Frontières, limites et désirs d’infini

Illustration : David Delruelle

Les mul­tiples ques­tions posées par la fron­tière sont aujourd’hui un enjeu essen­tiel pour l’action et la réflexion sur notre monde. De la construc­tion d’un mur en Pales­tine à la dif­fé­rence entre l’homme et l’animal, de l’accueil des migrants en Europe aux limites des res­sources natu­relles, des iden­ti­tés fer­mées à la défi­ni­tion du propre de l’homme, la notion de fron­tière doit sans relâche être inter­ro­gée et mise en débat.

La condi­tion humaine porte en son cœur une contra­dic­tion fon­da­men­tale : celle de la limite. Nous sommes clô­tu­rés par des limites, qu’elles soient natu­relles – la fini­tude de notre corps, de notre vie, de notre genre, de la bio­sphère… — ou cultu­relles – nous sommes nés à telle époque his­to­rique, dans telle civi­li­sa­tion, dans telle classe sociale, dans telle famille… Nous sommes des êtres « bornés ».

Mais nous sommes aus­si han­tés par l’imaginaire de l’infini, de l’illimité, de l’éternel, de l’absolu. Des mono­théismes à l’astrophysique, des mathé­ma­tiques à l’esthétique, la puis­sance et l’obsession de cette inlas­sable quête de l’infini, sonnent comme une lan­ci­nante antienne emplie de ver­tiges inson­dables. En scru­tant le ciel, en déve­lop­pant des équa­tions, en pour­sui­vant une maî­trise crois­sante de la nature, en explo­sant son ima­gi­naire, en colo­ni­sant des ter­ri­toires, en conqué­rant de nou­veaux mar­chés, en spé­cu­lant sur « l’humanité aug­men­tée », l’homme, tout à la fois Faust et Pro­mé­thée, entend tout englo­ber, avec effroi ou avec ravissement.

Ce petit être fini et inache­vé, sur­gi par hasard et néces­si­té sur la scène ter­restre, il y a des mil­lé­naires, s’est construit une des­ti­née. Par la révé­la­tion divine ou par le cal­cul infi­ni­té­si­mal, par le recul des fron­tières de la mort ou par la trans­for­ma­tion achar­née de la matière, cette des­ti­née est toute ten­due vers des hori­zons per­pé­tuels et démesurés.

Cette contra­dic­tion, inso­luble et irré­duc­tible en soi, est l’essence de l’humain. Vivre avec cette oppo­si­tion car­di­nale est un défi périlleux. Car il s’agit de résoudre, du moins pro­vi­soi­re­ment, ce para­doxe cen­tral pour exis­ter le mieux pos­sible avec soi-même et avec les autres. Il faut des balises, des limites, des fron­tières pour com­bi­ner nos rêves d’infini et nos insuf­fi­sances intrin­sèques. Ces lignes de par­tage sont innom­brables et se déclinent en de mul­tiples sens : la construc­tion de notre iden­ti­té par la morale et l’éthique, la ges­tion des col­lec­tifs humains par la poli­tique et l’économie, le rap­port au monde « non-humain » par les sciences et les tech­niques… dif­fi­cile équi­libre. Le funam­bule est roi entre le cris­tal de la fer­me­ture rigi­di­fiée et l’évanescence de la fumée infi­nie et indif­fé­ren­ciée… Soit deux excès contraires et cha­cun d’eux pous­sés dans leur logique ultime, dévastateurs.

LE BESOIN DE FRONTIÈRES

Nous avons en effet besoin de limites et de fron­tières, entre le sacré et le pro­fane, l’homme et la femme, l’humain et l’animal, le nor­mal et le patho­lo­gique, le poli­tique et l’économique, l’humanité et la bio­sphère, entre le je et le nous, entre les langues, les tra­di­tions, les cultures, les États, les civi­li­sa­tions… Le cap à suivre, me semble-t-il, se situe au niveau de la bonne dis­tance, dans la construc­tion de la juste mesure. À défaut, on tom­be­ra soit dans une iden­ti­té de clô­tures et de fils bar­be­lés, psy­chiques ou géo­po­li­tiques. C’est la voie de la psy­chose, de l’autisme, du dog­ma­tisme, du tota­li­ta­risme, du racisme ou du sexisme. C’est l’érection de murs, men­taux comme phy­siques. Cela conduit à la mala­die men­tale, à l’anthropocentrisme, au colo­nia­lisme ou au mono­pole de quelques marques occi­den­tales mondialisées.

