Entretien avec Alice Krieg-Planque

« Lutter au sujet du langage fait partie du combat idéologique »

Illustration : Marco Chamorro

Une bataille séman­tique per­ma­nente oppose les pou­voirs domi­nants qui tentent d’imposer leurs mots et par­tant leurs caté­go­ries à des contre-pou­voirs qui essayent de déve­lop­per et dif­fu­ser un voca­bu­laire alter­na­tif, cha­cun visant à créer des caté­go­ries pour pen­ser le monde. Mais, la pro­duc­tion et la dif­fu­sion de ces énon­cés relèvent de méca­nismes très sub­tils et sur­tout très mou­vants. Alice Krieg-Planque, mai­tresse de confé­rences en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion à l’université Paris-Est Cré­teil est spé­cia­li­sée en ana­lyse des dis­cours, notam­ment mili­tants. Elle répond à nos ques­tions pour savoir com­ment appré­hen­der et appri­voi­ser ces formules.

Est-ce qu’imposer ses termes pour décrire le social est un enjeu politique important ou accessoire ? Est-ce que les mots permettent d’imposer des idées ou des pratiques ?

Oui, les mots et leurs usages sont essen­tiels, car ils struc­turent notre com­pré­hen­sion de la réa­li­té, ils donnent un « cadre » à ce que nous vivons et com­pre­nons. Et, par consé­quent, ils nous mettent dans une cer­taine dis­po­si­tion pour pen­ser et pour agir dans ce monde. Par exemple, ce n’est pas un hasard si, au milieu des années 1990, les mou­ve­ments de soli­da­ri­té avec les étran­gers en situa­tion irré­gu­lière ont pro­mu le terme « sans-papiers » en rem­pla­ce­ment du terme « clan­des­tins », qui était alors pré­pon­dé­rant : il s’agissait de mettre en avant le fait que ces per­sonnes étaient des vic­times dépos­sé­dées de quelque chose (à l’instar des « sans-abris », des « sans-emplois »…), et non pas des délin­quants cou­pables d’enfreindre la loi. Ou encore, ce n’est pas un hasard si l’Association des Para­ly­sés de France cherche à inflé­chir les dis­cours pour que « han­di­ca­pé » soit rem­pla­cé par « per­sonne en situa­tion de han­di­cap » : il s’agit de sou­li­gner que le han­di­cap ne consti­tue pas l’identité de la per­sonne, et qu’il est créé par un envi­ron­ne­ment sur lequel il est pos­sible d’agir (équi­pe­ments, accessibilité…).

En cela, il n’est pas chi­mé­rique de pro­mou­voir un cer­tain voca­bu­laire ou cer­taines tour­nures, et de refu­ser d’en uti­li­ser d’autres, car les mots orga­nisent une cer­taine façon de conce­voir le monde. Quand Rony Brau­man (ancien pré­sident de Méde­cins sans fron­tières) reprend ses inter­lo­cu­teurs à chaque fois qu’ils parlent de « crise huma­ni­taire », il est cohé­rent avec sa vision des choses, car l’expression « crise huma­ni­taire » dis­si­mule la dimen­sion poli­tique des évè­ne­ments. À chaque fois, Rony Brau­man pré­cise qu’il n’existe pas des « crises huma­ni­taires », mais des « conflits armés », des « famines », des « dépla­ce­ments de popu­la­tions »…

Lut­ter au sujet du lan­gage fait par­tie du com­bat idéo­lo­gique. Car les mots par­ti­cipent aux enjeux de visi­bi­li­té et d’invisibilité, ils four­nissent un cadrage au réel, à la manière dont nous le conce­vons, le com­pre­nons, l’interprétons. Ils nous dis­posent donc à pen­ser et à agir d’une cer­taine manière. Les mou­ve­ments qui s’opposent au droit à l’avortement se sont auto-dési­gnés « pour la vie » (« Marche pour la vie »…), ou encore « pro-vie » (de l’anglais « pro-life »), et non pas bien enten­du « contre le droit des femmes à dis­po­ser d’elles-mêmes ». Ils créent ain­si un cadrage favo­rable à leur cause : il est assez dif­fi­cile d’être contre la vie. Réflé­chir sur les mots qu’on uti­lise, en rela­tion avec nos convic­tions et nos valeurs, n’est donc abso­lu­ment pas acces­soire, au contraire.

