2012 : Zebda au second tour !

Photo : Jean-François Rochez

Le groupe tou­lou­sain Zeb­da était en concert le 25 novembre der­nier dans le cadre du Fes­ti­val des Liber­tés orga­ni­sé par Bruxelles Laïque, date belge de leur pre­mière tour­née depuis 2003. Deux de ses membres, Mus­ta­pha Amo­krane et Magyd Cher­fi se sont prê­tés au jeu du por­trait poli­tique afin d’aborder dif­fé­rents aspects de leur car­rière artis­tique et mili­tante, leur point de vue sur la situa­tion sociale en France ain­si que le rap­port entre la gauche et la ques­tion postcoloniale.

Pourquoi un groupe comme le vôtre, important dans la scène musicale française comme dans l’univers politique (on se souvient de l’élection de 4 conseillers municipaux de la liste Motivé-e‑s que vous aviez initiée) avait-il quitté la scène ?

Mouss : On n’a pas quit­té la scène, on avait déci­dé de mettre Zeb­da, cette enti­té col­lec­tive, entre paren­thèses pen­dant une dizaine d’années, car on avait le besoin impé­ra­tif d’aller explo­rer des uni­vers artis­tiques qui seraient plus propres aux indi­vi­dus. Magyd en l’occurrence a fait deux albums et deux livres, Hakim et moi avons fait trois albums et beau­coup de tour­nées, beau­coup de concert.

Par rap­port à la dimen­sion poli­tique, on a tou­jours eu une his­toire asso­cia­tive inti­me­ment liée à notre his­toire cultu­relle. À savoir que ce n’est pas le groupe qui a créé l’association, mais l’association qui a créé le groupe. On a tou­jours beau­coup lié la dyna­mique musi­cale, l’expression artis­tique à une expres­sion plus cultu­relle au sens de l’action citoyenne. On a tou­jours essayé de faire le lien entre les deux. Pour nous, ça a tou­jours été indis­so­ciable. On a été jusqu’au bout de la logique puisqu’on a été jusque dans le cadre élec­to­ral en por­tant une liste aux élec­tions muni­ci­pales. D’ailleurs, on s’est posé la ques­tion : est-ce qu’on n’a pas tou­ché la limite d’une par­ti­ci­pa­tion poli­tique ? On n’a pas de regret, on a vécu des choses fabu­leuses, notam­ment dans le cadre de la cam­pagne, mais quelque chose nous a dépas­sé et nous a mis dans une posi­tion déli­cate. Quelque chose qui nous a en quelque sorte sub­sti­tués au politique.

C’était décevant ? Est-ce que vous retenteriez l’expérience électorale ?

Magyd : Pas déce­vant. Ce qui s’est pas­sé c’est qu’on a sus­ci­té l’espoir. Pour un artiste, le pro­blème c’est quand il sus­cite l’espoir… J’en avais par­lé avec Ber­trand Can­tat de Noir Désir il y a quelques années, il était ter­ro­ri­sé, car les gens atten­daient de lui, de l’artiste, qu’il change le monde. Et nous qui sommes allés au bout de la démarche, les gens atten­daient que cet espoir soit réa­li­sé. En entrant dans la poli­tique, les gens pensent qu’on va mettre en place ce qu’on a por­té. Par exemple, la mixi­té sociale. Les gens nous demandent des comptes après coup « Alors ? ». Eh ben alors, on avait quatre élus au Conseil muni­ci­pal, dému­nis, sans pou­voir, dans l’opposition, mino­ri­taire… Le dan­ger est là. Com­ment appor­ter une forme d’espoir ou d’énergie sans bas­cu­ler dans l’illusion qu’un groupe de rock puisse rem­pla­cer un poli­tique élu par le peuple.

Vous êtes restés soudés ? Vous avez continué à vous voir pendant toutes ces années ?

Magyd : On est sou­dé à notre façon. On est des frères. Il y a quelque chose d’historique, d’affectif, de phi­lo­so­phique, d’idéologique qui nous lie sans qu’on ait à pas­ser tous nos week-ends ensemble. Pour moi c’est définitif.

Vous vous reformez pour de bon ?

Magyd : On ne peut pas anti­ci­per. Y a‑t-il une réa­li­té pour nous dans la scène fran­co­phone ? On sent que ça se passe pas mal du tout. À nous de voir au jour le jour où est-ce que ça nous mène.

