Alain Brossat

Considérer le postcolonial, reconnaître le colonialisme

Alain Bros­sat est phi­lo­sophe et pro­fes­seur émé­rite à l’Université Paris 8 Saint-Denis. Son der­nier ouvrage, « Autoch­tone ima­gi­naire, étran­ger ima­gi­né, retour sur la xéno­pho­bie ambiante » balaye en dif­fé­rentes entrées thé­ma­tiques la ques­tion de l’hospitalité et de l’hostilité à l’égard de l’étranger, celle des dis­cours du pou­voir qui construit cette ques­tion comme cen­trale et pose notam­ment en toile de fond la ques­tion post­co­lo­niale. Une dimen­sion qu’il faut son­ger à prendre en compte dans l’analyse et le com­men­taire des rap­ports sociaux actuels. La ques­tion de la recon­nais­sance pou­vant être un début de réso­lu­tion de cer­tains nœuds de ten­sions intercommunautaires.

Comment prendre en compte la dimension postcoloniale dans notre société ?

Il faut recons­ti­tuer des généa­lo­gies, c’est-à-dire réta­blir de la pro­fon­deur là où une approche immé­dia­tiste cou­rante, mode­lée notam­ment par le dis­cours poli­tique et le dis­cours des médias, nous fige sur un pré­sent extrê­me­ment court. Vous allez avoir tout un dis­cours pro­li­fé­rant qui va se consti­tuer sur les quar­tiers excen­trés : les zones de non-droit, les dea­lers qui font la loi, la police qui ne peut pas mettre les pieds là-dedans, les gens qui sont au chô­mage, la popu­la­tion immi­grée entas­sée là-bas… On va fabri­quer une espèce de topos, d’espace où le dis­cours tourne en boucle : la drogue, l’insécurité, etc. avec des jeux d’associations très étroites entre cer­taines caté­go­ries d’étrangers, l’immigration pré­caire, les clan­des­tins… Alors que si on s’efforce de recons­ti­tuer des généa­lo­gies, on va être ren­voyé à des scènes anté­rieures qui sont des scènes colo­niales. Ce qui se joue là-dedans, c’est évi­dem­ment la rela­tion entre des points de crise dans le pré­sent et puis le pas­sé colonial.

Le temps ne guérit donc pas les blessures ?

C’est du faux bon sens de pen­ser que plus cela s’éloigne dans le temps et plus les ten­sions, les drames ou les crises s’atténuent. Dans la ques­tion colo­niale, si les pro­blèmes n’ont pas été réglés, si les conten­tieux demeurent, alors au contraire, le temps qui passe ten­drait plu­tôt à faire en sorte que cela s’envenime, du moins sur des points particuliers.

La ques­tion de l’Algérie pour nous Fran­çais est de ce point de vue-là très mar­quante. Cela est notam­ment dû au fait que les pou­voirs, les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs en France n’en ont jamais pris la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique devant l’histoire : ce conten­tieux existe donc encore. Il va se tra­duire dans les choses les plus cou­rantes et banales, dans la conduite de gamins qui sont main­te­nant la énième géné­ra­tion depuis les pères qui ont connu la guerre d’Algérie et qui en ont souf­fert. Ils sont d’une façon ou d’une autre encore tra­ver­sés par ces bles­sures et, même s’ils ne sont pas for­cé­ment capables de les for­mu­ler poli­ti­que­ment, cela agit comme un poison.

Sortie du postcolonial, ce serait donc passer par une reconnaissance par l’autorité de sa responsabilité ?

Je pense que l’on n’en sort à pro­pre­ment par­ler jamais. Mais pour que les ten­sions majeures soient apai­sées, oui, il faut que l’autorité poli­tique, et der­rière elle les élites intel­lec­tuelles et média­tiques, fassent un tra­vail, non pas de repen­tance ou d’excuses, mais de recon­nais­sance. Le modèle auquel on peut se réfé­rer, c’est l’Allemagne sur la ques­tion du IIIe Reich. L’autorité alle­mande a ain­si décla­ré que c’est bien au nom de son peuple, c’est bien une auto­ri­té légi­time en son temps qui a com­mis ces crimes, nous le recon­nais­sons, nous en pre­nons la charge et nous en por­tons la res­pon­sa­bi­li­té face aux autres peuples, en pre­mier lieu ceux qui ont subi ces vio­lences et ces crimes. C’est cela la façon de faire.

