Entretien avec Abdelfattah Touzri

Construire un projet culturel inclusif à Molenbeek

Illustrations : Vida Dena

Abdel­fat­tah Touz­ri est socio­logue et ancien tra­vailleur social à Molen­beek, com­mune qu’il a étu­diée à tra­vers sa thèse qui ques­tion­nait l’adéquation entre poli­tiques urbaines et besoins locaux. Aujourd’hui cher­cheur au sein de l’Université Ouverte de Char­le­roi, il revient sur la situa­tion à Molen­beek, sur les manques des poli­tiques menées, sur les stra­té­gies de ses habi­tants à la recherche d’autonomie, et pointe la néces­si­té d’y déve­lop­per un pro­jet cultu­rel inclu­sif pour pal­lier un sen­ti­ment de privation.

Vous avez mené une recherche de terrain à Molenbeek, de 2004 à 2007. Quelles étaient vos principales conclusions sur ce territoire et ses habitants à l’époque ?

J’ai pu consta­ter plu­sieurs dyna­miques à l’œuvre. D’abord une dyna­mique d’auto­no­mie de la part des mino­ri­tés issues de l’immigration qui se mani­feste à tra­vers des pra­tiques de recherche de sur­vie et d’appropriation du ter­ri­toire. Elle se mani­feste éga­le­ment à tra­vers la construc­tion d’une iden­ti­té par­ti­cu­lière, tra­vaillée par le sen­ti­ment d’abandon et d’exclusion, et qui se forge dans un contexte dégra­dé sur le plan socioé­co­no­mique. Cette régu­la­tion auto­nome est révé­la­trice d’un sujet en ges­ta­tion, de l’acteur qui cherche à ren­for­cer sa capa­ci­té d’action pour construire son ter­ri­toire et s’offrir une meilleure condi­tion d’existence. Elle est tout sim­ple­ment une forme de rési­lience citoyenne et communautaire.

D’un autre côté, on a ce qu’on a appe­lé une ten­ta­tive de régu­la­tion conjointe menée notam­ment par l’ancien Bourg­mestre Phi­lippe Mou­reaux. C’est-à-dire qu’il y avait un dia­logue de proxi­mi­té per­ma­nent entre les acteurs poli­tiques locaux et les acteurs iden­ti­taires [reli­gieux ndlr] qui, à mon sens, per­met­tait de rap­pro­cher les poli­tiques et les citoyens et per­met­tait aus­si de tendre vers une sorte de paix sociale. Il est vrai qu’il s’agissait d’une paix pré­caire, mais cela per­met­tait en tout cas d’atténuer la gra­vi­té de la rup­ture entre acteurs popu­laires ‑les mino­ri­tés issues de l’immigration notam­ment- et acteurs politiques.

L’action poli­tique que j’ai pu obser­ver en est mal­heu­reu­se­ment res­tée à une dimen­sion pal­lia­tive. Elle ne répon­dait pas aux besoins réels d’inclusion sociale pour la popu­la­tion issue de l’immigration car elle ne por­tait pas un pro­jet cultu­rel. Elle n’était pas inclu­sive sur le plan cultu­rel. Elle n’était d’ailleurs pas non plus inclu­sive sur le plan socioé­co­no­mique : les indi­ca­teurs socioé­co­no­miques sur tout le crois­sant pauvre de Bruxelles, en par­ti­cu­lier Molen­beek, montrent qu’elle n’a pas per­mis d’améliorer la situa­tion de manière sen­sible. On n’a pas été jusqu’au bout dans la poli­tique de déve­lop­pe­ment socioé­co­no­mique de ces quar­tiers en déclin.

C’était vos conclusions à cette époque, est-ce que les choses ont évolué depuis ?