Soit, à l’inverse, on tom­be­ra dans le mag­ma indif­fé­ren­cié de l’égo-grégarisme où les par­ti­cu­la­ri­tés et les per­son­na­li­tés, les spé­ci­fi­ci­tés et les iden­ti­tés, se dis­sol­ve­ront dans une homo­gé­néi­sa­tion super­fi­cielle et nivel­lante. Mains­tream uni­ver­sel impo­sé par le plus fort, le plus riche ou le plus rusé. On aura créé un homme hors sol avec le déra­ci­ne­ment comme norme et comme idéal.

Une fron­tière, cela sert à défendre et à pro­té­ger, mais aus­si à relier. Pas de dis­tinc­tion avec ceux d’en face et vous pou­vez les annexer ou les écra­ser. La sin­gu­la­ri­té de soi per­met de recon­naître celle de l’autre. La digni­té, la fra­ter­ni­té, la soli­da­ri­té, sont d’abord une ques­tion de bonne dis­tance et de juste mesure. Au fond il s’agit de ne pas être contre, dans les deux posi­tions pos­sibles : ni tout contre ni, à l’inverse, en oppo­si­tion fron­tale. Tou­jours la recherche de l’intervalle opti­mal, de l’espacement adé­quat. Res­pec­ter c’est, éty­mo­lo­gi­que­ment, regar­der der­rière soi. Tout rap­port à l’autre néces­site une rete­nue de l’œil, un regard dis­tan­cié, une célé­bra­tion de l’écart.

LA PEAU, LES RITES, LE DROIT

Notre pre­mière fron­tière, vitale, s’appelle immu­no­lo­gie, cette science médi­cale qui étu­die les réac­tions de défense de l’organisme face à un agent hos­tile, d’une bac­té­rie à une aller­gie, d’un rejet de greffe à une mala­die auto-immune. Acti­va­tion des cel­lules de défense, mobi­li­sa­tion des anti­corps, tout concourt pour pro­té­ger notre corps par un sys­tème de défense spé­ci­fique. La démar­ca­tion ori­gi­nelle, c’est notre enve­loppe cor­po­relle, notre épi­derme, la plus essen­tielle de toutes les protections.

Puis, il y a les bor­dures appa­rues il y a des mil­lé­naires quand l’homme est deve­nu un être de culture. Ce sont les rites qui nous aident à négo­cier avec les dieux et avec les morts. Ils fixent la fron­tière entre le sacré et le pro­fane, le per­mis et l’interdit, le pur et l’impur. Enfin, troi­sième sys­tème immu­ni­taire inté­gré à la nature même de la vie humaine, le droit, inau­gu­ré par les Romains, qui a dres­sé des limites indis­pen­sables à l’organisation col­lec­tive. Trois fron­tières qui illus­trent phi­lo­so­phi­que­ment la néces­si­té d’une dis­tinc­tion entre le « je », qu’il s’exprime sous l’aspect indi­vi­duel ou sous l’aspect social, et « l’autre ». Trois enve­loppes indis­pen­sables à la per­pé­tua­tion de la vie. Il fau­dra sans doute en ima­gi­ner urgem­ment une qua­trième pour pré­ser­ver la bio­sphère. Tâche d’une nou­velle science à bâtir pour répondre à l’ère de l’Anthropocène qui s’ouvre.

Les démar­ca­tions appa­raissent fon­da­men­tales dans tous les ordres de la condi­tion humaine. Le tra­cé, la carte, la ligne, découpent la sphère ter­restre et les cieux spi­ri­tuels. De la fon­da­tion de Rome par Romu­lus à la zone d’influence de l’actuelle Rus­sie, du par­tage du monde par Zeus aux lignes de par­tage entre ortho­doxes et catho­liques ou entre sun­nites et chiites, des espla­nades sacrées aux enceintes où l’on rend la jus­tice, tout l’espace, depuis des temps immé­mo­riaux, fait l’objet d’un maillage d’un raf­fi­ne­ment et d’une sédi­men­ta­tion extrê­me­ment denses. La géo­po­li­tique moderne, et sin­gu­liè­re­ment l’occidentale, ferait bien par­fois de recou­vrer la mémoire. La géo­gra­phie, qui ne sert pas qu’à faire la guerre, bien plus encore que l’histoire, trace les sillons dans les­quels s’inscrivent les pas des armées et des gouvernants.