Suffit-il de changer les mots pour changer le monde ? Suffit-il de substituer d’autres mots aux mots « piégés » pour changer les perceptions ? De (re)dire « bombardement » au lieu de « frappe chirurgicale », « exploités » au lieu de « défavorisés » etc.?

L’expression de res­tric­tion que vous uti­li­sez (« il suf­fit ») sup­pose qu’il serait aisé, ou même tout sim­ple­ment pos­sible, de « chan­ger les mots ». Mais c’est au contraire un effort per­ma­nent, une manière d’agir. Dans un contexte où les rap­ports de force et d’opinion se réagencent sans cesse, il est vain de vou­loir « chan­ger les mots » en quelque sorte « une bonne fois pour toutes ». Face à des dis­cours, il existe tou­jours des contre-dis­cours, qu’ils soient publics ou clan­des­tins, orga­ni­sés ou désor­don­nés, ame­nés par des porte-paroles ins­ti­tués ou dif­fu­sés de manière plus dis­per­sée. Et ces contre-dis­cours obligent y com­pris les dis­cours domi­nants à bou­ger – ne fût-ce que pour essayer de mettre ces contre-dis­cours à leur ser­vice. Chaque groupe d’intérêt, chaque acteur poli­tique, chaque orga­ni­sa­tion doit donc en per­ma­nence faire un tra­vail de réin­ven­tion de son propre discours.

Dans leur célèbre ouvrage Le nou­vel esprit du capi­ta­lisme, Luc Bol­tans­ki et Ève Chia­pel­lo expliquent que le capi­ta­lisme récu­père à son pro­fit les cri­tiques qui lui sont adres­sées. Ain­si, quand il est repro­ché au capi­ta­lisme d’étouffer les capa­ci­tés créa­tives des indi­vi­dus (tra­vail à la chaine, hié­rar­chie ver­ti­cale…), il se met à valo­ri­ser la « créa­ti­vi­té », la « com­mu­ni­ca­tion », et main­te­nant l’« agi­li­té ». Quand il est repro­ché au capi­ta­lisme d’être immo­ral et irres­pon­sable (pillage des res­sources natu­relles, mise sous dépen­dance des petits pay­sans…), le capi­ta­lisme met en avant la « Res­pon­sa­bi­li­té Sociale des Entre­prises » (RSE). À pré­sent, au fur et à mesure que des cher­cheurs sou­lignent l’accroissement des inéga­li­tés engen­dré par le capi­ta­lisme1, les entre­prises et les gou­ver­ne­ments néo­li­bé­raux s’emparent des dis­cours sur l’« inclu­si­vi­té » (« socié­té inclu­sive », « inclu­sion sociale », « déve­lop­pe­ment inclu­sif »…). À chaque fois qu’il est l’objet de cri­tiques, le capi­ta­lisme déve­loppe des contre-argu­ments qui visent à le rendre acceptable.

Les ana­lyses de Bol­tans­ki et Chia­pel­lo sont direc­te­ment obser­vables dans les dis­cours par divers mou­ve­ments de cap­ta­tion du voca­bu­laire. Par exemple, le terme « déve­lop­pe­ment durable », qui por­tait une cer­taine charge cri­tique, a fini par être mis au ser­vice du capi­ta­lisme, qui a su le détour­ner en sa faveur en usant d’une sorte de rhé­to­rique de la com­pa­ti­bi­li­té et de la neu­tra­li­sa­tion des contra­dic­tions (« pré­ser­ver la pla­nète tout en déve­lop­pant l’activité éco­no­mique. »). Ain­si, il faut constam­ment retra­vailler les dis­cours (mots, slo­gans, for­mules, genres d’expression, réper­toires d’action…) pour les main­te­nir dans leur capa­ci­té sub­ver­sive et cri­tique. En tout cas, je ne crois pas qu’il soit judi­cieux de cher­cher le « bon voca­bu­laire », sus­cep­tible de nom­mer cor­rec­te­ment, car le lan­gage est un fait social dyna­mique, socio his­to­rique : il n’est jamais stabilisé.