Mal­heu­reu­se­ment, les évo­lu­tions res­tent rela­tives et insuf­fi­santes. Ce qu’on a pu consta­ter comme évo­lu­tion, c’est que les effets de la poli­tique de régu­la­tion conjointe menée à l’échelle locale se sont avé­rés très fra­giles et tem­po­raires. Ain­si, les rap­ports entre mino­ri­tés et poli­tiques, entre mino­ri­tés et espace poli­tique de manière géné­rale, ont été fra­gi­li­sés avec le chan­ge­ment de majo­ri­té poli­tique [octobre 2012 ndlr]. Aujourd’hui, le risque de frac­ture entre poli­tiques et mino­ri­tés est plus que jamais pré­sent. Mais glo­ba­le­ment, si les évo­lu­tions sur le plan socioé­co­no­mique res­tent très lentes, les dyna­miques sociales obser­vées dans cette com­mune, les inéga­li­tés, les risques de radi­ca­li­sa­tion qui se sont accrus d’une manière sur­pre­nante, connaissent des évo­lu­tions qui nous inter­pellent. En même temps, la capa­ci­té de rési­lience de cette popu­la­tion ne cesse de s’accroitre.

Selon vous, il n’y a pas eu un réel projet culturel inclusif dans les politiques menées ces dernières décennies. Qu’est-ce qu’on pourrait faire à ce niveau ?

La poli­tique de cohé­sion sociale qui a été menée repose sur un pos­tu­lat de départ qui réduit les jeunes des popu­la­tions pré­ca­ri­sées à la pos­ture de consom­ma­teur cultu­rel et non de pro­duc­teur cultu­rel. On a pris en consi­dé­ra­tion uni­que­ment l’aspect rela­tif à la pri­va­tion maté­rielle en matière d’accès à la culture, mais pas assez la dimen­sion de pro­duc­tion, de copro­duc­tion et d’appropriation de l’espace cultu­rel. Nous n’a­vons pas été suf­fi­sam­ment atten­tifs à la néces­si­té de pro­mou­voir les dif­fé­rentes formes d’expressions cultu­relles. Cela consti­tue la fai­blesse des poli­tiques qui ont été mises en œuvre.

Même si on peut mal­gré tout noter la mise en œuvre d’une expé­rience toute par­ti­cu­lière sur Molen­beek, celle de la Mai­son des cultures et de la cohé­sion sociale, glo­ba­le­ment, la poli­tique menée n’a pas per­mis de rayon­ner ni d’ouvrir des oppor­tu­ni­tés de pro­duc­tion et de par­ti­ci­pa­tion cultu­relle plus forte pour cette popu­la­tion. Cette réflexion sur l’opportunité d’élaborer un véri­table pro­jet cultu­rel n’a pas été suf­fi­sam­ment tra­vaillée. Les tra­vailleurs sociaux n’étaient ni accom­pa­gnés ni sou­te­nus pour copro­duire ce grand pro­jet cultu­rel avec les jeunes.

Il faut donc en arri­ver à prendre en consi­dé­ra­tion cette dimen­sion cultu­relle dans le cadre du pro­ces­sus d’élaboration et de mise en œuvre des pro­jets de cohé­sion sociale. Un pro­jet cultu­rel ne peut se réduire non plus à sa dimen­sion d’accès à la culture ou de consom­ma­tion cultu­relle, d’occupation du temps libre et de créa­tion d’espaces de loi­sir. Il faut se doter d’un pro­jet visant à faire émer­ger la figure de l’acteur cultu­rel et à consi­dé­rer l’acteur popu­laire et les mino­ri­tés comme acteurs cultu­rels à part entière à Molenbeek.

Ce serait par exemple le rôle d’organisations d’éducation permanente ?

Effec­ti­ve­ment. Et c’est d’ailleurs ce qui manque. On observe l’absence d’une action s’ins­pi­rant des prin­cipes de l’éducation per­ma­nente pour pou­voir, jus­te­ment, se posi­tion­ner en tant qu’individu dans le cadre d’une action col­lec­tive et dans un contexte cultu­rel don­né. Il y a peut-être là une cer­taine part de res­pon­sa­bi­li­té de ces acteurs dans la situa­tion actuelle, acteurs qui ont, en quelque sorte, déser­té les quar­tiers his­to­riques de Molen­beek puisque les grands et anciens mou­ve­ments d’éducation per­ma­nente y sont mal­heu­reu­se­ment peu présents.