Dans l’album « Le bruit et l’odeur », on entendait un extrait d’un discours de Jacques Chirac, est-ce que dans votre album à venir début 2012, « Second tour », on entendra des extraits de Nicolas Sarkozy ?

Mouss : On s’est posé la ques­tion, mais on s’est dit qu’on pour­rait faire un album entier seule­ment avec des extraits de ses dis­cours ! Et puis, il y avait quelque chose de très spon­ta­né dans « Le bruit et l’odeur », une réac­tion natu­relle. On ne sait pas abso­lu­ment repro­duire les recettes qui ont pu fonc­tion­ner et on a aus­si une volon­té de chan­ger, de trou­ver des axes dif­fé­rents pour abor­der une même thé­ma­tique. On peut en pro­fi­ter pour consta­ter qu’à l’époque de cette sor­tie de Chi­rac en 1991, il y a eu une espèce de réac­tion una­nime pour la condam­ner. Aujourd’hui, l’insulte raciste, isla­mo­phobe, ces dis­cours-là sont por­tés régu­liè­re­ment sans aucun pro­blème par toutes sortes d’hommes et de femmes poli­tiques. Ils insi­nuent que c’est une façon pour la droite d’être « décom­plexée » et que : « il faut dire les choses quand même, ils sont quand même pas chez eux ». C’est insi­nué en per­ma­nence. C’est un peu dramatique.

Quel sera le fil conducteur de « Second tour ? »

Magyd : Je crois que c’est un album qui est fidèle à tous les autres : les thèmes res­tent les mêmes, car notre com­bat reste le même depuis le début. Après, artis­ti­que­ment, on trouve des nou­velles cou­leurs, dans le texte, des nou­velles façons de le dire. Mais ça reste du Zebda !

Mouss : On est dans le pur Zeb­da dans cet album-là. Après toutes ces années de break, on a consta­té qu’on avait une patte, un truc bien à nous, qu’on était très heu­reux de retrou­ver. C’est un des pre­miers plai­sirs : se retrou­ver, retrou­ver cette alchi­mie mul­ti­fa­cette. Avec à la fois un texte impor­tant, qui joue un rôle fort, qui aborde une thé­ma­tique via le média de la poé­sie sociale et puis une musique qui per­mette l’énergie et qui intègre des volon­tés mul­tiples qu’on appré­cie par­ti­cu­liè­re­ment, la musique noire amé­ri­caine, jamaï­caine, la chan­son fran­çaise, le hip-hop, le rock…

Vous êtes contents de remonter sur scène ?

Magyd : On a un besoin vital de dire quelque chose puisqu’on a pas­sé toute notre vie à éla­bo­rer, même incons­ciem­ment, quelle est la jus­tesse du com­bat à mener, car il y a com­bat à mener. Notre vie elle est faite pour com­battre, cer­tai­ne­ment parce qu’on est issu de l’immigration. Nos parents ont été les esclaves d’une socié­té moderne occi­den­tale, nos amis, nos enfants sont dans le dan­ger de ne pas être inté­grés. Notre façon de vivre est un com­bat et Zeb­da per­met de déployer au plus large cet esprit de com­bat, mais dans sa dimen­sion spec­ta­cu­laire, au sens pre­mier du terme. C’est donc vital pour nous de pou­voir dire, divul­guer notre mes­sage qui nous semble sin­gu­lier. Le plai­sir est d’entendre en réponse le public dire « Oui, on est d’accord avec vous, avec cette acuité-là ».

Votre album s’appelle « Second tour », c’est une référence aux élections présidentielles françaises, il sortira avant les élections ?

Mouss : Oui, il sor­ti­ra avant les élec­tions. Évi­dem­ment, c’est un jeu de mots par rap­port à la période poli­tique, mais c‘est aus­si notre second tour à nous, notre second cha­pitre. Après avoir construit cette aven­ture très fami­liale, cha­cun a ten­té une aven­ture à l’étranger et puis tout le monde revient à la mai­son, on se retrouve comme des adultes, cha­cun a exploré.