Vous évitez de parler de « mots du pouvoir », de « mots-piégés », de « langue de bois », de « novlangue » comme c’est souvent le cas dans les milieux militants. Pourquoi ce choix ?

En effet, je ne reprends pas à mon compte des expres­sions telles que « nov­langue » ou « langue de bois », que j’ai pré­ci­sé­ment étu­diées en tant qu’expressions mili­tantes ou ordi­naires2. Bien enten­du, je com­prends ces expres­sions, qui cor­res­pondent à cer­taines intui­tions. Mais, pour la lin­guiste que je suis, elles ne cor­res­pondent pas à un phé­no­mène lan­ga­gier suf­fi­sam­ment pré­cis. Pour réflé­chir à ce que l’on entend habi­tuel­le­ment par « nov­langue » ou par « langue de bois », il faut, comme c’est tou­jours le cas dans une démarche scien­ti­fique, « retra­duire » l’observation spon­ta­née en des termes qui soient dis­cu­tables scien­ti­fi­que­ment. Dans le cas pré­sent, la « langue de bois » ren­voie à plu­sieurs types de faits lin­guis­tiques, dis­cur­sifs, psy­cho-sociaux et poli­tiques rela­ti­ve­ment hété­ro­gènes, dont les « for­mules » peuvent être l’un des aspects.

Pouvez-vous définir le concept de « formules » que vous avez développé pour analyser mots et énoncés qui nous traversent ?

Une « for­mule » est un ensemble de for­mu­la­tions qui, du fait de leurs emplois à un moment don­né et dans un espace public don­né, cris­tal­lisent des enjeux poli­tiques et sociaux que ces expres­sions contri­buent dans le même temps à construire. La défi­ni­tion que je viens de don­ner indique bien qu’une « for­mule » n’existe pas seule­ment « en langue » (on ne peut donc pas dres­ser une liste des for­mules du fran­çais contem­po­rain, comme on pour­rait éta­blir une liste des verbes du pre­mier groupe), mais aus­si et sur­tout « en dis­cours », c’est-à-dire en fonc­tion d’usages situés.

Comment savoir qu’on a affaire à ces formules dans les discours politiques, médiatiques ou dans la vie courante ?

Toute per­sonne peut repé­rer des usages for­mu­laires dans les situa­tions aux­quelles elle par­ti­cipe. Par exemple, les per­sonnes qui tra­vaillent dans cer­tains sec­teurs de la mise en œuvre des poli­tiques publiques (emploi, loge­ment…) ont cer­tai­ne­ment repé­ré par elles-mêmes l’apparition puis le déve­lop­pe­ment de l’expression « inno­va­tion sociale ». Ces per­sonnes ont sans doute remar­qué éga­le­ment que cette expres­sion com­porte une grande diver­si­té de signi­fi­ca­tions, et qu’« inno­va­tion sociale » forme une sorte de réseau phra­séo­lo­gique avec d’autres expres­sions (« expé­ri­men­ta­tion locale », « essai­mage de bonnes pra­tiques », « accom­pa­gner la trans­for­ma­tion des ter­ri­toires »…). Elles ont peut-être remar­qué aus­si que « inno­va­tion sociale » est uti­li­sé par des acteurs dont les pers­pec­tives ne se recouvrent que par­tiel­le­ment : depuis l’association ATD Quart Monde qui y voit un moyen de créer de nou­velles soli­da­ri­tés, jusqu’à des incu­ba­teurs d’entreprises qui y trouvent un argu­ment pour déve­lop­per l’entreprenariat indi­vi­duel néo­li­bé­ral. L’ensemble de ces obser­va­tions per­met de pen­ser que l’on a com­men­cé de repé­rer une formule.