Concernant les politiques de rénovation urbaine, vous dites que « le territoire n’est pas une coquille vide »…

Les poli­tiques de réno­va­tion urbaine ont mis l’accent sur le bâti donc sur ce qui est visible, sur l’espace phy­sique. Or, l’espace, c’est aus­si un espace de socia­bi­li­té, un espace cultu­rel, un espace de rap­ports sociaux, un espace d’inclusion : c’est la place qu’on occupe dans la socié­té. On a mis l’accent sur l’amélioration de l’infrastructure, sur l’embellissement des quar­tiers et l’amélioration de l’é­tat du bâti, mais on a oublié qu’il y avait des hommes, des femmes et des jeunes qui y habi­taient. Ce sont les oubliés de ces poli­tiques qui n’ont pas eu accès à l’ascenseur social. De manière géné­rale, cette poli­tique n’a pas per­mis l’accès à une meilleure digni­té. C’est peut-être aus­si un fac­teur exa­cer­bant ce sen­ti­ment de pri­va­tion et d’ex­clu­sion sociale. Tou­te­fois, il est vrai que ces quar­tiers ont été réha­bi­li­tés sur le plan urba­nis­tique, ce qui n’est pas négligeable.

Vous évoquez l’idée d’une dynamique générationnelle à Molenbeek, qu’est-ce que cela recouvre ?

Cela ren­voie à toute une géné­ra­tion d’individus, rela­ti­ve­ment jeunes, qui par­tagent aujourd’hui, dans des cercles de proxi­mi­té, une expé­rience de pri­va­tion, de ban­nis­se­ment ou des sen­ti­ments sub­jec­tifs d’exclusion. Les membres de cette géné­ra­tion ont vécu ce sen­ti­ment d’être en marge de la socié­té et d’être les « mal-aimés » de notre époque. D’une géné­ra­tion d’immigrés ayant subie, de manière dis­crète, des condi­tions socioé­co­no­miques défa­vo­rables, à une géné­ra­tion nou­velle en quête de recon­nais­sance en déployant ses capa­ci­tés de rési­lience et de débrouillar­dise, les stra­té­gies évo­luent, mais les condi­tions socioé­co­no­miques res­tent com­pa­rables. Tout cela tra­vaille l’identité col­lec­tive qui se construit dans le sen­ti­ment de stig­ma­ti­sa­tion et de marginalisation.

Vous travaillez à Charleroi, une commune qui est aussi marquée par des stigmates. Est-ce qu’il y a des parallèles à effectuer entre ces deux territoires et la manière dont ils sont présentés dans les médias ?

Ces deux ter­ri­toires par­tagent la même réa­li­té en termes d’exclusion socioé­co­no­mique et de réa­li­té socio­dé­mo­gra­phique. Ils sont mar­qués par la pré­sence d’une popu­la­tion majo­ri­tai­re­ment issue de l’immigration qui a vécu l’expérience de pri­va­tion, d’exclusion, de faibles oppor­tu­ni­tés d’accès à l’emploi et peut-être aus­si de pro­blèmes en matière de sco­la­ri­té, de décro­chage sco­laire… Effec­ti­ve­ment, en termes d’indicateurs socioé­co­no­miques, ce sont des ter­ri­toires qui par­tagent la même réa­li­té. Ils sont confron­tés aux mêmes pro­blèmes et se trouvent ain­si confron­tés à la même vision stig­ma­ti­sante véhi­cu­lée par les médias. Cela montre bien la néces­si­té d’analyser les ten­sions obser­vées dans les quar­tiers popu­laires non pas à tra­vers les déter­mi­nants cultu­rels, c’est-à-dire l’identité par­ti­cu­lière de cha­cun, mais sur­tout à la lumière des condi­tions socioé­co­no­miques. Sans cela, on ne pour­ra pas com­prendre la gra­vi­té de ce qui se passe. Il est néces­saire de por­ter atten­tion à cette dimen­sion inclu­sive pour per­mettre à cha­cun de trou­ver sa place dans la socié­té et de lui per­mettre l’accès à la dignité.

