UN ACCORD NÉGOCIÉ EN SOUS-TERRAIN
L’ACTA signifie Anti-Counterfeiting Trade Agreement (Accord Commercial Anti-Contrefaçon, ACAC en français). C’est un accord multilatéral international concernant la « propriété intellectuelle » au sens large (droit d’auteur, droit des marques, brevets, indications géographiques, etc.). Il est négocié en secret, donc hors de tout champ démocratique, depuis trois ans. Initié en 2008 par le Japon et les États-Unis, l’ACTA vise à créer une nouvelle organisation internationale indépendante d’institutions telles que l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle), l’OMC (Organisation mondiale du commerce) ou l’ONU (Organisation des Nations unies). Cette nouvelle entité serait seule à pouvoir amender le texte après sa ratification.
Si cet accord venait à être adopté, il imposerait aux pays signataires des mesures contraignantes afin de renforcer la lutte contre la circulation et le commerce de marchandises soumises à divers droits de propriété intellectuelle. Il contient notamment toute une série de dispositions visant à endiguer le partage d’œuvres immatérielles (comme la musique, les films, etc.) à travers le réseau Internet.
En mai 2008, un premier document relatif a l’ACTA a fuité et fut diffusé par le site WikiLeaks. Cela eut pour effet de susciter de vives critiques de la part de la société civile quant au manque de transparence entourant les négociations, mais aussi quant aux risques d’atteintes aux libertés fondamentales que cet accord représente.
L’ACTA est négocié par l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, les Émirats arabes unis, les États-Unis, le Japon, la Jordanie, le Maroc, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Suisse et l’Union européenne (à travers la Commission européenne). On remarquera l’absence de pays tels que la Chine et l’Inde où la problématique de la contrefaçon est pourtant bien présente.
Il aura fallu attendre le 20 avril 2010, soit deux ans après le début des négociations et des demandes répétées du Parlement européen, pour qu’une ébauche du texte soit officiellement rendue publique. Malgré le rappel à l’ordre du Parlement, on ne dénombre à l’heure actuelle qu’une seule autre publication officielle disponible en ligne ici.
INTERNET, L’IMPRIMERIE DU 21e SIÈCLE ?
Au-delà de la forme que revêt la mise au point de l’ACTA, débattu hors de tout cadre démocratique par des négociateurs servant des intérêts particuliers (principalement des industriels), l’accord est encore bien plus préoccupant sur le fond. Les négociateurs, loin de chercher à adapter les « droits de propriété intellectuelle » aux technologies de l’information et de la communication (TIC), n’hésitent pas à remettre en cause l’acquis communautaire européen pour sauvegarder ce qui apparaît un peu plus chaque jour comme des modèles économiques obsolètes ou contraires à l’intérêt commun.
Dans le thème de la dispersion des œuvres immatérielles, l’ACTA cible un réseau d’échange plus que les autres : Internet. Cette démarche part du postulat que toutes les œuvres partagées sans autorisation sur le Réseau représentent un manque à gagner pour les industries du divertissement.
Ces affirmations ont été cristallisées notamment par un rapport de la députée européenne sarkozyste Marielle Gallo, qui s’appuyait sur une étude commandée par la BASCAP (un important lobby de l’industrie du divertissement dirigé par le numéro un du groupe Vivendi-Universal) dont la pertinence fut rapidement mise en cause par plusieurs organismes. Le rapport Gallo n’hésitait pas à réclamer, sans nuance, des sanctions identiques pour les adolescents partageant de la musique et les mafias internationales spécialisées dans la production de faux médicaments. Il fut malheureusement adopté par le Parlement européen le 22 septembre 2010 à l’issue d’un vote divisé.
