Leila Shahid

25 ans de diplomatie militante

 Leila Shahid. Photo : Hélène Fraigneux

Lei­la Sha­hid a été diplo­mate en Europe pen­dant 25 ans. Elle y a repré­sen­té la Pales­tine avec pug­na­ci­té, sub­ti­li­té et convic­tion. Elle a lut­té sans relâche pour la créa­tion d’un État pales­ti­nien, pour sa culture, contre l’occupation israé­lienne et pour chan­ger les repré­sen­ta­tions des Euro­péens sur la ques­tion pales­ti­nienne. Elle va à pré­sent se consa­crer à la dif­fu­sion de la culture pales­ti­nienne et déve­lop­per les échanges cultu­rels autour de la Pales­tine et de sa dia­spo­ra. Retour sur sa fonc­tion, sur Oslo et sur le rôle de la culture dans les rela­tions diplo­ma­tiques et la recon­nais­sance des peuples. Entretien.

C’est Yas­ser Ara­fat qui a pro­po­sé d’assurer un poste de repré­sen­ta­tion en Europe à Lei­la Sha­hid. Il avait réa­li­sé le rôle d’avant-garde que les femmes avaient joué dans le mou­ve­ment de libé­ra­tion pales­ti­nien, notam­ment lors de la pre­mière Inti­fa­da de 1987 et avait déci­dé de confier des postes impor­tants aux femmes. Lei­la qui, après une période mili­tante active au sein de l’OLP, évo­luait alors dans une car­rière plus intel­lec­tuelle et uni­ver­si­taire (notam­ment en ani­mant la Revue d’études pales­ti­niennes), est donc deve­nue la pre­mière femme repré­sen­tant la Pales­tine et com­mence en Irlande en 1989. Après un pas­sage aux Pays-Bas en 1990, elle démé­nage à Paris en 1993 pour assu­rer le poste de repré­sen­tante auprès de l’UNESCO et de délé­guée de la Pales­tine en France. Elle arrive fina­le­ment à Bruxelles fin 2005 où elle devien­dra Ambas­sa­drice auprès de l’Union euro­péenne, de la Bel­gique et du Luxem­bourg pen­dant 10 années. Sa car­rière cor­res­pond lar­ge­ment au cycle des accords d’Oslo signés en 1993. De l’espoir sus­ci­té alors, à la décep­tion et la conti­nua­tion de l’occupation.

Vous quittez aujourd’hui votre poste, pourquoi ce départ ?

Je sou­hai­tais mar­quer la fin d’un cycle, d’un tra­vail diplo­ma­tique que j’ai fait non pas tant comme diplo­mate que comme mili­tante de la diplo­ma­tie pales­ti­nienne. Il s’avère que ce cycle cor­res­pond à la séquence d’Oslo qui a per­mis à la diplo­ma­tie pales­ti­nienne de se déve­lop­per. J’ai eu beau­coup de plai­sir à mener cette période de diplo­ma­tie très active mais au bout de 22 ans de négo­cia­tions, je crois que les condi­tions objec­tives d’une diplo­ma­tie effi­cace exigent un chan­ge­ment total de paradigme.

C’est-à-dire ?

On ne peut pas conti­nuer à nous lais­ser enfer­més dans un tête-à-tête avec notre occu­pant. D’autant que cette occu­pa­tion se pro­longe. Nous en sommes à la 48ème année de l’occupation mili­taire ! Et elle devient de plus en plus dure, sophis­ti­quée et per­ni­cieuse. Dans les ter­ri­toires occu­pés, nous sommes aujourd’hui dans une situa­tion objec­ti­ve­ment beau­coup plus grave qu’avant Oslo.

