La condition humaine porte en son cœur une contradiction fondamentale : celle de la limite. Nous sommes clôturés par des limites, qu’elles soient naturelles – la finitude de notre corps, de notre vie, de notre genre, de la biosphère… — ou culturelles – nous sommes nés à telle époque historique, dans telle civilisation, dans telle classe sociale, dans telle famille… Nous sommes des êtres « bornés ».
Mais nous sommes aussi hantés par l’imaginaire de l’infini, de l’illimité, de l’éternel, de l’absolu. Des monothéismes à l’astrophysique, des mathématiques à l’esthétique, la puissance et l’obsession de cette inlassable quête de l’infini, sonnent comme une lancinante antienne emplie de vertiges insondables. En scrutant le ciel, en développant des équations, en poursuivant une maîtrise croissante de la nature, en explosant son imaginaire, en colonisant des territoires, en conquérant de nouveaux marchés, en spéculant sur « l’humanité augmentée », l’homme, tout à la fois Faust et Prométhée, entend tout englober, avec effroi ou avec ravissement.
Ce petit être fini et inachevé, surgi par hasard et nécessité sur la scène terrestre, il y a des millénaires, s’est construit une destinée. Par la révélation divine ou par le calcul infinitésimal, par le recul des frontières de la mort ou par la transformation acharnée de la matière, cette destinée est toute tendue vers des horizons perpétuels et démesurés.
Cette contradiction, insoluble et irréductible en soi, est l’essence de l’humain. Vivre avec cette opposition cardinale est un défi périlleux. Car il s’agit de résoudre, du moins provisoirement, ce paradoxe central pour exister le mieux possible avec soi-même et avec les autres. Il faut des balises, des limites, des frontières pour combiner nos rêves d’infini et nos insuffisances intrinsèques. Ces lignes de partage sont innombrables et se déclinent en de multiples sens : la construction de notre identité par la morale et l’éthique, la gestion des collectifs humains par la politique et l’économie, le rapport au monde « non-humain » par les sciences et les techniques… difficile équilibre. Le funambule est roi entre le cristal de la fermeture rigidifiée et l’évanescence de la fumée infinie et indifférenciée… Soit deux excès contraires et chacun d’eux poussés dans leur logique ultime, dévastateurs.
LE BESOIN DE FRONTIÈRES
Nous avons en effet besoin de limites et de frontières, entre le sacré et le profane, l’homme et la femme, l’humain et l’animal, le normal et le pathologique, le politique et l’économique, l’humanité et la biosphère, entre le je et le nous, entre les langues, les traditions, les cultures, les États, les civilisations… Le cap à suivre, me semble-t-il, se situe au niveau de la bonne distance, dans la construction de la juste mesure. À défaut, on tombera soit dans une identité de clôtures et de fils barbelés, psychiques ou géopolitiques. C’est la voie de la psychose, de l’autisme, du dogmatisme, du totalitarisme, du racisme ou du sexisme. C’est l’érection de murs, mentaux comme physiques. Cela conduit à la maladie mentale, à l’anthropocentrisme, au colonialisme ou au monopole de quelques marques occidentales mondialisées.
Soit, à l’inverse, on tombera dans le magma indifférencié de l’égo-grégarisme où les particularités et les personnalités, les spécificités et les identités, se dissolveront dans une homogénéisation superficielle et nivellante. Mainstream universel imposé par le plus fort, le plus riche ou le plus rusé. On aura créé un homme hors sol avec le déracinement comme norme et comme idéal.
Une frontière, cela sert à défendre et à protéger, mais aussi à relier. Pas de distinction avec ceux d’en face et vous pouvez les annexer ou les écraser. La singularité de soi permet de reconnaître celle de l’autre. La dignité, la fraternité, la solidarité, sont d’abord une question de bonne distance et de juste mesure. Au fond il s’agit de ne pas être contre, dans les deux positions possibles : ni tout contre ni, à l’inverse, en opposition frontale. Toujours la recherche de l’intervalle optimal, de l’espacement adéquat. Respecter c’est, étymologiquement, regarder derrière soi. Tout rapport à l’autre nécessite une retenue de l’œil, un regard distancié, une célébration de l’écart.
LA PEAU, LES RITES, LE DROIT
Notre première frontière, vitale, s’appelle immunologie, cette science médicale qui étudie les réactions de défense de l’organisme face à un agent hostile, d’une bactérie à une allergie, d’un rejet de greffe à une maladie auto-immune. Activation des cellules de défense, mobilisation des anticorps, tout concourt pour protéger notre corps par un système de défense spécifique. La démarcation originelle, c’est notre enveloppe corporelle, notre épiderme, la plus essentielle de toutes les protections.
