Thierry Bodson

À la recherche d’une vraie culture wallonne

Thier­ry Bod­son, Secré­taire géné­ral de l’Interrégionale wal­lonne de la FGTB, a la cin­quan­taine assu­mée, les che­veux poivre et sel, une tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle cou­lée dans le bas­sin sidé­rur­gique lié­geois, dans le monde et la culture syn­di­cale. Lors de cette ren­contre, il nous a fait par­ta­ger ses com­bats, ses indi­gna­tions, ses goûts éclec­tiques, son amour du régio­na­lisme, mais aus­si son affir­ma­tion de citoyen du monde avant tout. Un moment pri­vi­lé­gié qu’il nous a livré en toute humilité.

Comment devient-on un syndicaliste wallon ? Y a‑t-il des aspects particuliers dans ton existence qui t’ont conduits à cet engagement syndical dans cette petite région d’Europe ?

Il n’y a pas une recette unique, il y en a autant qu’il y a de syn­di­ca­listes. En ce qui me concerne, deux élé­ments ont prin­ci­pa­le­ment for­gé mes convictions.

Mes pre­miers enga­ge­ments, et non mes pre­miers com­bats, ont pris nais­sance autour des mou­ve­ments paci­fistes contre les bombes pré­sentes en Bel­gique, fin des années 70. On peut dire que vrai­ment le mou­ve­ment paci­fiste m’a ame­né à la militance.

Deuxième élé­ment, je viens d’une famille ori­gi­naire pour moi­tié de mineurs, issue de la région lié­geoise dans les grands char­bon­nages. De ce fait, une tra­di­tion fami­liale existe. Une des images fortes qui me revient sou­vent en mémoire, c’est celle d’un oncle mineur (le der­nier à être le concierge de la mine de Beyne-Heu­say à l’Est de Liège). Quand j’allais le voir, il avait sa bon­bonne qui trai­nait der­rière lui et mal­gré tout, chaque soir, il conti­nuait à faire inlas­sa­ble­ment, conscien­cieu­se­ment un der­nier tour du bâti­ment avant de fermer.

Des personnages comme Fidel Castro, Salvador Allende ou Lénine n’ont-ils pas influencé ton parcours syndical ?

Non, il n’y a pas une figure qui m’a mar­qué. Par contre, lorsque je remonte le plus loin pos­sible dans ma mémoire, au niveau de mes pre­miers contacts poli­tiques, c’est sans conteste le cou­rant régio­na­liste qui, très jeune, vers 14 – 15 ans, m’a tout de suite inté­res­sé. Ain­si, je suis entré en contact, pro­lon­gé d’ailleurs, avec Hen­ri Mor­dant, le pré­sident du Ras­sem­ble­ment Wal­lon à cette époque.

Pourquoi si tôt cette fibre pour le régionalisme ?

Je pense que c’est déjà d’abord un éton­ne­ment, une atti­rance pour un rai­son­ne­ment éco­no­mique car je ne suis pas un régio­na­liste roman­tique, mais un régio­na­liste prag­ma­tique. À l’époque, c’était déjà cette atti­rance pour une autre façon d’envisager les trans­ferts finan­ciers et l’organisation de l’économie dans ce pays qui me sédui­sait. Et de nou­veau pour l’anecdote, quelque chose qui m’avait for­te­ment frap­pé, et qui explique en par­tie ma fibre régio­na­liste, c’était de connaître le pour­quoi qui fai­sait que les arbres se trou­vaient en Wal­lo­nie et les meubles étaient fabri­qués en Flandre. C’était une des rai­sons pour les­quelles j’ai été voir Hen­ri Mor­dant. Ce fut pour moi une approche ori­gi­nale, dif­fé­rente du reste du monde poli­tique de l’époque.

Pour un régionaliste comme toi, existe-t-il une vraie culture wallonne aujourd’hui ?

