Ali Benabid

Oser le conflit positif

 Illustration : Vida Dena

L’asbl Lutte contre l’exclusion sociale (LES) a été mise en place en 1992 sous l’égide de Phi­lippe Mou­reaux. Il s’agit d’un dis­po­si­tif com­mu­nal de mai­sons de quar­tiers pour prendre à bras le corps les pro­blé­ma­tiques spé­ci­fiques qui touchent les quar­tiers fra­gi­li­sés de Molen­beek. Elle pro­pose entre autres per­ma­nences sociales, sou­tien sco­laire, sou­tien psy­cho­lo­gique, acti­vi­tés socio-édu­ca­tives ou socio­spor­tives… Ren­contre avec Ali Bena­bid, direc­teur du dépar­te­ment « Coa­ching-Par­te­na­riat » et éga­le­ment copré­sident de la Zin­neke Parade.

À Molenbeek, le fait religieux est extrêmement présent, avec parfois des demandes d’ordre religieuses dans le cadre d’activités culturelles ou sociales. Comment composez-vous avec ces demandes ? Est-ce que c’est par exemple possible dans vos activités de prier pendant un cours comme cela peut se faire au VK ?

Non, car cela relève de la sphère pri­vée. Depuis 20 ans que je tra­vaille à Molen­beek, je constate en effet une pré­sence beau­coup plus accrue du fait reli­gieux. Et par exemple, le jour de la fête de l’Aid, les écoles s’arrangent pour orga­ni­ser une jour­née péda­go­gique. Pour­quoi pas, ça a sa légi­ti­mi­té étant don­né que c’est une fête aus­si impor­tante pour les pra­ti­quants musul­mans que Noël pour les pra­ti­quants chré­tiens. Mais de là à tra­vailler sur les accom­mo­de­ments rai­son­nables… À titre per­son­nel, je lutte pour qu’on suive une laï­ci­té de pra­tique, c’est-à-dire que l’espace public reste un espace pour tous et ne soit pas pri­va­ti­sé par le fait reli­gieux. Dans les équipes, le deal, c’est que tout port de signes osten­ta­toires est à pros­crire de la sphère du travail.

À Molenbeek, la question de la laïcité est assez clivante et les pratiques sont assez multiples…

En fait, en quelques années le mot « laï­ci­té » en France et en Bel­gique a été rin­gar­di­sé, en par­lant de « laï­ciste » comme on dirait raciste. Je trouve que cela relève d’une cer­taine per­ver­si­té dans la mesure où la laï­ci­té, telle que moi je la conçois, pro­tège jus­te­ment le culte plus qu’elle ne le dénie. On a fait tout un tra­vail sur les valeurs au niveau de la boîte. La ten­sion la plus grosse, c’était une par­tie qui se reven­di­quait d’une cer­taine laï­ci­té et l’autre par­tie qui se reven­di­quait d’une cer­taine neu­tra­li­té.Les gens n’assument plus les mots parce qu’ils ont peur d’être rin­gards : être laïc, c’est être « laï­card », c’est un concept de vieux.

Plu­tôt que de dire la ques­tion du port du signe reli­gieux, c’est non pour telle ou telle rai­son, cer­taines écoles ou asso­cia­tions res­tent dans un cer­tain confort : elles essayent de contour­ner les règles ou « laissent pis­ser » les choses pour évi­ter des rela­tions qui pour­raient pas­ser par un mode conflic­tuel. Par exemple, il y a des demandes pour qu’il n’y ait pas de classe verte parce qu’il y a de la mixi­té, du coup, on n’organise plus de classe verte, ni de cours de pis­cine. Plu­tôt que d’aller dans la confron­ta­tion posi­tive, en expli­quant pour­quoi c’est impor­tant la mixi­té, que ce n’est pas for­cé­ment sexua­li­sée, etc. on élude. Or, élu­der, c’est quelque part col­la­bo­rer au pire. Quand on « laisse pis­ser » un pro­blème car on est mal à l’aise d’en par­ler, on valide le non-dit et le déni de l’Autre. Ren­trer dans le conflit, ce n’est pas for­cé­ment le mettre à mal dans ses fon­da­men­taux, mais mettre en débat ce qui relève du vivre-ensemble d’une col­lec­ti­vi­té que ce soit en classe, dans un centre de jeunes ou autour d’une pièce de théâtre. L’animateur ne doit donc pas avoir de mal à abor­der tous les sujets, sans tabous : reli­gion, homo­sexua­li­té, racisme, amour… Quand on aborde une pro­blé­ma­tique, et que quelque chose ne passe pas, on doit s’asseoir et en dis­cu­ter. Qu’est-ce qui bloque, quels sont les freins, est-ce qu’on peut le prendre par un autre biais ? Si on ne le fait pas, on tombe dans la petite acti­vi­té qui effleure les trucs, une acti­vi­té pour de l’activité et pas quelque chose de plus pro­fond. Il faut entrer dans la conflic­tua­li­té. Si on n’ose pas le débat, si on n’ose pas affir­mer des choses aus­si, il y a des espaces qui se libèrent. Et les espaces qui sont libé­rés, ce ne sont pas néces­sai­re­ment les plus pro­gres­sistes qui les prennent.

