tifs, etc. Pour le dire sim­ple­ment, on en arrive à tra­vailler pour le sys­tème de quan­ti­fi­ca­tion plu­tôt que pour la justice.

Je me suis donc empa­ré de cette boîte à outils sta­tis­tique. On y trouve beau­coup de choses. Des for­mu­laires, des manières de clas­ser les délits mais aus­si des outils visuels qui per­mettent de car­to­gra­phier les délits et d’envoyer les patrouilles en consé­quence. Il y avait donc là pour moi, en tant qu’artiste, un outil visuel à creu­ser. J’ai déci­dé de tra­vailler avec les poli­ciers dans le cadre d’atelier un peu par­ti­cu­lier, puisqu’il s’agissait à la fois pour eux de des­si­ner à la main des repré­sen­ta­tions visuelles de la cri­mi­na­li­té, qui sont habi­tuel­le­ment réa­li­sées par des cal­culs algo­rith­miques, et ce fai­sant de com­prendre et inter­ro­ger cet outil de mesure. Ça a don­né des dia­grammes et des « heat map », qui car­to­gra­phient les den­si­tés de crimes à la manière de cartes météo, avec des conti­nuums qui vont d’une zone rouge, la plus dense en crimes, à une zone bleue, moins dense. Ces dégra­dés de délits, à par­tir de don­nées dis­crètes, trans­forment la lec­ture que l’on peut avoir même du fonc­tion­ne­ment de la délin­quance, puisqu’elle crée du délit là où il n’y en a pas. Ça n’a l’air de rien, mais aux États-Unis, cela sert aux pro­mo­teurs immo­bi­liers pour éva­luer le prix d’un appar­te­ment ou d’un terrain.

Si cela donne de très beaux des­sins expo­sés, cet ate­lier per­met­tait aus­si aux poli­ciers de dis­cu­ter ces tech­niques et voir en quoi elles trans­for­maient leur tra­vail. En effet, ces outils, cen­sés opti­mi­ser la police, deviennent non seule­ment des outils de mise sous pres­sion des agents, mais aus­si un moyen de contrôle des poli­ciers. Et il y a quelque chose de très frap­pant à se dire que la police, l’instrument de contrôle, se retrouve elle-même contrô­lée par un de ses outils.

Julien Pré­vieux, Ate­lier de des­sin — B.A.C. du 14e arron­dis­se­ment de Paris (vue d’atelier), 2015. Cour­te­sy gale­rie Jousse entreprise

Vous avez aussi réalisé des Portraits vitesse, c’est-à-dire des œuvres sculpturales à partir de vos déplacements quotidiens. Dans quelle mesure constituent-ils une interrogation du quantified self ?

Le quan­ti­fied self est pré­sen­té comme un outil de connais­sance de soi, qui per­met­trait idéa­le­ment de reprendre la main sur sa vie, son ali­men­ta­tion, son som­meil, mais qui ren­voie vers des pra­tiques indi­vi­duelles et donc une culpa­bi­li­sa­tion de mal dor­mir, de gros­sir ou d’avoir une vie décou­sue. Puisque ces outils vous per­mettent de mesu­rer très pré­ci­sé­ment ce qu’il faut faire, pour­quoi ne le faites-vous pas ? Alors qu’on sait pour­tant qu’une mau­vaise ali­men­ta­tion n’est pas seule­ment liée au fait de pou­voir quan­ti­fier pré­ci­sé­ment les calo­ries, c’est aus­si lié à un niveau de vie, à la pau­vre­té, etc. On indi­vi­dua­lise donc des pro­blèmes qui sont plus larges et plus collectifs.

Les Por­traits vitesse uti­lisent les indi­ca­teurs de vitesse et d’accélération que nous avons tous dans nos télé­phones aujourd’hui. L’idée est née de la lec­ture d’un article qui affir­mait que nous avions tous une empreinte ciné­tique indi­vi­duelle : chaque indi­vi­du pour­rait ain­si être défi­ni par ses dif­fé­rents types d’accélération. L’agrégation de ces dif­fé­rentes accé­lé­ra­tions per­met­trait d’établir un pro­fil aus­si effi­cace et unique qu’une empreinte digi­tale. J’ai tra­duit mes don­nées per­son­nelles, en sculp­ture. Il y a aus­si là un jeu d’ironie par rap­port à une cer­taine tra­di­tion de l’autoportrait et de l’autobiographie dans l’art. C’était aus­si l’idée d’un téles­co­page entre deux idées qui seraient à la fois du côté du por­trait et de l’évaluation quantifiée.

En tant qu’artiste, quel est votre but quand vous transposez des protocoles en mouvement ou en objet ?