On en est à près de 600.000 colons aujourd’hui, c’est-à-dire 3 fois plus qu’avant Oslo. Ces colo­nies bouffent lit­té­ra­le­ment le ter­ri­toire pales­ti­nien. La divi­sion des ter­ri­toires pales­ti­niens en trois zones, A, B et C aurait dû se ter­mi­ner en 1999. Or, elle per­dure encore en 2015. Il y a le mur qui annexe tout un pan de ter­ri­toire autour des colo­nies, notam­ment pour mettre la main sur les nappes phréa­tiques dont la majeure par­tie se situe en ter­ri­toire pales­ti­nien. Les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments qui ont sui­vi l’assassinat de Rabin, des gou­ver­ne­ments d’extrême droite (Ehud Barak, Sha­ron, Olmert puis Neta­nya­hou, réélu pour la troi­sième fois récem­ment), ont pra­ti­que­ment annexé Jéru­sa­lem-Est. Et sous le pré­texte que Gaza est un ter­ri­toire sous l’influence du Hamas, soi-disant une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste, on sépare la bande de Gaza de tout le reste de la Pales­tine. On veut en faire un genre d’Atlantide qu’on espère voir un jour som­brer dans la mer.

Je trouve que la diplo­ma­tie n’a pas fait son tra­vail, ni la diplo­ma­tie euro­péenne, ni la diplo­ma­tie amé­ri­caine. Et il faut recon­naitre que la diplo­ma­tie pales­ti­nienne et arabe n’est pas à la hau­teur, d’abord parce que la diplo­ma­tie pales­ti­nienne est tri­bu­taire des condi­tions qu’Israël nous impose. Et comme il y a une asy­mé­trie totale entre la puis­sance mili­taire, éco­no­mique, indus­trielle israé­lienne et la nôtre, nous sommes for­cé­ment per­dants. C’est pour cela que mon Pré­sident main­te­nant ne veut plus par­ler de reve­nir à des négo­cia­tions à la manière d’Oslo.

Les négociations sont donc au point mort ?

Com­plè­te­ment. Elles sont au point mort depuis avril der­nier. Neta­nya­hou ne recon­naît aucune des condi­tions des Accords d’Oslo. Il ne recon­nait pas que les ter­ri­toires pales­ti­niens sont des ter­ri­toires occu­pés, que la fron­tière de cet État doit être la fron­tière de 1967, que Jéru­sa­lem-Est doit en deve­nir la capi­tale et qu’il ne peut pas conti­nuer à créer tous les jours de nou­velles colo­nies parce que c’est une vio­la­tion du droit inter­na­tio­nal. Com­ment négo­cier avec un Pre­mier ministre israé­lien qui ne recon­nait pas les termes d’un accord signé ? On négo­cie avec des termes de réfé­rence et des réso­lu­tions très pré­cises des Nations-Unies qui disent le droit. Or, Neta­nya­hou ne recon­nait ni les réso­lu­tions, ni le droit. Il ne recon­nait que le rap­port de force. Et le rap­port de force est en sa faveur puisque per­sonne ne le rend rede­vable d’explications lorsqu’il viole le droit. Parce que vous pas­sez l’éponge — quand je dis vous, c’est les Euro­péens, les Belges, les Amé­ri­cains. Le monde entier traite Israël comme un État qui peut vio­ler le droit inter­na­tio­nal et le droit des Pales­ti­niens sans jamais devoir en payer le prix. On l’a tel­le­ment mis au-des­sus du droit qu’il est deve­nu un État hors-la-loi.

Israël s’enorgueillit de dire : je suis la seule démo­cra­tie de la région. Quelle démo­cra­tie ? Com­ment est-ce que vous pou­vez appe­ler « démo­cra­tique » un État et un gou­ver­ne­ment qui en occupe, étouffe et exploite un autre depuis 48 ans ? Il y a une schi­zo­phré­nie, pas seule­ment en Israël, mais dans la manière dont le monde traite Israël. Parce que le monde voit la moi­tié posi­tive d’Israël qui est son fonc­tion­ne­ment inté­rieur, et s’empêche d’avoir un juge­ment légi­time, légal et juri­dique, sur le fait que c’est une puis­sance occupante.

Com­ment se fait-il que lorsque qu’il y a eu l’occupation du Koweït en 1991, le monde entier se soit mobi­li­sé jusque dans une coa­li­tion mili­taire pour obli­ger Sad­dam Hus­sein à quit­ter le Koweït ? Ou au Koso­vo ? Est-ce que les Pales­ti­niens seraient les seuls qu’on aban­donne en tête à tête avec leurs occu­pants ? Ce n’est pas nor­mal. Oslo, qui a essayé de mon­trer que l’on pou­vait accom­pa­gner un pro­ces­sus de libé­ra­tion des ter­ri­toires par des moyens de négo­cia­tions poli­tiques mais avec uni­que­ment les Amé­ri­cains comme par­rain, a échoué.

