À quel prix une ville sans pub est-elle possible ?

 Mobilier urbain d’informations culturelles et institutionnelles "VOX" à Grenoble. Photo : Sylvain Frappat, Ville de Grenoble.

Le modèle éco­no­mique déve­lop­pé par la mul­ti­na­tio­nale de l’affichage publi­ci­taire JC Decaux consiste à four­nir gra­cieu­se­ment des équi­pe­ments et ser­vices urbains et/ou une rede­vance payée aux col­lec­ti­vi­tés en échange de l’implantation de dis­po­si­tifs publi­ci­taires dans l’espace public. Ce modèle semble faire l’unanimité auprès des auto­ri­tés publiques au bud­get tou­jours plus étri­qué. Mais en se ren­dant pro­gres­si­ve­ment dépen­dantes finan­ciè­re­ment de ces ren­trées publi­ci­taires, les villes ont aus­si dû consi­dé­rer leurs citoyen·nes davan­tage comme des consom­ma­teur-trices et mettre de côté les enjeux de l’expression publique dans la cité. Com­ment s’affranchir du modèle prêt à pen­ser la démo­cra­tie made in JC Decaux, au ser­vice de l’ultra consom­ma­tion ? Tour d’horizon des résis­tances menées, de Liège à Grenoble.

Aujourd’hui, JC Decaux en Bel­gique pos­sède plus de 300.000 points d’affichage sur le ter­ri­toire belge tous for­mats confon­dus. Mais le métier de JC Decaux dépasse lar­ge­ment le simple affi­chage de publi­ci­tés dans l’espace public car la socié­té crée des mobi­liers et des « ser­vices aux publics » pour rendre « plus agréable au quo­ti­dien, accueillantes et res­pon­sables » les villes indique le site de la com­pa­gnie. Ain­si, la mul­ti­na­tio­nale fran­çaise pro­pose entre autres choses des vélos par­ta­gés, des abri­bus, du wifi public, des sani­taires à entre­tien auto­ma­tique, des kiosques à jour­naux, des écrans inter­ac­tifs, des pou­belles ou des pote­lets anti­sta­tion­ne­ments. La nature et la diver­si­té du mobi­lier pro­po­sé par l’afficheur sont direc­te­ment liées à la nature des contrats pas­sés avec les auto­ri­tés publiques.

Le modèle JC Decaux à l’heure de la Smart city

Aujourd’hui, en rai­son de l’effondrement des recettes de la publi­ci­té tra­di­tion­nelle (concur­ren­cée par celle dif­fu­sée sur inter­net), l’enjeu fon­da­men­tal pour JC Decaux est de réus­sir à négo­cier son pas­sage à la digi­ta­li­sa­tion de la publi­ci­té exté­rieure. Et pour ce faire, d’obtenir des auto­ri­tés publiques l’autorisation de mettre en place son modèle de « publi­ci­té dyna­mique ». Ce nou­veau modèle s’appuie sur une tech­no­lo­gie dite « agile » : grâce aux écrans LCD, les annon­ceurs peuvent chan­ger leurs créa­tions en temps réels, en fonc­tion de la météo, de résul­tats spor­tifs, de leurs propres résul­tats de vente ou au moyen des don­nées récol­tées auprès des citoyen·nes. Pro­met­tant des gains de marges béné­fi­ciaires pour les annon­ceurs, nous dit JC Decaux, de l’ordre de 8 % en moyenne, ce nou­veau modèle rend bien obso­lète l’affiche papier et très cen­tral l’écran pub LED. Sur­tout que, clame l’entreprise, la ville change, ses usages aus­si : l’heure de la smart city a sonné !

Un modèle économique ultra rentable, des problèmes démocratiques

En 2017, la ville de Liège a recon­duit le contrat qui l’unissait à JC Decaux pour une période de quinze années. La mul­ti­na­tio­nale, pour y arri­ver a revu très net­te­ment à la hausse la rede­vance qu’elle verse à la ville (de 567.000 € en 2011 à 5 mil­lions € par an) en échange de l’installation de vingt écrans vidéos dans l’espace public1.