Il y a plu­sieurs buts. Pour les dia­grammes poli­ciers, il fal­lait d’abord essayer de com­prendre et le des­sin est un moyen qui per­met de voir les choses au ralen­ti. On est obli­gé labo­rieu­se­ment de refaire ce qui est habi­tuel­le­ment tra­cé en un clin d’œil. Cela vous force à com­prendre com­ment ces construc­tions géo­mé­triques se sont agré­gées. Du coup, on remet la main sur une tech­nique qui a été annon­cée comme quelque chose qui allait faci­li­ter le tra­vail, opti­mi­ser la recherche des délits et des crimes, et qui en même temps ne va pas de soi. L’atelier de réa­li­sa­tion des dia­grammes a donc cette ver­tu-là, celle d’aller dou­ce­ment et donc d’incarner un outil impersonnel.

Le deuxième but, c’est de révé­ler ces outils, quand ils sont fina­le­ment expo­sés. Cela revient à mon­trer que ça existe et en même temps, ça a des formes qu’on peut aus­si consi­dé­rer telles quelles. C’est un peu se qui se passe quand les des­sins des poli­ciers sont pré­sen­tés sans com­men­taires : là ils deviennent uni­que­ment des œuvres d’art.

Julien Pré­vieux, Ate­lier de des­sin — B.A.C. du 14e arron­dis­se­ment de Paris, 2011 – 2015, encre sur papier calque. Cour­te­sy gale­rie Jousse entreprise

Vous considérez-vous comme un artiste engagé ?

Oui, mais j’ai l’impression qu’il fau­drait plus pré­ci­sé­ment défi­nir cet enga­ge­ment, parce que dans mon tra­vail, l’engagement ne se réa­lise pas tou­jours dans les mêmes modalités.

Dans les Lettres de non-moti­va­tion, il y a quelque chose de très fron­tal. Mais aus­si dans la manière de le dif­fu­ser ces lettres sous la forme d’un livre, qui se retrouve acces­sible faci­le­ment et qu’on peut consul­ter en dehors d’un lieu d’exposition. Pour d’autres œuvres, cela fonc­tionne selon d’autres pro­ces­sus. Main­te­nant, dans le tra­vail avec les poli­ciers, il y a là véri­ta­ble­ment quelque chose d’un engagement.

Quand on s’attaque à la mise en chiffres, en don­nées, en algo­rithmes, on aime­rait pou­voir balayer l’ensemble de ces tech­niques-là d’un revers de main en se disant « non, tout ça est du côté du contrôle et du ciblage, de la cap­ture de don­nées plus que de la libé­ra­tion, refu­sons-le tout sim­ple­ment ». Dans le livre Sta­tac­ti­visme, il s’agit plu­tôt d’une cri­tique de l’ordre du bri­co­lage à par­tir d’une situa­tion exis­tante, de retour­ner les outils contre eux-mêmes. Cela néces­site par­fois plus de temps, mais en tout cas une éla­bo­ra­tion lente, un enga­ge­ment dans des moda­li­tés qui n’ont pas tou­jours à voir avec un acti­visme fron­tal, avec lequel je suis tout à fait en accord, mais qui me semble pour cer­taines œuvres ne peut pas fonc­tion­ner. Dans les ate­liers avec les poli­ciers par exemple, nous avons un uni­vers quan­ti­fié comme d’un point de départ pour arri­ver à le décor­ti­quer, pour créer d’autres choses.

Considérez-vous que les Lettres de non-motivation étaient déjà une amorce de votre travail autour des chiffres ?

Les lettres de moti­va­tion consistent effec­ti­ve­ment à s’encoder soi-même pour répondre aux attentes. Elles néces­sitent une com­pré­hen­sion des codes, d’arriver à les res­sor­tir au bon endroit, de les enchaî­ner et puis d’arriver à pimen­ter le tout de suf­fi­sam­ment d’expériences per­son­nelles pour que cela ait l’air de cor­res­pondre aux attentes de l’employeur. Du coup, il y a une recette qui se déploie avec laquelle j’ai beau­coup joué. Cela est vrai pour la lit­té­ra­ture de Per­ec ou de l’OuLiPo : à par­tir du moment où l’on crée des recettes, des règles, il y a quelque chose qui s’approche de ce qu’un algo­rithme peut faire. Du coup, oui, il y avait déjà quelque chose comme cela dans les Lettres de non-moti­va­tion et aus­si, du fait de répé­ter des gestes, avant dans les pre­mières vidéos que j’avais pu réa­li­ser, juste de se pro­je­ter à répé­ti­tion contre quelque chose ou de rou­ler, il y aurait comme un deve­nir méca­nique. C’en était les prémices…

Statactivisme, Comment lutter avec des nombres de  Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux, Zones, 2014.

Le livre est disponible gratuitement sur www.editions-zones.fr

Site de Julien Prévieux

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