Au-delà de cet échec, Oslo a‑t-il eu des aspects positifs ?

Si Oslo a échoué à atteindre le but escomp­té qui était la créa­tion d’un État pales­ti­nien, c’est le pre­mier texte qui a affir­mé que la solu­tion était celle de deux États vivants côte à côte pour deux peuples.

Oslo a éga­le­ment per­mis de « rame­ner la Pales­tine en Pales­tine ». Cet accord a en effet don­né au mou­ve­ment de libé­ra­tion de la Pales­tine, qui était en exil en Tuni­sie, l’opportunité de reve­nir chez lui parce qu’Oslo recon­nais­sait l’OLP et les droits des Pales­ti­niens. Cela a per­mis à Yas­ser Ara­fat et l’OLP de reve­nir en Pales­tine pour la pre­mière fois en 1994, à Gaza puis en Cis­jor­da­nie. Les Pales­ti­niens ont com­men­cé leur tra­gé­die par l’expulsion et ils com­mencent la solu­tion de leurs pro­blèmes en reve­nant en Pales­tine parce que c’est en Pales­tine que nous devons trou­ver la solu­tion de notre ave­nir c’est-à-dire d’un État. On va faire notre État en Pales­tine et pas ailleurs, ni en Jor­da­nie, ni au Liban etc. Il n’est pas encore libre cet État puisque les Israé­liens refusent de reti­rer leur armée mais per­sonne ne doute du fait que c’est en Pales­tine que cet État ver­ra le jour. Cela est irré­ver­sible et c’est un des acquis d’Oslo.

Alors bien sûr, il faut faire en sorte que pour que cet État existe, il soit sou­ve­rain. Et pour être sou­ve­rain, il faut mettre fin à l’occupation mili­taire. Mais cela, ce n’est pas notre tâche à nous seuls. C’est la tâche de tous les États du monde qui doivent faire res­pec­ter le droit. Ce n’est pas aux « pauvres Pales­ti­niens » d’instaurer le res­pect du droit dans le monde. C’est aux États membres des Nations-Unies, c’est à la Com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, et notam­ment à l’Union euro­péenne, de sanc­tion­ner ceux qui violent le droit et d’imposer le res­pect des réso­lu­tions 242 et 338 qui disent que l’acquisition de ter­ri­toires par la force mili­taire est illé­gale et oblige Israël à reti­rer son armée et recon­naitre la sou­ve­rai­ne­té des Palestiniens.

Où allez-vous vivre maintenant que vous n’êtes plus Ambassadrice à Bruxelles ?

Je vais reve­nir là où je suis née, à Bey­routh, ville que j’aime énor­mé­ment. Une ville qui elle aus­si a vécu des condi­tions poli­tiques dif­fi­ciles avec la guerre civile, mais qui reste pour moi la capi­tale de la culture arabe contem­po­raine. J’aime beau­coup la culture et j’aime beau­coup la moder­ni­té. Je n’ai pas envie d’aller dans une socié­té conser­va­trice. J’ai 65 ans, j’ai envie en tant que femme de vivre à éga­li­té avec mes conci­toyens hommes. J’ai envie de vivre dans un État laïc. Je veux des rap­ports de citoyen­ne­té moderne avec les gens avec qui je vais vivre. Je trouve que Bey­routh conti­nue à repré­sen­ter cette moder­ni­té mal­gré les guerres et les tra­gé­dies, et même si elle est mena­cée par l’exportation du conflit en Irak et en Syrie vers le Liban. J’y ai de nom­breuses attaches, d’amis et de pers­pec­tives de tra­vail dans le domaine cultu­rel, artis­tique et asso­cia­tif. Je pense pas­ser mon temps entre le Liban et la France où j’ai une mai­son de cam­pagne et un réseau de rela­tions cultu­relles que j’ai bâties avec le Fes­ti­val d’Avignon, le Fes­ti­val d’Aix, la ville de Mar­seille, des struc­tures cultu­relles qui ont été nos par­te­naires durant le Prin­temps pales­ti­nien que j’ai orga­ni­sé en France ou durant le fes­ti­val Masa­rat en Belgique.