Il n’existe pas une culture wal­lonne, tout le monde le sait bien mal­heu­reu­se­ment. Il y a une série de tra­di­tions cultu­relles qui existent, folk­lo­riques ou autres, qui sont fortes. Certes, elles sont inté­res­santes, mais ce qui manque aujourd’hui et c’est une des choses pour laquelle je reven­dique la régio­na­li­sa­tion de la culture, c’est qu’on ne par­vient pas à faire de cet ensemble de cultures diverses une vraie culture wal­lonne. C’est quelque chose qui bien sou­vent nous échappe mais aujourd’hui il est impos­sible de créer un état d’esprit cultu­rel, un lien cultu­rel exis­tant entre le Mous­cron­nois et l’Arlonais.

Or, si demain on se dirige vers un pays de plus en plus régio­na­li­sé — pro­ba­ble­ment sur base de quatre régions, l’histoire le dira, lors de la sixième réforme de l’État – chaque région devra alors vrai­ment se prendre en main aux niveaux social, éco­no­mique, indus­triel, etc. La Région wal­lonne devra alors se pro­je­ter sur les 10 ou 15 ans à venir. On ne peut pas deman­der à une région d’organiser son déve­lop­pe­ment éco­no­mique, d’avoir un pro­jet de socié­té sur 10 ou 15 ans sans qu’elle ait la culture dans ses attributions.

Te sens-tu citoyen du monde, européen, belge, francophone, wallon, liégeois ?

De toute évi­dence tout d’abord citoyen du monde car l’on se rend bien compte que tout est imbri­qué. Toutes les déci­sions ou absences de déci­sions qui sont prises au niveau poli­tique ou autre, n’importe où dans le monde aurait de toute façon imman­qua­ble­ment des effets directs chez nous. On ne peut pas être absent de ce qui se passe ailleurs dans le monde.

Penses-tu que les nouveaux réseaux sociaux puissent être un instrument efficace de lutte sociale ?

Je pense que les réseaux sociaux peuvent en effet être un ins­tru­ment effi­cace de lutte contre une série d’injustices comme les luttes sociales et poli­tiques. À titre per­son­nel, je ne suis pas un spé­cia­liste, j’ai besoin de mes jeunes col­la­bo­ra­teurs pour que l’interrégionale reste au goût du jour.

Je n’ai pas Twit­ter, je ne suis pas sur Face­book et je ne le serai pas avant un bon bout de temps. Par rap­port à ces nou­veaux médias, il y a une chose que je vou­drais mettre en évi­dence, c’est que si l’on va cher­cher uni­que­ment l’information sur inter­net, s’en conten­ter en ne fai­sant pas le che­min paral­lèle qui passe par le filtre d’un jour­na­liste, il y a un véri­table dan­ger : perdre la qua­li­té de l’information et tout sens cri­tique. Le jour­na­lisme est un filtre très impor­tant entre ce qui se passe et la façon dont elle est réper­cu­tée, ce qu’on lit. À ce moment-là, on peut mieux iden­ti­fier s’il s’agit d’un jour­na­liste plu­tôt ou clai­re­ment de gauche, de droite, un croyant, un laïque etc. On connaît alors mieux à tra­vers quel prisme on le lit. Tan­dis que quand on est sur les nou­veaux outils, on connaît moins la source d’information et donc l’œil cri­tique ne cesse de dimi­nuer au fur et à mesure que l’on passe à côté de la presse classique.

Penses-tu que la culture syndicale aujourd’hui soit suffisamment forte pour faire face à un climat idéologique antisocial et très antisyndical dans les médias ?