Est-ce qu’il y a quelque chose qui rend Molenbeek spécifique ?

La spé­ci­fi­ci­té molen­bee­koise, réside dans cette dyna­mique géné­ra­tion­nelle qui est peut-être moins accen­tuée à Char­le­roi. C’est toute une géné­ra­tion qui a subi les consé­quences des décen­nies pré­cé­dentes en termes de ges­tion de poli­tiques publiques, qui nous ren­voie sur­tout à l’expérience par­ta­gée entre ces jeunes ayant vécu le même par­cours d’exclusion et la même réa­li­té socioé­co­no­mique. Et de sur­croît, ils se trouvent dans un contexte d’ac­crois­se­ment des inéga­li­tés dans une ville qui, et de manière para­doxale, offre de grandes oppor­tu­ni­tés en termes d’emplois. Il faut noter que Bruxelles est le plus grand bas­sin d’emplois en Bel­gique, avec une éco­no­mie qui met l’accent sur la recherche d’une haute valeur ajoutée.

Cet écart entre besoins et demandes de ces jeunes d’une part, et réa­li­tés socioé­co­no­miques bruxel­loises d’autre part, montre qu’on n’est pas dans un contexte d’égalités des chances per­met­tant à tout un cha­cun d’accéder de manière égale aux mêmes oppor­tu­ni­tés. Cette réa­li­té contras­tée exa­cerbe le sen­ti­ment de pri­va­tion et la construc­tion de cette iden­ti­té néga­tive. Ce sen­ti­ment de pri­va­tion se tra­vaille dans des réseaux de proxi­mi­té entre jeunes de mêmes réseaux sociaux, de mêmes quar­tiers. Le pro­ces­sus de radi­ca­li­té a d’ailleurs été tra­vaillé à chaque fois dans des réseaux de proxi­mi­té, dans des groupes de jeunes qui ont tou­jours connu la même réa­li­té. À Char­le­roi, le contraste social y est vécu de manière moins accen­tuée. En outre, les méca­nismes de contrôle social de proxi­mi­té semblent bien fonc­tion­ner et n’ont pas été déman­te­lés. Ain­si, les « com­mu­nau­tés » semblent jouer un rôle impor­tant à cet égard.

Quand on parle de « diversité » à Molenbeek, on pense souvent uniquement à la communauté d’origine marocaine alors qu’il y a de nombreuses communautés résidant à Molenbeek. Pourquoi ?

D’abord, il ne faut pas nier la forte pré­sence d’une mino­ri­té d’origine maro­caine sur le ter­ri­toire de Molen­beek qui est forte d’une plus grande visi­bi­li­té par rap­port aux autres mino­ri­tés. Mais, effec­ti­ve­ment, ces quar­tiers his­to­riques sont sou­vent réduits à cette mino­ri­té maro­caine. Cela s’explique pro­ba­ble­ment par les rap­ports qu’elle a entre­te­nus par le pas­sé, au tra­vers de cer­tains de ses acteurs iden­ti­taires (notam­ment les ins­ti­tu­tions reli­gieuses, les mos­quées), avec les acteurs poli­tiques. C’est d’ailleurs l’un des reproches qui ont été for­mu­lés à l’é­gard de la majo­ri­té pré­cé­dente dans la presse sou­li­gnant leur part de res­pon­sa­bi­li­té. Cela s’explique éga­le­ment par la capa­ci­té d’action des élites locales d’origine maro­caine enga­gées sur les champs poli­tique et civique qui ont contri­bué à accen­tuer cette visibilité.