Vous n’envisagez pas de vivre en Palestine ?

Vous savez la Pales­tine ne se limite pas au ter­ri­toire de la Pales­tine ! Les deux tiers de la popu­la­tion pales­ti­nienne sont réfu­giés à l’extérieur de la Pales­tine. Je suis très soli­daire de cette popu­la­tion de réfu­giés qui repré­sente 6 des 10 mil­lions de Pales­ti­niens dans le monde. Donc je vou­drais tra­vailler avec ces réfu­giés au Liban, ceux qui ont fui la guerre en Syrie et qui sont dans des condi­tions très dif­fi­ciles. Mais bien sûr, j’irai en Pales­tine. Les artistes dont je parle, les cultu­rels dont je parle sont sur­tout en Pales­tine. Mais les camps de réfu­giés du Liban, c’est là où j’ai com­men­cé et c’est là où je vou­drais revenir.

Tout au long de votre carrière de diplomate vous avez eu une attention toute particulière pour la culture, faire découvrir celle de la Palestine en Europe mais aussi aider à ce que la culture se diffuse en Palestine. Pourquoi en avez-vous fait une de vos priorités ?

Avec la Nak­ba, nous avons vécu un immense net­toyage eth­nique. On a vidé la Pales­tine de ses habi­tants pour en faire un État à majo­ri­té juive. La Pales­tine, c’est une socié­té pay­sanne qui a tou­jours vécu autour de son agri­cul­ture. Or, arra­cher un pay­san à sa terre, c’est le tuer. Il ne peut pas deve­nir cor­don­nier ou élec­tri­cien puisque, de père en fils, il a culti­vé la terre. Si on lui prend sa terre et qu’on l’exile dans un camp de réfu­giés, il meurt. Je suis anthro­po­logue de for­ma­tion, j’ai étu­dié la struc­ture sociale des camps pales­ti­niens du Liban. Or, au cours de mon étude, je me suis ren­du compte que si cette popu­la­tion avait sur­vé­cu à ce trau­ma­tisme fon­da­teur et était res­tée très humaine mal­gré cet arra­che­ment qu’a repré­sen­té la Nak­ba, c’était par l’attachement, non pas à la terre, mais à la culture : leur mémoire, leur musique, leurs danses, leurs chants, leurs poé­sies, leur lit­té­ra­ture… Je suis res­tée fas­ci­née par le fait que ce qui don­nait aux Pales­ti­niens la force de résis­ter au rou­leau com­pres­seur de la néga­tion totale israé­lienne, que ce qui don­nait de la force à une socié­té, c’était la culture.

Lorsqu’on m’a nom­mée Ambas­sa­drice, j’ai gar­dé cette convic­tion et je me suis dit qu’il fal­lait à tout prix intro­duire dans la diplo­ma­tie pales­ti­nienne une dimen­sion cultu­relle. Cela ne peut être uni­que­ment les réso­lu­tions des Nations-Unies, ou des conclu­sions des Conseils euro­péens parce que cela reste très froid. Si vrai­ment on veut créer un sen­ti­ment d’échange et de connais­sance du peuple pales­ti­nien, il faut dire ce que c’est que sa culture. C’est pour­quoi j’ai orga­ni­sé la sai­son cultu­relle du Prin­temps pales­ti­nien en 1997 en France, qui a ren­con­tré un suc­cès impor­tant parce qu’on a ame­né tous les écri­vains, les musi­ciens, les cinéastes pales­ti­niens. Lorsque je suis arri­vée en Bel­gique, j’ai ini­tié la même chose, ça a don­né Masa­rat en 2008. L’audience de ces acti­vi­tés cultu­relles était beau­coup plus impor­tante que celle des dis­cours juri­diques de réso­lu­tions internationales.

Pourquoi cet intérêt selon vous ?