J’avais pré­ci­sé­ment com­men­cé à m’intéresser à la notion de for­mule quand j’avais remar­qué, en 1992, dans le contexte de la guerre en ex-You­go­sla­vie, que « puri­fi­ca­tion eth­nique » et les expres­sions asso­ciées (« net­toyage eth­nique », « épu­ra­tion eth­nique », « Bos­nie eth­ni­que­ment pure »…) étaient prises dans un para­doxe : les com­men­ta­teurs de la guerre en ex-You­go­sla­vie (jour­na­listes, intel­lec­tuels, res­pon­sables poli­tiques…) avaient recours à ces expres­sions, mais dans le même temps ils ne ces­saient de les ques­tion­ner et consi­dé­raient qu’elles posaient pro­blème. Ces usages pro­blé­ma­tiques sont tout à fait carac­té­ris­tiques d’une « for­mule » : tout un cha­cun peut, depuis son expé­rience pro­fes­sion­nelle, mili­tante ou asso­cia­tive, appendre à repé­rer ce type de fonc­tion­ne­ment. Ana­ly­ser les dis­cours, c’est d’abord savoir les lire et les écouter.

Quelles sont les parts de « manufacturé » (par des agences de communication, des cabinets politiques, des lobbys etc.) et de naturel dans le parcours social et la popularité de ces formules ?

Les dis­cours poli­tiques, mais aus­si les dis­cours ins­ti­tu­tion­nels, et plus lar­ge­ment une par­tie des dis­cours tenus sur la scène publique, sont en effet sou­vent per­çus comme peu natu­rels, « manu­fac­tu­rés » comme vous dites. Cette dimen­sion pré­fa­bri­quée des dis­cours amène sou­vent à consi­dé­rer que celles et ceux qui les tiennent sont insin­cères, voire mani­pu­la­teurs. Mais la pro­duc­tion des énon­cés et leur cir­cu­la­tion est heu­reu­se­ment plus complexe.

Que des dis­cours soient pré­pa­rés, c’est une réa­li­té. Les orga­ni­sa­tions poli­tiques, publiques et pri­vées mettent en place notam­ment ce qu’elles appellent elles-mêmes des « élé­ments de lan­gage » et des « argu­men­taires », qui com­portent des for­mu­la­tions et des argu­ments des­ti­nés à être repris. Il s’agit, pour l’organisation, d’assurer la cohé­rence de la parole publique, de « tenir un lan­gage com­mun », de « par­ler d’une même voix » par-delà la diver­si­té des per­sonnes qui s’expriment. Dans cette même pers­pec­tive, des agences de conseil en com­mu­ni­ca­tion et des consul­tants pro­posent dif­fé­rents types de nor­ma­li­sa­tion de l’expression et de ses conte­nus, à tra­vers ce que ces pres­ta­taires appellent – sou­vent un peu pom­peu­se­ment – la créa­tion d’une « iden­ti­té ver­bale », la concep­tion d’une « charte séman­tique », la mise en place d’un « desi­gn nar­ra­tif », ou encore par exemple l’élaboration de « sto­ry­tel­ling » et de « récit d’entreprise ».

Mais que les dis­cours soient contrô­lés ou mai­tri­sés, c’est tout autre chose. On ne contrôle pas les effets de sens des mots, car la langue n’est pas un « outil » : il existe de la poly­sé­mie, de l’ambigüité, des conno­ta­tions, des signi­fi­ca­tions qui varient d’une per­sonne à une autre, d’un contexte à l’autre, d’un genre de dis­cours à un autre… Il est illu­soire de croire qu’on « mai­trise un mes­sage », même si les com­mu­ni­cants essaient de le faire croire, pour légi­ti­mer leur acti­vi­té professionnelle.

Vos recherches montrent bien que ces usages ne sont pas le seul fait des lieux de pouvoir mais aussi de ceux de contre-pouvoir, des milieux militants.