De plus, les médias réduisent éga­le­ment le ter­ri­toire molen­bee­kois à cette mino­ri­té parce qu’ils sont à la recherche d’informations pré­cises por­tant sur le fac­teur reli­gieux dans son rap­port à l’espace public et à l’actualité trau­ma­ti­sante et vio­lente de nos jours. Ils s’accommodent ain­si avec une approche cultu­ra­liste pour expli­quer les pro­blèmes qui se posent aujourd’hui. On réduit notam­ment le pro­blème du radi­ca­lisme à sa dimen­sion cultu­ra­liste et reli­gieuse, or, il est beau­coup plus com­plexe. De manière inten­tion­nelle ou non, les médias offrent ain­si une vision réduc­trice et sim­pliste qui asso­cie phé­no­mènes de vio­lence et de ter­ro­risme à une culture par­ti­cu­lière, à une iden­ti­té par­ti­cu­lière, à une reli­gion par­ti­cu­lière. Ce réduc­tion­nisme qui tra­vaille notre manière de réflé­chir le pro­blème du radi­ca­lisme conduit iné­luc­ta­ble­ment à une foca­li­sa­tion exces­sive sur ce ter­ri­toire, en le rédui­sant à cette iden­ti­té visible.

On éli­mine au pas­sage tout ce qui est secon­daire ; on occulte les mul­tiples lieux de bras­sage cultu­rel et la ren­contre qui s’opère entre dif­fé­rentes iden­ti­tés. Ces quar­tiers sont par excel­lence des lieux de diver­si­té, plus qu’on ne l’imagine. Les médias n’y prêtent tout sim­ple­ment pas atten­tion. On réduit le ter­ri­toire à ses mino­ri­tés visibles en met­tant en avant les ten­sions iden­ti­taires qui en découlent.

Depuis les attentats de Paris, Molenbeek est devenu une sorte de territoire qui est beaucoup fantasmé, notamment dans les médias, une zone « sans foi ni loi », qu’en pensez-vous ?

Au-delà des quar­tiers molen­bee­kois il y a une réa­li­té bruxel­loise, celle du crois­sant pauvre, qui nous per­met de mieux expli­quer cette situa­tion par les pro­blèmes endé­miques de chô­mage, de pré­ca­ri­té et d’i­né­ga­li­tés. La vision des médias réduit le pro­blème à la situa­tion molen­be­koise par sim­plisme. Les médias foca­lisent l’attention sur Molen­beek qui incarne en soi tout un sym­bole et une longue his­toire à la fois ouvrière et migra­toire. Bien avant l’ac­crois­se­ment du phé­no­mène du radi­ca­lisme violent, Molen­beek ali­men­tait tous les fan­tasmes liés à l’immigration, à la délin­quance et à la vio­lence. Mais on a oublié que, pen­dant des années, on n’a pas connu de phé­no­mènes d’émeutes ou de vio­lences urbaines aus­si fortes que dans d’autres lieux, notam­ment dans les ban­lieues en France. Ces quar­tiers ont connu une cer­taine paix sociale et glo­ba­le­ment une cer­taine cohé­sion. Même si oui, mal­heu­reu­se­ment, des cas par­ti­cu­liers défi­gurent cette réa­li­té et jettent le dis­cré­dit sur l’ensemble des habi­tants de ces quartiers.

Le pro­blème dépasse lar­ge­ment les fron­tières de Molen­beek, même si, effec­ti­ve­ment, il y a une dimen­sion ter­ri­to­riale à ne pas négli­ger. Il y a une lec­ture réduc­trice du phé­no­mène de la radi­ca­li­té ou du phé­no­mène de la vio­lence de manière géné­rale. Celui-ci doit être ana­ly­sé à la lumière de la réa­li­té socioé­co­no­mique locale et mis en rela­tion avec la réa­li­té de l’espace poli­tique et, sur­tout, en lien avec une réa­li­té géo­po­li­tique qui s’impose. Par cette réa­li­té il faut entendre notam­ment l’exacerbation des conflits au Moyen-Orient. Je crois que la clé essen­tielle pour mieux com­prendre ce qui se passe, ce sont les enjeux géo­po­li­tiques, les conflits inter­na­tio­naux qui trouvent par la suite des moyens de s’exprimer à tra­vers les réseaux sociaux et qui se réper­cutent à tra­vers les réseaux de proxi­mi­té. Ces ques­tions de géo­po­li­tique retra­vaillent le sen­ti­ment d’ex­clu­sion et de stig­ma­ti­sa­tion dans une double dyna­mique : géné­ra­tion­nelle (groupes de pairs par­ta­geant un sen­ti­ment d’exclusion) et ter­ri­to­riale (condi­tions socioé­co­no­miques des quar­tiers défavorisés).