Ça peut être une stratégie de travailler avec des partenaires d’obédience musulmane pour toucher des publics qu’on ne peut pas toucher par ailleurs ?

On coor­donne toute une série d’associations dans le cadre du pro­gramme de cohé­sion sociale, c’est pour nous évident que les asso­cia­tions, qu’elles soient finan­cées ou non, font par­tie d’une sys­té­mique locale et donc sont toutes « inté­grées » dans la dyna­mique réflexive. Et je pense que c’est pour ces asso­cia­tions aus­si une manière d’être recon­nues et évi­ter qu’elles ne se sentent exclues du fait du registre reli­gieux. On en dis­cute. Quand on a des acti­vi­tés coor­don­nées autour de la jeu­nesse, c’est clair que la mixi­té fait par­tie du deal, il y a de grandes dis­cus­sions sur pis­cine / pas pis­cine ou des choses comme ça. Le débat per­met à ce que les posi­tions ne se cris­tal­lisent pas, mais res­tent ouvertes à la dis­cus­sion. Il n’y a pas de fait asso­cia­tif spé­ci­fique à une com­mu­nau­té par­ti­cu­lière, mais on a des asso­cia­tions his­to­riques qui relèvent des pro­gres­sistes syn­di­caux socia­listes, d’autres d’obédience chré­tienne, d’autres qui sont plu­ra­listes, d’autres para­com­mu­nales comme la mienne. Il y a un réseau d’associations, à l’initiative de per­sonnes d’obédience musul­mane, pour qui le fait reli­gieux n’est pas la focale prin­ci­pale d’action avec qui on tra­vaille. Il y a néan­moins des asso­cia­tions qui relèvent des mos­quées qui orga­nisent elles-mêmes des acti­vi­tés. Nous ne sommes pas en contact avec elles.

Est-ce qu’il y a un certain manque de diversité, de personnes issues de l’immigration, au niveau des cadres associatifs qui agissent dans la commune ?

C’est vrai que quand on observe les asso­cia­tions, plus on monte dans les cadres, moins les ori­gines se diver­si­fient et on a effec­ti­ve­ment plus de « blancs » dans les postes de pou­voir que le lamb­da ani­ma­teur de rues qui lui sera plu­tôt le gamin des quar­tiers. Chose qui a peut-être d’ailleurs été une erreur au départ. On a peut-être trop fait por­ter la ques­tion de l’insertion, de la cohé­sion aux jeunes eux-mêmes issus des quar­tiers, peu importe leur qua­li­fi­ca­tion. Avec tout l’écueil des confu­sions des rôles entre grands frères, famille élar­gie et fonc­tion édu­ca­tive. Vingt ans plus tard, on se dit qu’on devrait nous-mêmes tra­vailler sur la mixi­té des équipes et boos­ter par le haut la for­ma­tion conti­nue du tra­vailleur. Car il faut vrai­ment les per­sonnes les plus qua­li­fiées pour atteindre les objec­tifs les plus ambi­tieux. Et aus­si qu’un tra­vailleur peu qua­li­fié ne va pas s’amuser jusque 67 ans avec un bal­lon sous le bras avec des jeunes qui ont 40 ans de moins. Dans le tis­su asso­cia­tif local, on pré­ca­rest dans un très fort bou­le­ver­se­ment des pra­tiques. Alors oui, com­ment peut-on tendre à de la mixi­té dans les struc­tures si les cadres ne sont pas eux-mêmes ins­crits dans la mixi­té ? Mais la mixi­té doit se vivre éga­le­ment au sein des équipes. Il faut aus­si arri­ver à ce que les familles puissent s’identifier à des ani­ma­teurs de toutes ori­gines, filles et gar­çons, pour construire quelque chose de pluriel.