LA NEUTRALITÉ DU RÉSEAU REMISE EN QUESTION
Afin de cerner les enjeux liés à Internet, il est important de comprendre le concept de neutralité du Net. Il suppose que le contenu qui transite sur le réseau soit acheminé au destinataire sans être altéré, ni privilégié (ou discriminé) par rapport à tout autre contenu. Cette neutralité est l’une des caractéristiques fondamentales du réseau Internet (au même titre que son principe technique de télécommunication par paquets, par exemple) qui le placent comme agent d’une révolution sociale, économique et culturelle.
La neutralité du réseau Internet est étroitement liée à la liberté d’expression et à la liberté d’accès à l’information. Le réseau permet une expression de ces libertés sans commune mesure avec les autres types de médias passés et actuels. Celui-ci se trouve être un lieu de confrontation des opinions et des idées, il offre potentiellement une visibilité mondiale. Pratiquement, tout internaute a la possibilité de prendre part ou de débuter un débat public en commentant un site web existant, en ouvrant son propre blog, en contribuant avec d’autres internautes à des projets communs, via des outils collaboratifs… sans autorisation préalable d’une quelconque autorité, administration ou entreprise.
Pour qu’une telle opportunité existe et persiste, il est nécessaire que le cadre offert par le réseau soit transparent et digne de confiance. Si celui-ci filtre ou altère une partie du contenu qui y transite, l’information qui y circule ne peut plus être considérée comme sûre et fiable. Dès lors qu’entrent en ligne de compte la liberté d’expression et la liberté d’accès à l’information, c’est-à-dire des droits fondamentaux, toute atteinte au principe de neutralité du Net doit obligatoirement être légitimée. En aucun cas cette décision ne doit être déléguée à une institution autre que judiciaire.
L’ACTA rompt cette neutralité du réseau en tentant d’imposer la responsabilisation des intermédiaires techniques. Ainsi, les fournisseurs d’accès à Internet se verraient contraints de surveiller le trafic pour identifier des comportements potentiellement « illégaux » et les signaler aux sociétés de gestions des droits. Ils auraient l’obligation juridique de restreindre l’utilisation de certains protocoles d’échange, par exemple le peer-to-peer (échange de pair à pair). Concrètement, cela reviendrait à interdire la navigation maritime au prétexte que certains bateaux transportent des clandestins. Au-delà du seuil de la censure que franchit allègrement cet accord, se pose une fois encore la problématique de l’innovation. Quel serait l’avenir de nombreux logiciels libres diffusés par ce biais ? Et quel serait l’impact économique et sociétal du non-développement de ces logiciels ? Tous les géants passés et actuels de l’Internet, acteurs économiques majeurs, ont pu naître et grandir grâce à la neutralité du réseau.
L’ACTA, LA SANTE PUBLIQUE ET LES DOUANES
Un autre des aspects alarmants de l’ACTA réside dans l’impact qu’il pourrait avoir dans le domaine de la santé publique. Les négociateurs, en utilisant la dénomination floue de « biens contrefaits », tentent d’accroître le pouvoir de contrôle des douanes.
La définition de « biens contrefaits » est extrêmement vague et englobe la notion très large de la « propriété intellectuelle ». Elle permet un amalgame entre, par exemple, des produits dangereux pour la santé et issus du marché noir et des médicaments génériques pour lesquels les pays du tiers-monde sont exempts de brevets (leur permettant notamment d’avoir accès à des traitements thérapeutiques à un dixième du prix demandé par l’industrie pharmaceutique). Le blocage et la confiscation des médicaments génériques représentent un risque sanitaire réel pour les malades en attente de soins.
Parmi les autres produits soumis à la saisie par les autorités douanières, citons également les ordinateurs portables, les supports de stockage et plus généralement tout matériel électronique contenant potentiellement des œuvres obtenues en infraction aux droits d’auteur.
De par leur absence de discernement et leur caractère excessif, de telles mesures mettent à mal des notions aussi fondamentales que la présomption d’innocence et le droit à la vie privée. Elles pavent la route à toute sorte d’abus, à la fois par les différentes industries intéressées, mais également par des gouvernements peu soucieux des droits de leurs opposants politiques.