Même avant les attentats de Paris, à la suite desquels on a réalisé qu’une partie de ceux qui l’avaient commis venait de Molenbeek ou y avait opéré, il y a un stigmate qui se posait de longue date sur ce territoire-là et sur ses habitants…

C’est le résul­tat de plus de 50 ans d’exclusion et de poli­tiques peu effi­caces et qui auraient dû agir sur les dif­fé­rentes dimen­sions de manière simul­ta­née. Il aura fal­lu d’ailleurs attendre au moins 30 ans pour que des poli­tiques urbaines soient mises en œuvre pour réin­ves­tir les quar­tiers his­to­riques, pour réin­ves­tir le bâti. Entre­temps, la pré­ca­ri­té et la relé­ga­tion se sont dura­ble­ment installées.

Cela étant, il ne faut pas non plus réduire la ques­tion à la seule échelle de Molen­beek. Les récents évè­ne­ments le montrent [les arres­ta­tions juste avant et après les atten­tats du 22 mars à Forest, Schaer­beek, Bruxelles-Ville ou Saint-Gilles ndlr] : il y a une dyna­mique ter­ri­to­riale qui va au-delà des ter­ri­toires de Molen­beek. Le pro­blème lié au radi­ca­lisme violent touche d’autres com­munes, mais ce sont des ter­ri­toires qui par­tagent les mêmes carac­té­ris­tiques socioé­co­no­miques que les quar­tiers molen­bee­kois : c’est tout le Crois­sant pauvre bruxel­lois qui connaît le même phé­no­mène de crise socioé­co­no­mique que Molen­beek et se carac­té­rise par une poli­tique publique en termes de réin­ves­tis­se­ment du bâti ne répon­dant pas aux besoins socioé­co­no­miques et sur­tout cultu­rels de la population.

Il convient éga­le­ment de sou­li­gner la néces­si­té de conso­li­der l’es­pace démo­cra­tique en mul­ti­pliant les espaces de par­ti­ci­pa­tion civique et poli­tique de toutes les caté­go­ries sociales. Il faut ren­for­cer la pos­si­bi­li­té de mener un débat démo­cra­tique, mais contra­dic­toire, ouvert, tolé­rant et inclu­sif sur les dif­fé­rents enjeux qui nous préoccupent.

Molenbeek est une commune éclatée avec des territoires très variés. On a « Molenbeek-historique » et le « Quartier maritime », dans l’hyper-précarité et puis d’autres quartiers comme le Karreveld, beaucoup plus riche. Or, souvent dans les médias, on ne parle en fait que du quartier historique, on ne parle en fait que des jeunes Molenbeekois du quartier historique…

Effec­ti­ve­ment, on oublie ce cli­vage ou cette frac­ture entre le nord et le sud de la com­mune, entre les quar­tiers nan­tis et moins nan­tis de la com­mune. Cette frac­ture est de nature à exa­cer­ber le sen­ti­ment de pri­va­tion : on habite la même com­mune, mais le nord et le bas de la com­mune ont un accès inéga­li­taire aux infra­struc­tures publiques, aux ser­vices publics et n’offrent pas les mêmes condi­tions de vie, le même taux d’emploi, etc. Donc effec­ti­ve­ment, c’est un élé­ment déter­mi­nant. Mal­heu­reu­se­ment on ne prend pas assez en consi­dé­ra­tion cette frac­ture à la fois urba­nis­tique et sociale.

Les médias parlent aussi beaucoup du concept de « repli communautaire » concernant Molenbeek. Qu’en pensez-vous ?

On oublie sou­vent que l’identité, la construc­tion de l’identité par­ti­cu­lière, peut aus­si être un levier pour une meilleure inté­gra­tion dans une socié­té plus large et plu­ra­liste. C’est le cas dans le modèle anglo-saxon, où l’échelle iden­ti­taire par­ti­cu­lière peut être une étape préa­lable à une plus large inté­gra­tion dans une socié­té plurielle.