Il ne fau­drait pas ima­gi­ner que la fabrique d’un dis­cours « tout fait » serait le mono­pole des entre­prises pri­vées, des gou­ver­ne­ments néo­li­bé­raux, des mul­ti­na­tio­nales et des pou­voirs qui servent le capi­ta­lisme. En effet, le fait de « pré­pa­rer les dis­cours », de les tra­vailler, de les affu­ter, de les mettre en cohé­rence, et par­fois de les for­ma­ter… fait par­tie inté­grante d’une acti­vi­té de com­mu­ni­ca­tion et de lob­bying qui s’observe aus­si bien dans le mili­tan­tisme et l’action col­lec­tive. Par exemple, un col­lec­tif citoyen qui s’oppose à un pro­jet immo­bi­lier, peut, au moment de l’enquête publique, mettre à dis­po­si­tion sur inter­net des « argu­ments tout prêts » que les oppo­sants au pro­jet pour­ront uti­li­ser pour dépo­ser leur avis sur le registre d’enquête publique ouvert sur une pla­te­forme dédiée : les oppo­sants pour­ront pui­ser dans un « stock d’arguments » (« Nous devons pro­té­ger les terres agri­coles », « Ce grand pro­jet est incom­pa­tible avec les enga­ge­ments pris par la France dans le cadre de la confé­rence cli­mat COP 21 »…) pour rédi­ger leur propre avis, don­nant ain­si force et cohé­rence aux dis­cours de lutte contre ce pro­jet d’urbanisation. Ain­si, le carac­tère « pré­pa­ré » des dis­cours peut rele­ver d’une cer­taine effi­ca­ci­té mili­tante. En tous cas, il ne carac­té­rise pas exclu­si­ve­ment les dis­cours de com­mu­ni­ca­tion des pou­voirs qui dif­fusent les idées néolibérales.

Comment désamorcer la « langue de coton », pour reprendre les mots de François-Bernard Huygue ? Comment lutter contre des discours qui nous semblent lisses, ou susceptibles de produire du consensus alors que nous voyons la possibilité d’un désaccord (comme c’est le cas avec la formule « développement durable », pratiquement impossible à rejeter) ?

Par­mi les outils mobi­li­sables pour cri­ti­quer les dis­cours, le « dic­tion­naire poli­tique » est le plus connu. Il foi­sonne lors de la Révo­lu­tion fran­çaise, dans un contexte où les bou­le­ver­se­ments de l’ordre poli­tique s’accompagnent néces­sai­re­ment de muta­tions du voca­bu­laire, ce que les contem­po­rains ne manquent pas d’observer. Aujourd’hui, les acteurs enga­gés conti­nuent de recou­rir au dic­tion­naire poli­tique : La nov­langue néo­li­bé­rale d’Alain Bihr (2007), le Petit dic­tion­naire des mots de la crise édi­té par Alter­na­tives éco­no­miques (2009), le Petit dic­tion­naire de la fausse mon­naie poli­tique d’Olivier Besan­ce­not (2016)… Notons que les glos­saires mili­tants sont cou­rants aus­si à l’extrême droite : Dic­tion­naire de nov­langue de Polé­mia (2016)…

Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, il serait vain de vou­loir fixer « une bonne fois pour toutes » une sorte de « déco­dage » des mots, car la signi­fi­ca­tion est un pro­ces­sus dyna­mique. Un « mot-pié­gé » peut s’user. À l’inverse, un mot peut se trou­ver inves­ti d’enjeux idéo­lo­giques nou­veaux. Par exemple, l’expression « mobi­li­tés douces » est d’abord appa­rue dans le voca­bu­laire des éco­lo­gistes. Mais les indus­tries de la voi­ture élec­trique tentent, avec un cer­tain suc­cès, de s’inscrire dans le para­digme des « mobi­li­tés douces », aux côtés du vélo, de la marche à pied, etc. Elles tendent donc à brouiller la com­pré­hen­sion de la situa­tion, en pro­vo­quant la confu­sion entre des trans­ports pol­luants et des trans­ports non pol­luants. Ain­si, il n’est pas pos­sible de sta­bi­li­ser un dic­tion­naire, non seule­ment parce que le sens des mots évo­lue dans le temps, mais aus­si parce que les mots changent de sens en fonc­tion des posi­tions de celles et ceux qui en font usage.

Quels outils seraient pertinents alors pour se défaire les effets délétères du langage ?