Parce que ce sont des rap­ports humains entre Euro­péens et Pales­ti­niens, de citoyens à citoyens, entre poètes et ceux qui aiment la poé­sie, entre roman­ciers et ceux qui aiment lire, entre musi­ciens et mélo­manes. Et cela forme une com­mu­nau­té, on se sent égaux. Je pense que la force de la rela­tion que cela a créée entre Euro­péens et Pales­ti­niens est beau­coup plus forte qu’uniquement une cama­ra­de­rie idéo­lo­gique ou poli­tique. La culture s’oppose à un natio­na­lisme chau­vin qui m’inquiète beau­coup ces der­nières années. Elle com­bat un recours à cette reli­gion prise comme idéo­lo­gie natio­na­liste mes­sia­nique qu’elle soit musul­mane, juive ou même chré­tienne comme aux États-Unis. La culture ras­sure donc sur l’humanité de notre monde actuel. Elle est ouverte à tous les citoyens et en par­ti­cu­lier les jeunes. Or, l’avenir c’est la jeu­nesse, la jeu­nesse pales­ti­nienne, arabe, médi­ter­ra­néenne et euro­péenne. Et, la culture la fait vibrer parce qu’elle fait appel à ses émo­tions beau­coup plus que le dis­cours politique.

La culture fait plus vibrer les jeunes que la politique en Palestine ?

La culture a une dimen­sion poli­tique très impor­tante. Il n’y a pas de culture sans poli­tique. Je pense que les jeunes sont plus sen­sibles au dis­cours, à des récits qu’à la manière dont on parle quand on va par exemple dans un par­ti poli­tique dis­cu­ter des rap­ports de pou­voir et d’élections. Je pense d’ailleurs que c’est la même chose en Bel­gique. Je par­lais de dis­cours dans son sens phi­lo­so­phique, d’un récit que je pour­rais faire moi ou que pour­rait faire un artiste sur la Pales­tine. Il est évident aujourd’hui que vous ne pou­vez pas évi­ter la poli­tique lorsque vous êtes vic­time de la poli­tique mais je trouve que vous pou­vez avoir envie de trans­mettre ce que vous vivez d’une manière autre que par un dis­cours mili­tant, poli­tique, idéo­lo­gique, autre­ment que d’aller mani­fes­ter, d’aller crier ou d’écrire un article. Vous pou­vez le faire au tra­vers d’une œuvre, d’un tra­vail lit­té­raire ou de l’expression que vous avez en tant qu’artiste.

Quand on parle de culture, on parle également au sens plus large de la culture anthropologique, des différents traits culturels. Dans quelle mesure la culture palestinienne a‑t-elle été modifiée par des décennies d’occupation, d’humiliation et d’injustice ?

Je pense que la tra­gé­die pales­ti­nienne a fait des Pales­ti­niens un des peuples les plus modernes de la pla­nète. La situa­tion les a obli­gés à se remuer, à se sou­le­ver contre tout ce qui les fai­sait régres­ser, contre le côté conser­va­teur de la socié­té arabe et musul­mane, avec ses tra­di­tions, ses conven­tions, son confor­misme, son qu’en-dira-t-on. Par exemple, si vous êtes une femme réfu­giée dans un camp et que vous allez tra­vailler parce que toute la famille crève de faim, votre père ne pen­se­ra jamais à dire : « Non, les tra­di­tions du vil­lage ne le per­mettent pas ». Il n’y a plus de vil­lage ! Et donc, elle ira tra­vailler. Si elle a un diplôme, elle aura un meilleur salaire donc elle veut aller étu­dier. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui 98,9% de la popu­la­tion pales­ti­nienne est alpha­bé­ti­sée contre moins de 50 % dans le monde arabe. Vous avez autant de filles que de gar­çons alpha­bé­ti­sés, nos écoles sont mixtes. Et vous avez le plus haut taux de diplô­més uni­ver­si­taires du monde arabe. Et pour­tant, on est les plus pauvres ! Mais les gens sont prêts à ne pas man­ger pour pou­voir assu­rer l’éducation de leurs enfants.