Ce n’est pas com­pli­qué, mais pour le moment on est encore loin d’une décla­ra­tion d’un per­son­nage qui repré­sente l’autorité et qui dise : oui, abso­lu­ment des crimes de guerre voire des crimes contre l’humanité ont été com­mis pen­dant la guerre d’Algérie : Napalm, vil­lages brû­lés. Oui, la tor­ture y était rou­ti­nière et pas excep­tion­nelle. Oui, autour du 8 mai 1945 ont été com­mis des crimes qui sont pour le moins des crimes de guerre, etc.

Jamais aucune auto­ri­té en France n’a fait au sujet de l’Algérie ce que Chi­rac a fait en 1995 à pro­pos de la rafle du Vél d’Hiv : dire « c’est un gou­ver­ne­ment illé­gi­time qui a fait cela certes, mais nous en pre­nons la charge face à l’Histoire ».

Vous dites aussi que l’une des caractéristiques de la dimension postcoloniale, c’est qu’elle fait l’objet d’un déni…

Dans nos socié­tés d’aujourd’hui, dans un pays comme la France, ce pas­sé colo­nial est refou­lé. Ou du moins on ne veut pas en voir les effets dans le pré­sent. On les prend comme des ques­tions d’histoire, cela va être trai­té sous l’angle de la mémoire. Par exemple est-ce qu’il faut oui ou non com­mé­mo­rer tel ou tel évè­ne­ment ? Or, la com­mé­mo­ra­tion, c’est pré­ci­sé­ment une façon de décou­per le temps his­to­rique en tranches et de ne pas tra­vailler sur des élé­ments de litiges extrê­me­ment forts du pas­sé et leurs effets dans le pré­sent. Cela fait vrai­ment l’objet d’un déni mas­sif du côté poli­tique et de ceux qui font l’opinion. Si on sou­lève ces sujets-là, on va rapi­de­ment nous deman­der d’arrêter d’en faire des « vic­times éter­nelles » etc. Or, il ne s’agit pas d’en faire des vic­times, mais bien d’essayer de com­prendre com­ment le pas­sé colo­nial infecte le présent.

Cela peut s’incarner aussi dans les événements d’apparence plus éloignés, les affaires, les bavures policières en banlieue, l’affaire DSK, qui est selon vous très emblématique de ce phénomène-là ou comme l’affaire Charlie Hebdo.

Ce que ne veulent pas com­prendre la classe poli­tique et les fai­seurs d’opinions, c’est qu’il y a, à cause du pas­sé colo­nial, des milieux sociaux qui sont très inflam­mables sur cer­taines ques­tions. Et cela les cyniques de Char­lie Heb­do l’ont bien com­pris : il suf­fit d’appuyer sur un bou­ton, sur Maho­met, la cha­ria, etc. pour que cela parte en déclen­chant l’incendie. Et hop, cela fait vendre du papier. Et avec un par­fait cynisme, ils ont très bien com­pris cela alors que l’on peut faire des cari­ca­tures du Pape cela ne va pas pro­duire les mêmes effets parce que l’on a affaire à des milieux plus sophis­ti­qués, parce qu’il n’y a pas cette dimen­sion colo­niale. La dimen­sion colo­niale est très spé­ci­fique de ce point de vue-là, c’est un monde de bles­sures qui n’ont jamais été vrai­ment soignées.

Existe-t-il un lien entre le colonialisme et la figure du terroriste islamiste aujourd’hui ? Dans le cadre de la guerre que les Français mènent au Mali, pourquoi les dirigeants parlent des combattants islamistes comme de « terroristes » ?

Il y a créa­tion d’éléments de lan­gage qui sont pen­sés. On ne va pas dire les « rebelles », mais on va les qua­li­fier de « ter­ro­ristes ». Et cela a tout de suite des impli­ca­tions dans les manières de mener le com­bat ou sur le trai­te­ment des pri­son­niers : on ne va pas leur don­ner le sta­tut de com­bat­tants enne­mis, mais celui d’un mau­vais gibier à abattre.