En effet, le trai­te­ment réser­vé au mou­ve­ment social en Bel­gique ces 2 der­niers mois ½ [Décembre 2011 et jan­vier 2012 NDLR] est pro­fon­dé­ment injuste. Si on regarde rétros­pec­ti­ve­ment et his­to­ri­que­ment, nous avons eu le 2 décembre 2011 la troi­sième plus grande mani­fes­ta­tion sociale en Bel­gique depuis la guerre 40 – 45. Une grève dans les ser­vices publics qui est de loin l’une des plus réus­sies le 22 décembre depuis l’Après-guerre. Et le 30 jan­vier 2012, nous avons eu la pre­mière grève géné­rale inter­pro­fes­sion­nelle depuis 19 ans ! Ça a donc consti­tué trois mou­ve­ments sociaux hyper bien sui­vis et de très grande ampleur. Le trai­te­ment média­tique mis en place autour de ces trois actions syn­di­cales m’a sem­blé un peu fai­blard au vu de la mobi­li­sa­tion des travailleurs.

Il semble que ce ne soit pas seulement un problème médiatique, mais aussi un problème historique et sociologique. Est-ce qu’on observe un recul fondamental sur nos valeurs, mais aussi sur le fait syndical, sur la nécessité syndicale ?

La gauche dans son ensemble, et l’organisation syn­di­cale peut-être en par­ti­cu­lier, avons créé nos rap­ports de force, les outils de répar­ti­tion de richesses, notre pré­sence ouvrière dans les usines et dans le monde socioé­co­no­mique sur base d’une éco­no­mie qui était orga­ni­sée à un niveau natio­nal, sur le modèle éco­no­mique de la reprise éco­no­mique de l’après-guerre. Ils ont été effi­caces jusqu’au pre­mier choc pétro­lier en 1973. À par­tir de cette date, ils ne l’ont plus été. Et au niveau du mou­ve­ment syn­di­cal, nous avons les pires dif­fi­cul­tés à trans­for­mer nos outils, non seule­ment de répar­ti­tion de richesses, mais aus­si de rap­ports de forces, de les adap­ter à cette inter­na­tio­na­li­sa­tion, cette mon­dia­li­sa­tion de l’économie.

Pour être plus concret, on peut avoir la meilleure pro­tec­tion sociale qui soit, des allo­ca­tions de chô­mage décentes, une bonne cou­ver­ture de soins de san­té, mais nous serons tou­jours per­dants si on n’a pas une har­mo­ni­sa­tion fis­cale tant au niveau de l’impôt des per­sonnes phy­siques qu’au niveau de l’impôt des sociétés.

Un des grands enjeux de la gauche euro­péenne, c’est d’abord de construire un rap­port de force syn­di­cal dans un espace qu’est l’Europe doté d’une cer­taine homo­gé­néi­té poli­tique, éco­no­mique et géo­gra­phique. Avec comme objec­tif de se réap­pro­prier l’outil fis­cal. C’est la meilleure façon de pou­voir répar­tir les richesses. On l’a aban­don­né à la droite. On a cru qu’il suf­fi­sait d’avoir le minis­tère des Affaires sociales pour pou­voir gérer les choses. Cela a été vrai pen­dant 20 ou 30 ans après la Guerre, mais main­te­nant c’est com­plè­te­ment faux.

Un troi­sième élé­ment très dif­fi­cile, tant en rap­port de force qu’en termes d’idéologie, appar­tient aux res­pon­sables éco­no­miques et patro­naux : c’est le dis­cours tenu aux jeunes deman­deurs d’emploi. C’est deve­nu impos­sible de tenir le même qu’il y a 20 ans d’ici. Aujourd’hui, dire aux jeunes que leur car­rière pro­fes­sion­nelle ne se fera plus chez un unique employeur, qu’ils chan­ge­ront d’emploi tous les 5 ans, qu’ils pas­se­ront fata­le­ment par des CDD et de l’intérim, mais que, dans le même temps, lorsqu’ils sont chez un employeur, ils doivent s’investir et lui don­ner tout ce qu’ils ont dans les tripes ! Ce mes­sage ne passe évi­dem­ment plus. Il est clai­re­ment impos­sible d’avoir une jeu­nesse qui s’investisse au niveau pro­fes­sion­nel, études, ou for­ma­tion si on lance un mes­sage aus­si nébu­leux que celui-là.