Cette capa­ci­té de moder­ni­té est la consé­quence de la vie qu’ils ont vécue. On a été obli­gé de faire l’inti­fa­da, ce qui en arabe signi­fie « se secouer », faire un mou­ve­ment sur soi-même. Et pas du tout ce que tra­duit la presse occi­den­tale, des jets de pierre contre l’occupant. L’inti­fa­da, c’est donc le fait de se sou­le­ver, se redres­ser et de déci­der de son des­tin. C’est une manière de se remettre debout quand on a été cas­sé par la vie. Dans le cas pré­cis pales­ti­nien, cas­sé par l’occupation mili­taire, l’exil et la dépos­ses­sion. C’est un mou­ve­ment extra­or­di­naire de reprise de confiance en soi. C’est le sum­mum de la digni­té humaine. Et on peut l’appliquer à n’importe quelle situa­tion où l’on se secoue, où l’on se débar­rasse des tra­di­tions, de tout ce qui est rétro­grade, conser­va­teur et raciste. Et cela, c’est la moder­ni­té pour moi. Les condi­tions de vie des Pales­ti­niens les ont menés vers cette inti­fa­da qui les a conduits vers la moder­ni­té, vers la laï­ci­té, vers l’ouverture à l’autre, vers l’expression uni­ver­selle de leur culture, de leur capa­ci­té artis­tique et c’est cela qui leur donne de la force.

Dans le documentaire « Fix me » de Raed Andoni, le réalisateur se met en scène à la recherche des causes de ses migraines, et donne à voir les réactions de Palestiniens à son projet de film. Les gens lui reprochent de traiter d’un sujet trivial, qu’il y a des choses plus importantes à traiter comme l’occupation israélienne. Est-ce que c’est compliqué pour des artistes palestiniens de traiter d’autre chose que de l’occupation comme semble le dire Raed Andoni ?

Cela fait éga­le­ment par­tie de ce que j’ai appe­lé le fait de se secouer, de se débar­ras­ser d’un car­can. Le car­can n’est pas seule­ment au niveau de la reli­gion, du patriar­cat ou du cla­nisme parce que nous sommes une socié­té arabe où vous avez quand même tous ces défauts. Ce sont des aspects de notre culture qui nous tirent vers l’arrière au lieu de vous pous­ser vers l’avant. Il y a aus­si le dis­cours idéo­lo­gique parce que la Pales­tine a fait aus­si par­tie de ce qu’on appelle les mou­ve­ments de libé­ra­tion qui ont un magni­fique dis­cours mais cen­tré sur « le col­lec­tif, le col­lec­tif, tou­jours le col­lec­tif ». Or, les artistes ont quel­que­fois besoin aus­si de par­ler à la pre­mière per­sonne du sin­gu­lier. Ce n’est pas une tra­hi­son si un artiste dit moi je pense que, j’aime­rais que, je vois les choses comme cela. Cela ne veut pas dire qu’il est un traître à son peuple mais que là, il est un artiste. Il n’est pas Yas­ser Ara­fat qui fait un dis­cours, ni Leï­la Sha­hid la repré­sen­tante de l’OLP. Il a fal­lu que les artistes gagnent leur place.

La pro­duc­tion artis­tique actuelle est très riche. Les artistes qui ont assez de choses à dire sont très bien recon­nus en Pales­tine, ils en sont même la fier­té. Vous avez quelqu’un comme Emi­ly Jacir qui a reçu le prix de la Bien­nale de Venise il y a 10 ans. Vous avez quelqu’un comme Elia Sulei­man qui a eu des prix à Cannes. Vous avez quelqu’un comme le musi­cien que PAC a pro­duit, Ram­zi Abu­red­wan, qui main­te­nant pro­duit des CD avec des musi­ciens belges. Mais on est très exi­geant en Pales­tine sur la qua­li­té de l’art. Les Pales­ti­niens recon­naissent et sont très fiers des artistes comme eux, qui ont eu assez de force pour pro­duire une œuvre, sans avoir for­cé­ment un dis­cours idéo­lo­gique ou sans pré­tendre par­ler au nom de la col­lec­ti­vi­té, du peuple pales­ti­nien. Il y a mille manières d’exprimer des choses sur le plan artis­tique, que cela traite de la résis­tance du peuple pales­ti­nien ou non. Je ne suis donc abso­lu­ment pas d’accord avec Raed Ando­ni au sujet de l’idée qu’on repro­che­rait aux artistes de trop par­ler d’eux-mêmes. La pro­duc­tion cultu­relle et artis­tique aujourd’hui se déve­loppe tous azimuts.

Est-ce que vous avez eu plus de mal à mener une carrière dans le monde diplomatique parce que vous étiez une femme ?