Pour dénon­cer la dépen­dance des finances de la Ville à l’égard du modèle JC Decaux, le col­lec­tif « Liège sans pub » va orches­trer une large mobi­li­sa­tion citoyenne et inter­pel­ler les auto­ri­tés publiques. Mal­gré la récolte de plus de 5000 signa­tures sou­te­nant son mani­feste , le contrat sera recon­duit. Si la lutte n’aura pas su empê­cher la conti­nui­té voire la trans­for­ma­tion du modèle JC Decaux, elle aura été salu­taire à plus d’un titre. Elle va en effet rendre visible les limites et l’urgence de l’exercice du débat démo­cra­tique à ce sujet et sou­li­gner les contra­dic­tions dans les­quelles se trouvent les auto­ri­tés publiques. Ain­si, la Ville de Liège sou­haite s’inscrire dans une tran­si­tion sociale et envi­ron­ne­men­tale (notam­ment en dimi­nuant immé­dia­te­ment de 10 % la publi­ci­té dans l’espace public) tout en accueillant un dis­po­si­tif numé­rique nui­sible à l’environnement et qui accen­tue l’emprise publi­ci­taire sur l’espace public.

Dans le débat, la réac­tion de la Ville de Liège qui éta­blit un lien indis­so­ciable entre la rede­vance pro­po­sée par JC Decaux et le main­tien d’un taux éle­vé d’emploi par­mi les agents com­mu­naux est repré­sen­ta­tive d’une ten­dance géné­rale des ser­vices publics (com­munes, trans­ports publics…) qui se sont ren­dus dépen­dants des ren­trées publi­ci­taires. L’argument éco­no­mique aura été ici, comme dans bien d’autres débats à ce sujet, l’argument d’autorité. Ce dis­cours domi­nant qui tra­verse les débats autour des ser­vices publics tra­duit une forme de rési­gna­tion à un prin­cipe de réa­li­té qui veut rendre la pré­sence de la publi­ci­té iné­luc­table pour finan­cer les poli­tiques publiques, construire des écoles, crèches, loge­ments, etc. Dans sa lutte, le col­lec­tif « Liège sans pub » a dénon­cé la prise en compte du seul argu­ment éco­no­mique jus­ti­fiant l’adhésion au modèle JC Decaux, et a réus­si à dépla­cer le cadre sur le ter­rain du débat éthique et démo­cra­tique lié à la spé­ci­fi­ci­té de la publi­ci­té dans l’espace public. Car cette der­nière a ceci de par­ti­cu­lier qu’elle s’appuie sur l’impossibilité pour les citoyen·nes d’en faire abs­trac­tion puisqu’elle ne laisse aucune marge à notre liber­té de (non-)réception2. Dès lors, quand une ville auto­rise, moyen­nant une allo­ca­tion finan­cière, l’installation de pan­neaux publi­ci­taires, elle concède tout sim­ple­ment à un dif­fu­seur comme JC Decaux le droit de cap­ter uni­la­té­ra­le­ment l’attention de ses usa­gers, le droit de leur trans­mettre un mes­sage sans leur lais­ser ni le choix de le rece­voir ni la pos­si­bi­li­té d’y répondre. Cette com­mu­ni­ca­tion uni­la­té­rale est d’autant plus vio­lente que les mes­sages dif­fu­sés s’appuient encore volon­tiers sur des sté­réo­types rétro­grades, et tra­duisent sou­vent une vision du monde sexiste et eth­no­cen­triste. En ren­dant cette cap­ta­tion de l’attention encore plus inévi­table avec l’affichage dyna­mique par écran LED, les villes par­te­naires de JC Decaux posent un acte qui met en ques­tion l’exercice de notre liber­té dans l’espace public.

Pho­to : Liège sans pub — Mobi­li­sa­tion citoyenne orga­ni­sée par Liège Sans Pub le 12 juin 2017 contre le renou­vel­le­ment du contrat JC Decaux.