Que peut la culture face à la précarité et à la radicalisation ?

La culture n’est pas une réponse à la radi­ca­li­sa­tion en tant que telle, mais elle contri­bue à l’émancipation, per­met de se sen­tir res­pec­table et res­pec­té, curieux, d’assumer son pas­sé et d’avancer avec un regard plus mûr sur le monde. Le b.a‑ba du fait cultu­rel, c’est que plus on baigne dedans, plus on élar­git son champ et son regard sur le monde. Plus on baigne aus­si dans le res­pect, la décou­verte et la curio­si­té, jamais dans le repli sur soi. La culture per­met jus­te­ment de ne pas s’en tenir au ici et main­te­nant pour appor­ter des réponses à une quête de sens, mais de tou­jours construire et décons­truire pour éle­ver et avoir un regard plus large sur le monde.

Le défi pour Molen­beek c’est d’amplifier encore les moyens. On a le tra­vail extra­or­di­naire de la Mai­son des cultures mais ils manquent de moyens. Or, il faut tendre vers le meilleur pour que les per­sonnes se sentent res­pec­tées par l’offre. On com­mence à sor­tir d’une cer­taine fri­lo­si­té sui­vant laquelle l’art ou la culture « ce n’est pas pour eux », où on ne consi­dé­rait pas comme prio­ri­taire la culture comme étant un outil valide d’émancipation. À un moment don­né, dans les asso­cia­tions, un ani­ma­teur pou­vait faire deux wee­kends de sen­si­bi­li­sa­tion et hop, il était bon pour aller ani­mer des ate­liers de théâtre. Main­te­nant, le réflexe sera plu­tôt d’aller cher­cher le comé­dien ou le met­teur en scène poin­tu et moti­vé qui va pou­voir com­mu­ni­quer sa pas­sion et ame­ner à ce que les jeunes s’identifient à cette pas­sion. Le fait d’avoir l’impulsion d’artistes qui côtoient des tra­vailleurs sociaux et les par­ti­ci­pants amène quelque chose qui va vers le haut.

Est-ce que c’est difficile dans l’action culturelle à Molenbeek de sortir de la simple dimension occupationnelle des activités culturelles pour aller vers une dimension plus critique, d’émancipation, d’éducation permanente ?

Les défis sont énormes. À un moment don­né, il y a eu une demande de prendre à bras le corps la pro­blé­ma­tique de la jeu­nesse. Et pour cer­tains, cela signi­fie faire du chiffre. Pour cer­tains, il s’agit, sous pré­texte d’activités édu­ca­tives, d’organiser un cer­tain contrôle social par le biais d’une acti­vi­té cadrante. Or, selon moi, il vaut mieux une acti­vi­té cultu­relle de qua­li­té pour un tout petit nombre que d’organiser une sor­tie avec 80 gamins pour seule­ment les occu­per. On est alors loin de four­nir à chaque jeune des choix et le res­pect de ce qu’il est et de ses envies. Si on ne s’entoure pas en suf­fi­sance de col­la­bo­ra­tion et de com­pé­tences, la ten­ta­tion est très grande de jouer au foot tous les jours ou d’organiser des ate­liers créa­tifs qui n’en sont pas, qui seront plu­tôt de l’ordre de la gar­de­rie. Il y a une prise de conscience, mais les moyens manquent. Aujourd’hui, si on observe que les asso­cia­tions, qu’elles soient pri­vées ou para­pu­bliques, tra­vaillent dans des condi­tions plus qu’honorables en terme de moyens et de maté­riel, de lieux d’accueil qui ont été réno­vés, il s’agit main­te­nant de pas­ser à du qua­li­ta­tif par rap­port à l’accompagnement des publics. Notam­ment, en matière de vivre-ensemble, d’accès à la culture ou de valo­ri­sa­tion des pro­duc­tions cultu­relles. En ren­for­çant les dis­po­si­tifs exis­tants qui marchent qui offrent des réponses glo­bales, mais manquent de moyens, plu­tôt que de réin­ven­ter un énième pro­jet ponc­tuel sur une pro­blé­ma­tique spécifique.

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