Vous seriez sur­pris… En tant que femme, j’ai trou­vé que j’avais en fait beau­coup d’atouts que ce soit en Europe ou avec les miens. Avec mes inter­lo­cu­teurs euro­péens, c’est parce qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’une femme arabe puisse assu­mer cette fonc­tion sans com­plexes d’infériorité. Cela m’a ouvert beau­coup de portes. Dans ma propre socié­té, cela m’a don­né beau­coup d’avantages parce que je sen­tais que les hommes étaient fiers d’avoir une femme qui savait répondre à l’Ambassadeur d’Israël et le faire taire à la télé­vi­sion. Ils étaient moins exci­tés lorsque c’était des col­lègues hommes qui débattaient.

J’ai le sen­ti­ment que l’opinion publique pales­ti­nienne a aimé ma manière de fonc­tion­ner et de les repré­sen­ter. J’ai tra­vaillé d’arrache-pied. Autant avec les auto­ri­tés poli­tiques qu’avec la socié­té civile pales­ti­nienne. Autant avec les poli­tiques que les cultu­rels. J’ai pris très au sérieux mon titre : j’ai été la repré­sen­tante de l’OLP qui, elle, repré­sente le peuple pales­ti­nien. J’ai tou­jours consi­dé­ré que j’étais repré­sen­tante de tous les Pales­ti­niens, qu’ils soient de mon bord ou non, qu’ils soient avec le Fatah, avec le Hamas, avec le Front popu­laire ou avec les com­mu­nistes, qu’ils soient de Pales­tine, de la dia­spo­ra ou d’Israël. Pour moi, ils sont tous Pales­ti­niens. Je pense donc qu’il y a eu une forme d’osmose, d’empathie très intense entre moi et la popu­la­tion pales­ti­nienne qui fait que moi per­son­nel­le­ment je vous men­ti­rais si je vous disais que j’ai été oppri­mée en tant que femme diplo­mate ou femme mili­tante palestinienne…

Mais dans la socié­té pales­ti­nienne, comme dans toutes les socié­tés ara­bo-musul­manes, la femme n’a pas un sta­tut égal à celui de l’homme dans les domaines juri­diques, éco­no­miques et sociaux. Elle a beau­coup de pou­voir dans l’espace pri­vé mais pas d’autorité dans l’espace public. C’est dans ce domaine qu’il faut lutter.

Vous avez beaucoup cité les Palestiniens de la diaspora, les Palestiniens des camps, les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Finalement, qu’est-ce qui unit tous ces peuples aux destins multiples ?

Leur appar­te­nance ! Leurs appar­te­nances à une nation, à une mémoire, à une his­toire, à une aspi­ra­tion, à un ave­nir, à une digni­té, à une recon­nais­sance, à un pro­jet, à une vision de socié­té. Ils ont une vraie iden­ti­té qui ne se réduit pas à l’adresse que l’on met sur un compte en banque ou sur un cour­rier. Les Pales­ti­niens ont une mémoire com­mune, une his­toire com­mune, ils en sont très fiers parce que c’est une terre qui ne res­semble à aucune autre, parce qu’elle est sainte, elle est l’accumulation de toutes les civi­li­sa­tions qui ont vécu sur cette terre. Et voyez comme elle est petite. Tel­le­ment petite que l’on ne peut même pas écrire le nom en entier sur la carte ! Mais elle est dans la civi­li­sa­tion mon­diale car elle a été le lieu de nais­sance de Jésus-Christ, le lieu où les Hébreux ont fait leur pre­mier royaume, le lieu où les Pales­ti­niens ont construit un rêve d’État, où on trouve un mélange de chré­tiens, de musul­mans, de juifs, d’ottomans, de byzan­tins, de jébu­séens, d’hébreux. C’est cette richesse de la diver­si­té de ce lieu et de son his­toire qui fait qu’ils ont une iden­ti­té forte.

Vous connais­sez le théo­rème d’Archimède ? Tout corps plon­gé de haut en bas reçoit une pous­sée ver­ti­cale équi­va­lente de bas en haut qui le fait res­sur­gir. Exac­te­ment comme les Pales­ti­niens. On a vou­lu les faire dis­pa­raitre, ils ont reçu une pous­sée de bas en haut qui en a fait un peuple d’une très grande force, de convic­tion, de sen­ti­ment et d’appartenance pro­fonde à l’Humanité.

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