Grenoble et la libération de l’espace public

En 2014, lorsque JC Decaux annonce à la muni­ci­pa­li­té de Gre­noble son inten­tion de revoir à la baisse sa rede­vance de 600.000 à 200.000 € puisque son modèle d’affichage tra­di­tion­nel ne lui rap­porte plus rien, ce qui peut sem­bler incon­ce­vable ailleurs va se pas­ser ici. Plu­tôt que de pas­ser à la digi­ta­li­sa­tion, la mai­rie de la Ville va se sai­sir de cette oppor­tu­ni­té pour ne pas recon­duire le contrat concer­nant son centre-ville3 et fera enle­ver les pan­neaux de 326 espaces publi­ci­taires pour y pla­cer des arbres et favo­ri­ser l’affichage asso­cia­tif et cultu­rel. Lucille Lheu­reux, adjointe au maire en charge de l’espace public, et donc de la publi­ci­té, rap­pelle qu’au-delà des images et des sommes décon­tex­tua­li­sées qui peuvent à prio­ri impres­sion­ner, la perte de la rede­vance JC Decaux ne repré­sen­tait pas grand-chose à l’échelle de la col­lec­ti­vi­té. À titre de com­pa­rai­son, la masse sala­riale des agents de la pro­pre­té équi­vaut pour la muni­ci­pa­li­té à 9 mil­lions € du bud­get glo­bal. En règle géné­rale, rap­pelle l’élue, la rede­vance publi­ci­taire ne repré­sente pas plus de 1 % dans la plu­part des cas pour le bud­get d’une ville. La muni­ci­pa­li­té gre­no­bloise va démon­trer au grand public qu’il est donc pos­sible de s’affranchir du modèle JC Decaux. D’une part, en affir­mant que la ques­tion de la pro­ve­nance des recettes finan­cières autant que l’usage des dépenses relève d’un véri­table choix poli­tique et en déci­dant de ne plus vendre l’attention de ses citoyens contre une recette issue de la publi­ci­té. D’autre part, en com­pen­sant son manque à gagner en bais­sant de 25 % les indem­ni­tés des élus et en divi­sant par deux le bud­get, les frais de pro­to­cole et en sup­pri­mant les voi­tures de fonc­tion de cer­tains élus.

Construire des systèmes alternatifs d’information

Avec la sor­tie du contrat, la Ville de Gre­noble va donc sup­pri­mer les pan­neaux publi­ci­taires mais aus­si les faces consa­crées à l’affichage ins­ti­tu­tion­nel qui y étaient liées. La libé­ra­tion de l’espace public va deve­nir le point de départ d’une remise en ques­tion glo­bale d’un sys­tème de dif­fu­sion de l’information et de concep­tion du mobi­lier urbain. S’affranchir du modèle JC Decaux, c’est aus­si se défaire de son modèle prêt à pen­ser déter­mi­nant la fré­quence, le for­ma­tage, et l’implantation des lieux de dif­fu­sion de l’information dans l’espace public. À la suite d’une recherche menée sur deux années, la Ville va pro­po­ser un sys­tème d’information inno­vant : elle va aug­men­ter par trois le nombre de pan­neaux d’affichage libre et gra­tuit dis­po­sés là où les asso­cia­tions et les lieux cultu­rels estiment pou­voir ren­con­trer leurs publics.