LE PARLEMENT EUROPÉEN FACE A L’ACTA
Plusieurs problèmes majeurs posés par l’ACTA ont attiré l’attention du Parlement européen. En voici une liste non exhaustive :
- En confiant à des sociétés privées la possibilité de bloquer ou supprimer toute publication Internet sans procédure judiciaire préalable, l’ACTA menace directement la liberté d’expression et la présomption d’innocence. Il ouvre la porte à des dérives telles que de la censure ;
- L’accord souhaite créer de nouvelles sanctions pénales sans la moindre évaluation préliminaire des risques économiques et d’innovation relatifs à la contrefaçon. Or, les analyses en la matière sont loin d’être unanimes sur les effets supposés de ce phénomène. Récemment, une étude cofinancée par l’Union européenne a affirmé que la contrefaçon de produits de luxe bénéficiait à la fois aux consommateurs et aux marques contrefaites. Par ailleurs, chacun est en droit de se demander s’il est légitime qu’un « accord commercial » puisse établir des sanctions pénales…
- L’ACTA considère que les fournisseurs de services Internet devraient être tenus responsables des données qu’ils transmettent ou hébergent et qu’ils devraient par conséquent surveiller et filtrer systématiquement toutes les données envoyées par leurs utilisateurs. Cela reviendrait à obliger les facteurs à lire tout le courrier qu’ils transportent afin de ne pas être condamnés si l’un de leurs clients envoyait une lettre répréhensible ;
- En favorisant des procédures intrusives (fouilles aux frontières) et en incitant à la surveillance généralisée du réseau Internet, l’accord fait évidemment peser d’importantes menaces sur le droit à la vie privée et le secret des correspondances. Il est par ailleurs intéressant de souligner que plusieurs agences de renseignement ont émis des objections envers une telle surveillance. Elles craignent que les citoyens mettent en œuvre une surenchère de moyens cryptographiques afin de rétablir l’anonymat de leur correspondance si des moyens de filtrage ou de surveillance devaient être mis en place.
Afin de répondre directement à ces importantes menaces, quatre eurodéputés issus de diverses tendances politiques ont déposé une déclaration écrite demandant à ce que l’ACTA soit adapté pour mettre fin à ces problèmes. Ils rappelaient également que la Commission a l’obligation de fournir au Parlement tous les documents de négociation. Adoptée à la majorité absolue, cette déclaration est devenue le 9 septembre 2010 une position officielle du Parlement européen.
Ni la Commission européenne ni les négociateurs de l’ACTA n’ont tenu compte de cette déclaration, confirmant ainsi le profond mépris des instances démocratiques dont ils n’ont cessé de faire preuve tout au long des négociations.
QUELLE TRANSMISSION DU SAVOIR VOULONS-NOUS ?
Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation semblable à celle d’il y a six siècles. Il n’est désormais plus question d’encre ou de papier, mais bien de données numériques, de flux, de connaissance s’échangeant à travers toute la planète. En une décennie, Internet a refaçonné les échanges mondiaux, rapprochant les civilisations, et favorisant les échanges tant matériels qu’immatériels. Pour la première fois de son histoire, l’humanité entière échange, partage, s’informe sans frontières ni océans. Les gouvernements, comme les industries, ont été pris de court.
Nous nous trouvons à l’heure d’un choix capital. Comment voulons-nous désormais transmettre notre savoir ? De la réponse à cette question aboutira la société de demain.
La NURPA ou Net Users' Rights Protection Association est un groupement citoyen belge dédié à la défense des droits et libertés des citoyens sur Internet. Elle promeut la vision d'un Internet neutre, libre, accessible et vecteur de progrès, fidèle aux valeurs qui ont présidé au développement de ce réseau au formidable potentiel. À ce titre, elle intervient notamment dans les débats touchant à la liberté d'expression, à la neutralité du Net, au droit d'auteur ou encore au respect de la vie privée.
Ce texte est la version réduite d’une analyse plus développée consultable en ligne ici.