Le contexte élec­to­ral est un contexte pri­vi­lé­gié pour une sor­tie d’album. On n’a pas déci­dé de reve­nir spé­cia­le­ment pour ça, on avait déjà pris la déci­sion. Mais on s’est dit que ce serait débile de sor­tir notre album après les élec­tions alors qu’on a tel­le­ment de choses à por­ter. Alors, on va le faire et l’assumer concrè­te­ment en espé­rant que le second tour pré­si­den­tiel apporte le changement.

Est-ce que vous soutenez un candidat ou une candidate en particulier ?

Magyd : On réflé­chit à ça. On essaye d’éviter de sou­te­nir une per­sonne, mais plu­tôt une idée. Je pense qu’on va avoir des réflexions entre nous sur com­ment tout ça peut se conju­guer sachant qu’on est évi­dem­ment por­teurs de valeurs de gauche. Mais sachant aus­si que la gauche nous a beau­coup éreinté.

C’est-à-dire ?

Magyd : Je me sou­viens, il y a une tren­taine d’années, de la pro­messe sur le vote des immi­grés. Je parle d’une pro­messe non-tenue.

Mouss : On est pro­fon­dé­ment atta­ché à cette ques­tion de l’histoire de l’immigration, cette ques­tion post­co­lo­niale, parce que c’est notre his­toire. La gauche n’a pas été au bout, elle n’a pas par exemple abo­li la double peine, elle n’a pas envoyé des signaux, elle n’a pas dit à des gens comme nous, issus de cette his­toire-là : « Vous êtes ici chez vous ». Au contraire, tous les signaux étaient ou sont encore inverses : « Vous êtes fran­çais, mais… », il y a tou­jours un moment où : « Oh, arrête, t’as déjà de la chance d’être-là ».

Magyd : Ou encore « N’en deman­dez pas trop quand même ». Il y a tou­jours un « quand même », un « mais », une pré­po­si­tion. Et nous, on fait la guerre à la pré­po­si­tion en question !

Votre break a duré 8 ans, quelles évolutions sociales vous avez constatées en France durant cette période ?

Mouss : Il s’est pas­sé ce qu’on crai­gnait, les poli­tiques libé­rales et ultra­li­bé­rales ont ins­tal­lé une logique de déman­tè­le­ment d’un cer­tain modèle social. Il y a eu une perte du pou­voir poli­tique envers les pou­voirs éco­no­miques. Ce sont des thé­ma­tiques qui ont d’abord été abor­dées par des mou­ve­ments alter­mon­dia­listes comme ATTAC, des mou­ve­ments aux­quels on a par­ti­ci­pé. Cette cri­tique, cette idée que le poli­tique avait per­du son pou­voir sur l’économique est à pré­sent actée.

Concrè­te­ment, ça veut dire qu’il va y avoir des scis­sions entre les popu­la­tions, entre celles qui ont accès et celles qui n‘ont pas accès. Qui n’ont pas accès et qui mal­heu­reu­se­ment auront de moins en moins accès, car celles qui ont accès se pro­tègent et sont protégées.

C’est très pré­sent dans le lan­gage. En France, ça fait des années que les cam­pagnes élec­to­rales se centrent autour de la notion d’insécurité. Mais atten­tion, insé­cu­ri­té au sin­gu­lier. C’est-à-dire l’idée que l’insécurité ou la sécu­ri­té, c’est seule­ment celle de la pro­prié­té pri­vée. Il n’y pas de dimen­sion plu­rielle : il n’existerait pas d’insécurité sociale, affec­tive… Il y a une logique de dis­cours qui est bien ins­tal­lée et qui ali­mente tout ça, qui ali­mente la pra­tique, sans ver­gogne, d’avocats d’affaires qui sont au pou­voir et qui pra­tiquent le hold-up élec­to­ral en ins­tru­men­ta­li­sant la peur.

En même temps, il y a for­cé­ment des alter­na­tives et des sources d’espoir qui naissent en réac­tion. On est atten­tif à ça. On a la chance de tour­ner, de bou­ger, on se rend bien compte qu’un peu par­tout, il y a des choses qui se passent face à ça.
Depuis une dizaine d’années, les choses se sont aggra­vées du point de vue social. On n’a pas réflé­chi à ce que signi­fiait dans un pays riche, indus­tria­li­sé, une socié­té où le monde du tra­vail ne repré­sente plus ce qu’il repré­sen­tait, avec ses dimen­sions cultu­relles, de trans­mis­sions, de place, etc.