Par ailleurs, depuis le 11 sep­tembre, on est entré dans une nou­velle séquence, mais ce qui est impres­sion­nant, c’est que de notre côté à nous, Fran­çais, elle va très vite embrayer sur l’histoire colo­niale. Cela va réveiller encore une fois cette image du ter­ro­riste isla­miste qui est abso­lu­ment indis­so­ciable de la façon dont on par­lait des ter­ro­ristes du FLN pen­dant la guerre d’Algérie. Cela ren­voie à une espèce de sub­cons­cient, à la fois très dif­fi­cile à son­der et inépui­sable. Cela vient du tré­fonds de la colo­ni­sa­tion même. C’est l’image de l’Arabe violent qui emploie des moyens de vio­lence qui sont sour­nois et qui com­porte quelque chose de ter­ri­fiant. L’image du cou­teau a une place très impor­tante. C’est l’arme blanche, l’égorgement. Le mas­sacre des sept moines de Tib­hi­rine par exemple [attri­bué dans un pre­mier temps au Groupe Isla­mique Armé alors que la réa­li­té semble être plus com­plexe, il pour­rait même en effet s’agir d’une mise en scène de l’armée algé­rienne. NDLR]. Cela marque un incons­cient col­lec­tif parce que c’est enra­ci­né au plus pro­fond d’une cer­taine image de l’Arabe dan­ge­reux. Cela ren­voie au début de la colo­ni­sa­tion de l’Algérie en 1830.

Ces images se remo­bi­lisent faci­le­ment et ce n’est donc pas du tout éton­nant que quand on se lance dans cette aven­ture dans le Sahel, on puisse pro­duire des effets de mobi­li­sa­tion, du consen­sus très faci­le­ment. Il y a des strates. On va faire des images de la guerre au ter­ro­risme aujourd’­hui, mais après on va vers des strates encore plus pro­fondes. Et si on va vers une espèce d’élément archaïque là-dedans, on va tou­jours trou­ver à cela une cer­taine image de l’Arabe qui est un per­son­nage insai­sis­sable, dan­ge­reux et consti­tu­ti­ve­ment violent.

En France, c’est quelque chose qui struc­ture une espèce d’inconscient col­lec­tif de l’autochtone et curieu­se­ment, ce n’est pas du tout la même fan­tas­ma­go­rie pour ce qui concerne les Noirs. Il y aura d’autres élé­ments de dépré­cia­tion, mais ce n’est pas du tout pareil, ils ne sont pas « dan­ge­reux » de la même façon pour cet incons­cient collectif.

Vous disiez qu’il n’y a pas eu de reconnaissance de l’Etat. Que pensez-vous des déclarations de François Hollande en Algérie en décembre 2012 ?

En Algé­rie, c’était assez sour­nois parce qu’il a mis l’accent sur le fait qu’il n’était « pas là pour faire de la repen­tance ou pour pré­sen­ter des excuses… mais que par ailleurs, oui on savait bien qu’il y avait… ». C’était un truc biai­sé, c’est une façon encore une fois de dire les choses sans les dire. Or, ce qui serait fon­da­men­tal pour les Algé­riens, pour l’émigration d’origine algé­rienne en France et d’une façon plus géné­rale pour les Magh­ré­bins qui vivent en France, cela serait que les choses soient dites comme Chi­rac les a dites à pro­pos du Vél d’Hiv. Cela prend 5 minutes, mais ils ne veulent pas le faire. Le lob­by pied-noir reste extrê­me­ment puis­sant, il a même repris du poil de la bête sous Sarkozy.

Je ne sais pas si un jour vien­dra ce type de décla­ra­tion qui est la seule chose qui per­met­trait de lever les ten­sions là-des­sus. Cela com­mence par cela. Au contraire main­te­nant, ils ont toutes ces stra­té­gies de diver­sion comme de dire « Lais­sons les his­to­riens faire leur tra­vail ». Or, ce n’est pas du tout aux his­to­riens de le faire, de prendre la res­pon­sa­bi­li­té pour l’autorité politique !

« L’affaire DSK » ou la scène primitive du colonialisme

Le viol de Natafissia Diallo par Dominique Strauss-Kahn c’est-à-dire de la femme de chambre par le Directeur du FMI, de la Noire par le Blanc, de la servante par le maître, de l’illégitime par le super légitime, jouerait pour Alain Brossat comme un révélateur d’une certaine rémanence de l’espace colonial, d’une certaine « scène primitive » de la colonisation : celui de la femme esclave noire abusée par le maître blanc. Scène à laquelle il faut ajouter toutes des caractéristiques de la subalternité : le discours médiatique a principalement entretenu un déni dans la légitimité de la parole de Natafissia Diallo (louche, menteuse, illettrée etc.) et une surlégitimité dans celui de Dominique Strauss Kahn longtemps auréolé d’une « présomption d’innocence ».

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