Ce qui est inté­res­sant dans la pra­tique du « dic­tion­naire poli­tique », ce n’est pas le résul­tat qu’il pro­duit, mais la démarche dont il est issu, et qu’il encou­rage à mener. Tout ce qui relève d’une mise à dis­tance cri­tique est posi­tif : l’idée, c’est de déna­tu­ra­li­ser le lan­gage, de le décons­truire. À par­tir de là, tout est per­ti­nent. Cer­tains cher­cheurs sou­tiennent cette démarche. C’est ce qu’a fait Josiane Bou­tet dans son ouvrage Le pou­voir des mots. À des­ti­na­tion d’un public plus uni­ver­si­taire, c’est aus­si ce que j’ai visé dans mon livre Ana­ly­ser les dis­cours ins­ti­tu­tion­nels.

Paral­lè­le­ment, il existe une mul­ti­tude d’initiatives mili­tantes, conduites notam­ment par des mou­ve­ments d’éducation popu­laire dans une pers­pec­tive de trans­for­ma­tion sociale. Je peux en citer trois à titre d’exemples : l’« Ate­lier d’auto-défense contre la domi­na­tion par le lan­gage » pro­po­sé en 2013 par la branche lil­loise du mou­ve­ment d’éducation popu­laire Culture et Liber­té (ate­lier ani­mé par Jes­sy Cor­mont, membre de l’organisme de recherche-action P.H.A.R.E. pour l’Égalité), l’« Ate­lier nov­langue. Dés­in­tox anti-langue de bois » pro­po­sé depuis 2013 par le Centre Jeunes Taboo et les JOC (Jeunes Orga­ni­sés et Com­ba­tifs), à Char­le­roi et ani­mé par Émi­lie Jac­quy, l’ « Ate­lier de dés­in­toxi­ca­tion de la langue de bois », pro­po­sé en Bre­tagne par la coopé­ra­tive d’éducation popu­laire Le Pavé puis Le Contre­pied, et appuyé par un cof­fret péda­go­gique (2016).

Il existe éga­le­ment des ini­tia­tives qui relèvent à la fois de la per­for­mance artis­tique et de la démarche cri­tique, comme le plan « Les mots du pou­voir. La nov­langue néo­li­bé­rale », qui invite tout un cha­cun à s’interroger sur le carac­tère sté­réo­ty­pé et pré­vi­sible de cer­tains énoncés.

Il n’existe pas de « recette » ou de méthode « clé en main » pour remettre en cause les dis­cours qui sus­citent ou qui légi­ti­ment les sys­tèmes de domi­na­tion. Cette remise en cause est pos­sible, mais elle par­ti­cipe d’une réflexion per­son­nelle et col­lec­tive constante, à laquelle les lin­guistes, les socio­lin­guistes et les ana­lystes du dis­cours peuvent d’ailleurs contribuer.

  1. Tho­mas Piket­ty, Le capi­tal au XXIème siècle, Seuil, 2013. Ou plus récem­ment : World Wealth and Income Data­base, Rap­port sur les inéga­li­tés mon­diales 2018
  2. Alice Krieg-Planque, « La “nov­langue” : une langue ima­gi­naire au ser­vice de la cri­tique du “dis­cours autre” », dans Sonia Bran­ca-Rosoff et al., L’hétérogène à l’œuvre dans la langue et les dis­cours. Hom­mage à Jac­que­line Authier-Revuz, Édi­tions Lam­bert-Lucas, 2012. Et Alice Krieg-Planque, « Com­ment un col­lec­tif mili­tant d’éducation popu­laire évoque-t-il la “langue de bois” ? : une contri­bu­tion à la com­pré­hen­sion des idéo­lo­gies lan­ga­gières », col­loque L’image des langues : 20 ans après, Uni­ver­si­té de Neu­châ­tel, 2017.

Dernier livre paru

Analyser les discours institutionnels (Armand Colin, 2012), véritable guide théorique et manuel pratique permettant d’interroger des discours produits par les partis politiques, le champ associatif ou les organisations.

Elle est aussi l’auteure de nombreux articles et a signé plusieurs entrées comme "éléments de langage" (avec Claire Oger) dans le Publictionnaire.

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