Le pro­blème en Bel­gique, c’est que notre modèle de socié­té est déjà construit sur la recon­nais­sance de cette diver­si­té cultu­relle et une concep­tion plu­ra­liste des com­mu­nau­tés. On a la com­mu­nau­té fla­mande, wal­lonne, ger­ma­no­phone, voire des com­mu­nau­tés euro­péennes aujourd’hui dans cer­tains quar­tiers bruxel­lois, qui montrent l’émergence de plu­sieurs iden­ti­tés par­ti­cu­lières. Par­ler de repli com­mu­nau­taire dans ce cas, en dési­gnant une seule com­mu­nau­té, laisse appa­raitre un cer­tain déséquilibre.

Et puis, on oublie que le repli dont on parle ici n’est pas avé­ré. En réa­li­té, nous obser­vons une véri­table quête de mobi­li­té sociale, cultu­relle et géo­gra­phique auprès de cette popu­la­tion. Contrai­re­ment aux idées reçues, nos obser­va­tions mettent en évi­dence la reven­di­ca­tion d’une meilleure inté­gra­tion et l’inclusion sociale. À tra­vers les pra­tiques éco­no­miques de sur­vie, à tra­vers les ini­tia­tives asso­cia­tives qui foi­sonnent, à tra­vers toutes les ini­tia­tives citoyennes que l’on voit naître dans ces quar­tiers, on constate non pas une stra­té­gie de repli, mais plu­tôt une quête intense d’ouverture ! Ces jeunes, les asso­cia­tions qui les accom­pagnent et l’ensemble des acteurs de ces quar­tiers cherchent plu­tôt une meilleure inté­gra­tion. Ils veulent aller à la ren­contre de l’autre et à être accep­tés par les autres. Ils sont dans des démarches de quête de recon­nais­sance, dans une démarche d’ouverture, au sein d’un pay­sage de plu­ra­lisme iden­ti­taire et culturel.

En outre, il fau­drait nous inter­ro­ger sur notre degré d’ou­ver­ture et de tolé­rance à l’é­gard de ce par­ti­cu­la­risme. Il fau­drait ques­tion­ner les dif­fé­rentes formes d’hos­ti­li­té qui s’ex­priment par­fois publi­que­ment à l’é­gard de ces mino­ri­tés en ali­men­tant ain­si les ten­ta­tions de repli. Dès lors, le repli peut être consi­dé­ré comme le résul­tat des pra­tiques d’exclusion et de refou­le­ment qui visent ces minorités.

Est-ce que cela fait partie de ce que vous avez appelé les « stratégies d’autonomie » d’aller vers l’extérieur, de ne pas se cantonner aux territoires administratifs de Molenbeek ?

La stra­té­gie d’autonomie, ne désigne pas une stra­té­gie de rup­ture par rap­port aux autres, mais d’abord, elle vise à se don­ner les moyens de sur­vie, les moyens pour accé­der à des condi­tions socioé­co­no­miques meilleures, les moyens de s’approprier les ter­ri­toires, les moyens d’aller vers les autres, en se construi­sant soi-même à tra­vers la ren­contre avec autrui, en mobi­li­sant ses propres res­sources. C’est une dyna­mique dia­lec­tique. Ce n’est pas une auto­no­mie qui vise à créer des fron­tières, mais c’est une auto­no­mie qui se construit dans une démarche d’ac­tua­li­sa­tion de soi et de co-construc­tion. Dès lors, la mobi­li­té géo­gra­phique des mino­ri­tés ‑pour ne pas se can­ton­ner dans les quar­tiers popu­laires- est à la fois la tra­duc­tion de cette quête d’au­to­no­mie et du désir de ren­con­trer l’autre, mais avec une iden­ti­té assumée.

Concernant la recherche d’autonomie, vous évoquez « l’économie populaire » c’est-à-dire l’idée qu’il faut, faute d’aide des pouvoirs publics, se débrouiller par soi-même pour assurer sa survie. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet art de la débrouille qui se développe dans les quartiers populaires de Molenbeek ?