UNE DÉMARCATION TOUJOURS MOUVANTE

On l’aura com­pris, la fron­tière est consti­tu­tive de la des­ti­née humaine, sous toutes ses dimen­sions, des plus sym­bo­liques aux plus pro­saïques. Du vac­cin contre la grippe à la fron­tière lin­guis­tique, des vaches sacrées aux abat­toirs indus­triels, de Fron­tex au mariage pour tous, de la zone d’influence à la ges­ta­tion pour autrui. Et même la toile, ce sixième conti­nent qui donne une illu­sion d’espace infi­ni et sans fron­tières, se heurte à la cen­sure d’État ou au mora­le­ment cor­rect de notre temps. Que pour­rait un GPS face à un tel amon­cel­le­ment de lisières, de confins, de bornes et de démarcations ?

Car, et c’est heu­reux, toutes ces lisières, ces confins, ces bornes et ces démar­ca­tions, se trans­forment, ondulent, se déplacent et évo­luent. Ce qui était illé­gal hier ne l’est plus aujourd’hui. Ce qui était jadis blas­phème devient avant-garde célé­brée hic et nunc. Les ani­maux-machine deviennent des êtres de sen­si­bi­li­té. La femme a presque accé­dé au « sta­tut d’humain », comme le fou, le cri­mi­nel, le noir, l’homosexuel, l’handicapé ou le misé­reux. Tout dépend des époques et des pays, des lois et des men­ta­li­tés, des dieux et des héros.

Il faut se réjouir, à mon sens, de la des­truc­tion de nom­breux mur de pré­ju­gés qui confi­naient trop de nos conci­toyens dans la honte, la culpa­bi­li­té, la dis­cri­mi­na­tion, le secret ou l’infraction. Que les fron­tières nor­ma­tives au pro­fit des liber­tés fon­da­men­tales et de la diver­si­té de styles de vie, s’élargissent, c’est évi­dem­ment tant mieux. Que les valeurs de tolé­rance, de dia­logue et de liber­té s’universalisent, qui pour­rait le blâ­mer ? Mais, comme un per­pé­tuel tan­go, les iden­ti­tés fer­mées, les radi­ca­lismes et les inté­grismes pul­lulent. Comme si à toute ouver­ture éman­ci­pa­trice devaient répondre des enfer­me­ments étanches. Il nous faut des fron­tières poreuses qui res­pirent comme la peau ou les civi­li­sa­tions illustres. À un bon rythme et à bonne distance.

Mais il convient aus­si de s’inquiéter de la part mau­dite des choses : la perte du sens de la limite. Tout pro­grès porte en lui un regrès. Toute mesure, une déme­sure, cette fameuse hubris qui ter­ri­fiait déjà les sages de la Grèce antique. Aujourd’hui, la puis­sance des tech­nos­ciences met en péril les équi­libres du sys­tème-terre. Il va nous fal­loir retrou­ver le sens de la mesure et de l’harmonie. L’exercice, vital pour notre espère, est d’une dif­fi­cul­té extrême et inédite, entre la trans­gres­sion, essen­tielle à la pour­suite de l’aventure humaine, et la conser­va­tion, tout aus­si essen­tielle. Un nou­veau para­digme intel­lec­tuel, si cher à Edgar Morin, qui place en son cœur la com­plexi­té, doit s’ébaucher pour ten­ter de répondre aux enjeux d’une nou­velle ère de la bio­sphère. Conci­lier le tout et les par­ties, l’ordre et le désordre, les acquis du pas­sé et les poten­tia­li­tés du futur, des fron­tières qui séparent et qui relient, des limites fluides, ondoyantes mais qui conservent les traces éman­ci­pa­trices du pas­sé et de la mémoire… Tou­jours la juste norme, à l’image d’un doua­nier sans frontières.

Paul Valé­ry écrit en 1931 que le temps du monde fini com­mence. Alexandre Koy­ré décrit en 1957 le pas­sage de la moder­ni­té comme celui du monde clos à l’univers infi­ni. Il s’agit désor­mais de pen­ser les deux prin­cipes en même temps, tout à la fois nos indis­pen­sables limites et nos dési­rs d’infini.

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