Puis, il y a les bordures apparues il y a des millénaires quand l’homme est devenu un être de culture. Ce sont les rites qui nous aident à négocier avec les dieux et avec les morts. Ils fixent la frontière entre le sacré et le profane, le permis et l’interdit, le pur et l’impur. Enfin, troisième système immunitaire intégré à la nature même de la vie humaine, le droit, inauguré par les Romains, qui a dressé des limites indispensables à l’organisation collective. Trois frontières qui illustrent philosophiquement la nécessité d’une distinction entre le « je », qu’il s’exprime sous l’aspect individuel ou sous l’aspect social, et « l’autre ». Trois enveloppes indispensables à la perpétuation de la vie. Il faudra sans doute en imaginer urgemment une quatrième pour préserver la biosphère. Tâche d’une nouvelle science à bâtir pour répondre à l’ère de l’Anthropocène qui s’ouvre.
Les démarcations apparaissent fondamentales dans tous les ordres de la condition humaine. Le tracé, la carte, la ligne, découpent la sphère terrestre et les cieux spirituels. De la fondation de Rome par Romulus à la zone d’influence de l’actuelle Russie, du partage du monde par Zeus aux lignes de partage entre orthodoxes et catholiques ou entre sunnites et chiites, des esplanades sacrées aux enceintes où l’on rend la justice, tout l’espace, depuis des temps immémoriaux, fait l’objet d’un maillage d’un raffinement et d’une sédimentation extrêmement denses. La géopolitique moderne, et singulièrement l’occidentale, ferait bien parfois de recouvrer la mémoire. La géographie, qui ne sert pas qu’à faire la guerre, bien plus encore que l’histoire, trace les sillons dans lesquels s’inscrivent les pas des armées et des gouvernants.
UNE DÉMARCATION TOUJOURS MOUVANTE
On l’aura compris, la frontière est constitutive de la destinée humaine, sous toutes ses dimensions, des plus symboliques aux plus prosaïques. Du vaccin contre la grippe à la frontière linguistique, des vaches sacrées aux abattoirs industriels, de Frontex au mariage pour tous, de la zone d’influence à la gestation pour autrui. Et même la toile, ce sixième continent qui donne une illusion d’espace infini et sans frontières, se heurte à la censure d’État ou au moralement correct de notre temps. Que pourrait un GPS face à un tel amoncellement de lisières, de confins, de bornes et de démarcations ?
Car, et c’est heureux, toutes ces lisières, ces confins, ces bornes et ces démarcations, se transforment, ondulent, se déplacent et évoluent. Ce qui était illégal hier ne l’est plus aujourd’hui. Ce qui était jadis blasphème devient avant-garde célébrée hic et nunc. Les animaux-machine deviennent des êtres de sensibilité. La femme a presque accédé au « statut d’humain », comme le fou, le criminel, le noir, l’homosexuel, l’handicapé ou le miséreux. Tout dépend des époques et des pays, des lois et des mentalités, des dieux et des héros.
Il faut se réjouir, à mon sens, de la destruction de nombreux mur de préjugés qui confinaient trop de nos concitoyens dans la honte, la culpabilité, la discrimination, le secret ou l’infraction. Que les frontières normatives au profit des libertés fondamentales et de la diversité de styles de vie, s’élargissent, c’est évidemment tant mieux. Que les valeurs de tolérance, de dialogue et de liberté s’universalisent, qui pourrait le blâmer ? Mais, comme un perpétuel tango, les identités fermées, les radicalismes et les intégrismes pullulent. Comme si à toute ouverture émancipatrice devaient répondre des enfermements étanches. Il nous faut des frontières poreuses qui respirent comme la peau ou les civilisations illustres. À un bon rythme et à bonne distance.
Mais il convient aussi de s’inquiéter de la part maudite des choses : la perte du sens de la limite. Tout progrès porte en lui un regrès. Toute mesure, une démesure, cette fameuse hubris qui terrifiait déjà les sages de la Grèce antique. Aujourd’hui, la puissance des technosciences met en péril les équilibres du système-terre. Il va nous falloir retrouver le sens de la mesure et de l’harmonie. L’exercice, vital pour notre espère, est d’une difficulté extrême et inédite, entre la transgression, essentielle à la poursuite de l’aventure humaine, et la conservation, tout aussi essentielle. Un nouveau paradigme intellectuel, si cher à Edgar Morin, qui place en son cœur la complexité, doit s’ébaucher pour tenter de répondre aux enjeux d’une nouvelle ère de la biosphère. Concilier le tout et les parties, l’ordre et le désordre, les acquis du passé et les potentialités du futur, des frontières qui séparent et qui relient, des limites fluides, ondoyantes mais qui conservent les traces émancipatrices du passé et de la mémoire… Toujours la juste norme, à l’image d’un douanier sans frontières.
Paul Valéry écrit en 1931 que le temps du monde fini commence. Alexandre Koyré décrit en 1957 le passage de la modernité comme celui du monde clos à l’univers infini. Il s’agit désormais de penser les deux principes en même temps, tout à la fois nos indispensables limites et nos désirs d’infini.