Comme les poli­tiques publiques n’offrent pas suf­fi­sam­ment d’opportunité d’accès à de meilleures condi­tions socioé­co­no­miques, les gens mobi­lisent leurs propres savoirs, leur propre exper­tise et leur propre réseau. Cette éco­no­mie popu­laire montre la capa­ci­té de ces popu­la­tions de mobi­li­ser leurs iden­ti­tés et leurs res­sources propres pour déve­lop­per des stra­té­gies de sur­vie : les res­sources ter­ri­to­riales, le réseau de soli­da­ri­té, de proxi­mi­té et de socia­bi­li­té dont ils dis­posent. On observe cette éco­no­mie popu­laire à Bruxelles à tra­vers notam­ment tout le com­merce d’articles spé­ci­fiques qui répondent à un besoin par­ti­cu­lier des Bruxel­lois, non seule­ment celui de popu­la­tions dému­nies, mais aus­si, dans une logique « d’exotisme », celui de l’ensemble des Bruxel­lois. Par exemple, la vente de pro­duits ali­men­taires et de pâtis­se­ries qui s’adresse à la fois à la com­mu­nau­té qui consomme ces biens par­ti­cu­liers et à l’ensemble des Bruxel­lois dési­reux de décou­vrir d’autres spé­cia­li­tés culi­naires. Ces mino­ri­tés montrent que l’on peut valo­ri­ser un savoir, un pro­duit cultu­rel ou un pro­duit de consom­ma­tion qui mobi­lisent les savoirs d’ailleurs pour aller vers les autres. C’est une sorte de com­merce exo­tique qui répond à la diver­si­té cultu­relle des Bruxellois.

Ça me per­met, au pas­sage, de reve­nir sur la fai­blesse de l’argument de repli, parce que le repli est sur­tout ici une stra­té­gie qui per­met­trait de retrou­ver les moyens de sur­vie, de mobi­li­ser des appuis et des res­sources de réci­pro­ci­té, des res­sources de soli­da­ri­té dans sa sphère sociale. C’est ce qu’on appelle « le capi­tal social » dans la lit­té­ra­ture scien­ti­fique. Les rap­ports de proxi­mi­té et les réseaux sociaux peuvent per­mettre d’ac­cé­der à une meilleure condi­tion de vie ou de sur­vie. Cette stra­té­gie de sur­vie répond à un besoin d’accéder à des condi­tions de digni­té en mobi­li­sant ses propres res­sources, ses propres savoirs, sa propre exper­tise et son réseau de socia­bi­li­té pour jus­te­ment s’intégrer en acti­vant le levier socioéconomique.

Et est-ce qu’une action culturelle pourrait s’appuyer sur cette expertise-là ?

Tout à fait. L’action cultu­relle doit mobi­li­ser les res­sources propres des gens. C’est d’ailleurs la fai­blesse de ce qui a été mené jusqu’ici. Cette fai­blesse réside dans le fait de ne pas recon­naître cette mino­ri­té comme pro­duc­teur, mais comme simple consom­ma­teur de culture. On pour­rait s’appuyer sur les res­sources cultu­relles, sur les res­sources ter­ri­to­riales, sur les exper­tises et les récits col­lec­tifs pour construire quelque chose de com­mun. Il s’agirait donc de ne pas uni­que­ment pen­ser la popu­la­tion et les mino­ri­tés comme consom­ma­teurs, voire comme un far­deau, mais bien comme des gens qui dis­posent de res­sources, de savoirs et d’une capa­ci­té d’inventer et d’innover. Et de leur recon­naître ce désir et cette volon­té d’apporter quelque chose à cette socié­té, à ce bien col­lec­tif. On arri­ve­ra ain­si à répondre à leurs besoins par­ti­cu­liers et à leur offrir plus d’opportunités pour une meilleure inclu­sion sociale.

Abdelfattah Touzri, « Les minorités issues de l’immigration et les dispositifs de revitalisation urbaine dans la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean », Juin 2007 : partiellement consultable ici .

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