Pour dimi­nuer une com­mu­ni­ca­tion tous azi­muts par affi­chage et flyer d’évènements cultu­rels, un vélo car­go se déplace dans ces lieux où sont orga­ni­sées des ani­ma­tions pour four­nir direc­te­ment sur place aux publics inté­res­sés les infos utiles sur les pro­grammes des évè­ne­ments à venir. Le dis­po­si­tif recrée de la parole, encou­rage la cir­cu­la­tion de l’info qui se donne direc­te­ment entre les citoyen·es. Par ailleurs, des murs aveugles du centre-ville sont recou­verts de fresques à la suite d’un concours de street art. L’un est asso­cié à l’annonce de la pro­gram­ma­tion de la salle de spec­tacle muni­ci­pale, l’autre à la pro­gram­ma­tion du Muséum de Gre­noble. Les habitant·es sont invité·es à se dépla­cer jusqu’à la fresque pour aller cher­cher l’information cultu­relle. Les véhi­cules muni­ci­paux (objets tech­niques, balayeuses, etc.) vont éga­le­ment ser­vir de sup­ports à l’information ins­ti­tu­tion­nelle, cultu­relle et asso­cia­tive. Enfin, le der­nier dis­po­si­tif déployé sur le ter­ri­toire de la ville est le mobi­lier urbain Vox, un port­fo­lio de trois affiches 50 x 70 cm dis­po­sées autour d’un mât en hélice héris­sé d’un por­te­voix sym­bo­lique. Conçu à par­tir de la notion du droit à la non-récep­tion ou comme l’annonce la Ville de la « liber­té de récep­tion », il fait savoir de loin que l’info est dis­po­nible, mais néces­site que le pas­sant se rap­proche pour la découvrir.

Un autre modèle de diffusion d’info dans l’espace public est possible

La légi­ti­ma­tion du finan­ce­ment des ser­vices publics par la publi­ci­té dépasse lar­ge­ment le cadre stric­to sen­su du finan­cier. Car le modèle JC Decaux n’est pas seule­ment un modèle éco­no­mique, c’est aus­si un modèle cultu­rel qui façonne nos pay­sages se sub­sti­tuant pro­gres­si­ve­ment à notre capa­ci­té à pen­ser la ville autre­ment et à faire exis­ter dans l’espace public la vie poli­tique, cultu­relle, asso­cia­tive. On est en droit d’oser ima­gi­ner tou­jours plus de sin­gu­la­ri­té de la dif­fu­sion de la vie poli­tique, cultu­relle, spor­tive à l’échelon com­mu­nal, local, au niveau du quar­tier pour faire vivre la démo­cra­tie de bas en haut face à un modèle consu­mé­riste qui pro­pose une nor­ma­li­sa­tion de l’information com­mer­ciale au niveau natio­nal, voire international.

Construire des alter­na­tives au modèle JC Decaux, c’est s’inscrire aus­si dans un rap­port de force citoyen pour favo­ri­ser l’émancipation des élu·es vis-à-vis des annon­ceurs, et la remise en ques­tion du modèle éco­no­mique JC Decaux qui n’est autre qu’une forme de pri­va­ti­sa­tion des ser­vices publics et de l’espace public, affai­blis­sant du même coup notre démo­cra­tie. L’exemple gre­no­blois prouve à cet égard qu’il est pos­sible de faire autre­ment sans que le soleil ne cesse de se lever.

  1. En plus de ces 20 pan­neaux LED, JC Decaux a ins­tal­lé 30 écrans vidéo sans que le contrat ne le pré­voie à la place des affiches papier dans les abri­bus. Ces écrans fonc­tionnent en (super) slow motion brouillant la fron­tière entre affiche et publi­ci­té vidéo animée.
  2. La liber­té de non-récep­tion devrait garan­tir à chaque citoyen·ne, en par­ti­cu­lier dans l’espace public, le droit de choi­sir où et quand il ou elle sou­haite accé­der à de l’information publi­ci­taire. Ceci pour lui per­mettre de se pro­té­ger de son influence ou sim­ple­ment de se repo­ser de la sur­charge d’information.
  3. La mul­ti­na­tio­nale JC Decaux a resi­gné un contrat avec la socié­té de trans­port public gre­no­bloise et pour­ra ain­si conti­nuer à appo­ser ses publi­ci­tés sur les abri­bus jusqu’en 2031. Néan­moins, la Ville de Gre­noble a obte­nu la dimi­nu­tion de 50 % de publi­ci­té sur le réseau et qu’il n’y ait que dix écrans digi­taux à l’échelle de l’agglomération.

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