On met les gens dans des situa­tions de pré­ca­ri­té, ensuite on les insulte en leur disant : « Vous êtes des assis­tés ». Ils font ça sans pro­blèmes. Une cer­taine classe moyenne est récep­tive à ces mes­sages, car elle est for­mée de gens qui viennent de plus bas et qui ont choi­si de fer­mer la porte der­rière eux par honte de ce qu’ils ont été, de leurs ori­gines. On est bien dans une pro­blé­ma­tique sociale et cultu­relle. Les poli­tiques, à gauche, ont trop sou­vent consi­dé­ré que la pro­blé­ma­tique n’était que sociale : « Réglons le social, on régle­ra tout ». Oui, le pro­blème est social, mais il est aus­si émi­nem­ment cultu­rel : on refuse de regar­der l’identité indi­vi­duelle, ce que deviennent les gens, com­ment ils évo­luent dans l’exclusion, dans le traumatisme.

Et quelles évolutions au niveau des quartiers populaires ?

Magyd : Il y a eu une désa­gré­ga­tion du mou­ve­ment asso­cia­tif, érein­té par les nou­velles poli­tiques sociales et cultu­relles. Le tis­su asso­cia­tif s’est dis­lo­qué en rai­son du manque de finan­ce­ment, du manque d’encouragement, et du manque d’empathie. Ce der­nier point est impor­tant : il s’agit du fait de sen­tir qu’on est digne d’intérêt. Les quar­tiers sont encore plus à l’abandon.

Au début des années 80, il y a eu ces fameuses marches des beurs, pour l’égalité, on n’hésitait pas à dire « Vive la Répu­blique », à se reven­di­quer comme Fran­çais. Aujourd’hui, on voit la géné­ra­tion des 15 – 18 ans se bala­der avec des T‑shirts « Maroc en puis­sance », « Magh­reb Uni­ted » ou « Viva Alge­ria ». Ce sont des mômes qui n’y sont sou­vent jamais allés. Nous, de deuxième géné­ra­tion, on y passe quelques semaines de vacances. Eux, ils sont décon­nec­tés des réa­li­tés magh­ré­bine ou sub­sa­ha­rienne, et ils ont pour­tant trou­vé ça comme refuge. C’est dire l’état de la déli­ques­cence. On peut consi­dé­rer ça comme une marche arrière d’un point de vue citoyen dans ces zones-là.

Est-ce qu’il y a une personne que vous admirez, un personnage qui a guidé votre action ?

Magyd : Je n’en vois aucune, je ne vois que des approches. Rien d’idéal pour nous.

Mouss : Man­de­la a joué un rôle quand j’étais ado­les­cent. Il m’a per­mis de fan­tas­mer sur cette idée de l’engagement et du com­bat, sur le côté roma­nesque qu’on aime bien mettre dedans, ce côté poé­tique dans le rap­port à la résis­tance, l’idée qu’il ne faut pas attendre d’être pen­du par les pieds pour résis­ter. Cer­taines figures comme ça m’ont ren­voyé cette idée d’un com­bat noble sans non plus virer au roman­tisme total. Nous-mêmes, on fait tout pour démys­ti­fier le rôle qu’on doit jouer tout en le jouant le plus pos­sible. Et puis il y a des lec­tures, Frantz Fanon pour ne citer que lui.

Magyd : Quand je par­lais d’approches, une amie me rap­pe­lait que dans les années 70, pen­dant les com­bats fémi­nistes, on disait « la lutte des classes d’abord, on ver­ra la condi­tion des femmes ensuite ». Dans les années 80, quand nous on s’est enga­gé, on a enten­du « La lutte des classes d’abord, les reu­beus on ver­ra ensuite ».

Du coup, il y a quand même un paral­lèle pour nous à faire avec les luttes des femmes. Cette façon de dire « c’est pas prio­ri­taire ». C’est ce qui manque dans les pro­po­si­tions poli­tiques de gauche cette façon de dire…
Mouss : … cette façon de dire « Tu crois pas que t’exagères un peu ? », de ne pas mesu­rer à quel point ça peut être trau­ma­tique d’être constam­ment consi­dé­ré comme sus­pect. À par­tir du moment où on nie le trau­ma­tisme, on crée des situa­tions de rupture.

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