Le grand enjeu des prochaines années de la région liégeoise sera évidemment la reconversion du bassin. Quel va être le rôle de la culture ?

C’est une vaste ques­tion. Il y a deux manières d’y répondre

D’une part, la culture peut ame­ner à de la créa­tion de nou­veaux objets ou à d’adaptation d’objets, à du desi­gn, etc. Le lien entre la culture, l’art, la créa­tion et l’économie est pour moi quelque chose de très impor­tant. On croit sou­vent en Wal­lo­nie que quand on fait quelque chose de solide et effi­cace on sait le vendre. Or, ce n’est plus le cas, en éco­no­mie, il faut quelque chose en plus de « solide et effi­cace » pour qu’on puisse vendre, indus­tria­li­ser, com­mer­cia­li­ser un produit.

Le deuxième aspect en termes de redé­ploie­ment, est quelle place va-t-on don­ner à la culture en Wal­lo­nie et dans notre socié­té de façon plus large ? Aujourd’hui, objec­ti­ve­ment, la place de la culture prise comme outil per­met­tant aux gens de déve­lop­per leur esprit cri­tique est un échec com­plet. Aujourd’hui, les bud­gets sont consa­crés à 5 ou 6 grands outils cultu­rels wal­lons ou fran­co­phones. Bud­gé­tai­re­ment, on se trompe. Seuls 2 à 4 % des fran­co­phones vont dans ces lieux, les musées, etc.

Et puis sur­tout, et je ne veux pas être mora­liste par rap­port à l’ensemble des citoyens, mais com­prendre que par le prisme de la culture, ils peuvent poser un regard cri­tique sur l’évolution de la socié­té, c’est quelque chose qui échappe com­plè­te­ment à une grande par­tie des tra­vailleurs. En cela, il y a dans le monde d’aujourd’hui un échec de la culture. Pour ma part, je trouve que l’éducation per­ma­nente devrait s’adresser aux labo­ran­tins, à l’employé de banque, à l’informaticien. Ce sont les tra­vailleurs actuels, et ceux de demain. Selon moi, l’éducation per­ma­nente ne par­vient pas à accro­cher, à ce que ces citoyens-là s’intéressent aux évo­lu­tions de la socié­té. Il s’agit là d’un grand enjeu à côté duquel on est en train de passer.

Quelle est la période de l’histoire ancienne et contemporaine que tu préfères le plus ?

Je pense que je m’arrêterais au Siècle des Lumières pour les rai­sons évi­dentes de ce que cette période repré­sente non seule­ment par rap­port à nos socié­tés actuelles d’un point de vue poli­tique et cultu­rel. Mais aus­si pour ce qu’elle repré­sente comme para­doxe. Cette réflexion ouverte et huma­niste, émi­nem­ment impor­tante et posi­tive par rap­port à l’évolution des socié­tés en Occi­dent ne s’adressait en effet qu’à une toute petite par­tie de l’humanité. L’évolution est inté­res­sante et le para­doxe l’est tout autant.

Quelles sont tes lectures ?

Ayant peu de temps, j’avoue être d’un clas­si­cisme très ennuyant.

Je suis en train de ter­mi­ner le prix Gon­court « L’art fran­çais de la guerre » d’Alexis Jen­ni. Après je pas­se­rai cer­tai­ne­ment au prix Renaudot.

La musique que tu écoutes ?

J’adore Arno depuis TC Matic. J’aime beau­coup le der­nier CD de Louis Che­did, mais ce n’est pas pour cela que j’aime tout ce qu’il fait. Ado­les­cent, je jouais de la gui­tare basse, je chan­tais, c’était l’époque du hard-rock, Deep Purple, Led Zeppelin…

Le mot qui te colle le plus à la peau ?

Je ne sais pas si c’est un mot, plu­tôt un sen­ti­ment. Je déteste quand l’injustice entraîne la tris­tesse. C’est quelque chose qui me renverse.

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