An Pierlé

Préserver ma liberté artistique avant tout !

Photo : Athos Burez

Seize ans après son pre­mier album, An Pier­lé revient avec un album inti­miste, pia­no et voix : « Strange days ». En mai der­nier, An avait été nom­mée com­po­si­trice offi­cielle de la ville de Gand. An fait par­tie de cette géné­ra­tion de jeunes artistes néer­lan­do­phones, à la fois authen­tique, inti­miste, intègre et d’une grande ori­gi­na­li­té musi­cale. Dans cet entre­tien, An nous fait par­ta­ger ses joies, ses peines, ses craintes, ses pas­sions. Ren­contre avec une jeune maman pétillante, une femme accom­plie. Elle nous fait voya­ger depuis sa Flandre orien­tale jusqu’aux Ardennes de son grand-père !

Est-ce que tu pourrais rapidement retracer ton parcours musical ? Ton évolution personnelle depuis tes débuts en 1996, seize ans de carrière déjà ?

J’ai com­men­cé en 1996. Mais j’écrivais déjà des chan­sons à l’école de théâtre, il y avait là une direc­tion d’école qui pous­sait beau­coup à la créa­tion personnelle.

J’ai atten­du deux ou trois ans avant de réa­li­ser mon pre­mier album, d’être capable de pen­ser la manière de le conce­voir. Le pre­mier album fut en solo, au pia­no-voix. Puis avec mon com­pa­gnon Koen Gisen nous avons conti­nué l’aventure, si bien que nous avons conçu cinq albums, gar­dant tou­jours à l’esprit de nous inves­tir per­son­nel­le­ment. Koen en tant que pro­duc­teur, ensuite nous avons créé notre propre stu­dio. Le but recher­ché et avoué était d’espérer une longue car­rière et une auto­pro­duc­tion qui nous per­met­traient de fonc­tion­ner avec une totale liber­té artis­tique. Indis­pen­sable à nos yeux.

Pourquoi as-tu appelé ton tout nouvel album « Strange days » ?

Parce que l’on vit dans d’étranges périodes. C’était aus­si avant le 21 décembre 2012, la fin du monde pré­dite par les Mayas ! [Rires]

Tu reviens avec un album en solo, abouti et plus personnel. Quels en sont les grands thèmes ?

Il y a de grands thèmes, des chan­sons sur les rela­tions humaines, sur la guerre, une chan­son notam­ment sur la Pre­mière Guerre mon­diale et une autre sur la Deuxième. Des moments de l’Histoire que je trouve par­ti­cu­liè­re­ment effrayants.

Pourquoi la Première Guerre mondiale, si loin de ton époque ?

C’était tel­le­ment absurde. La mise en place d’une véri­table machine de guerre, toute une géné­ra­tion de jeunes hommes qui devaient se battre baïon­nette en main… Des images, des his­toires me tra­versent l’esprit : les attaques de gaz, les tranchées.

Et c’est cela que tu racontes dans tes morceaux ?

Oui, « Secret Thoughts » c’est un peu tout cela. Ce sont des images qui me viennent, comme celles que tu vois dans les films. C’est un sol­dat qui se rend à l’hôpital, des images très « dis­pro­por­tion­nées » par rap­port à ce qui s’est passé.

Oui, ça me pour­suit. Et la seconde chan­son « Sub­ur­ban Skies » évoque les bom­bar­de­ments de Dresde pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Quand tu te plonges dans la lec­ture des livres de Ste­fan Zweig, ce fils de riche indus­triel israé­lite, roman­cier, nou­vel­liste et dra­ma­turge ou Gre­gor Von Rez­zo­ri, cet écri­vain autri­chien, tous les deux pré­sentent Dresde comme une ville cultu­rel­le­ment très déve­lop­pée, dotée de nom­breuses nou­veau­tés, très avant-gar­diste. La com­mu­nau­té juive y était très inté­grée. Et puis, un bat­te­ment de cils a suf­fi et tout a chan­gé, tout a bas­cu­lé. À l’Est, s’élevaient des villes très flo­ris­santes et il n’en reste rien. J’estime cela tel­le­ment étrange, je me dis que ces faits pour­raient se pas­ser ici aus­si et beau­coup plus vite qu’on ne le pense. J’avoue que cela m’effraie. D’où cette néces­si­té de dépo­ser sur le papier avec des notes ces deux morceaux.

C’est une façon de mettre tes peurs, tes angoisses en musique ?

À vrai dire, j’exprimais ce besoin comme néces­saire. Néces­saire d’aborder ces moments de l’Histoire. Mais c’était tel­le­ment éloi­gné de moi, que les images devaient me col­ler, venir à moi. J’ai lu des choses ter­ribles sur les pilotes qui bom­bar­daient Dresde. Nous nous sommes même pro­duits en concert à Dresde, c’était une sen­sa­tion étrange. Dans une sale guerre, il est trop facile de dire qui sont les bons, qui sont les mau­vais. Je pense que si j’analyse les faits d’un point de vue humain, qu’ils soient dans l’avion ou dans la cave, ces jeunes hommes reçoivent et obéissent aux ordres de leur supé­rieur. Ils sont l’un comme l’autre très angois­sés, ont la même peur au ventre, les mêmes suées froides, les mêmes trem­ble­ments. Ils souffrent à l’idée de ne plus jamais revoir ceux qu’ils aiment. À quoi se mesure l’humanité dans ces cas-là ? Tous les Alle­mands n’étaient pas des bour­reaux, des sol­dats sont deve­nus fous, ont com­mis des atro­ci­tés, ont vu des choses, connu des bles­sures insou­te­nables. Oui, vrai­ment la condi­tion humaine me fascine.

En dehors de ces deux thèmes, il y en a quand même d’autres, moins sombres ?

Les choses les plus gaies sont des chan­sons qui n’ont pas été mises dans cet album. Par­fois j’en crée de super légères. Je signe rare­ment des chan­sons qui ne sonnent que lala­la, il y a tou­jours une touche humaniste.

Je me suis per­mis une chan­son « rose » sur ma petite fille âgée de trois ans. Cette chan­son est aus­si une recherche tour­née vers le désir de mater­ni­té, cet amour incon­di­tion­nel. Selon moi, cela doit encore mûrir, c’est beau­coup plus pro­fond que l’on ne le pense. Le sta­tut de mère t’oblige inévi­ta­ble­ment de voir les choses d’une tout autre manière, l’influence est certaine.

Que racontes-tu dans cette chanson ?

Elle immor­ta­lise l’instant d’être là avec un bébé. L’impossibilité de gar­der éter­nel­le­ment cette frac­tion d’amour. Il passe, très vite il ne t’appartient plus. Vivre avec un petit être qui gran­dit si vite, c’est plein d’enseignements. En même temps, il faut s’adapter constam­ment, c’est une véri­table recherche le pou­voir de vivre ensemble. Et puis un jour, je le sais, l’adolescence te tombe des­sus sans pré­ve­nir et là tous tes câlins spon­ta­nés sont mis en géné­ral au ren­cart ! Mais c’est pas­sion­nant la maternité !

Quand tu es sur scène, il t’arrive parfois de changer des phrases ou du texte en fonction de ton humeur du moment ou du public que tu as devant toi, pourquoi ?

Sou­vent, car il m’arrive d’oublier les paroles et là j’ouvre la petite porte de mon incons­cience pour sau­ver la situa­tion, mais ce n’est jamais volon­taire. Sur­tout en solo quand je com­mets des fautes musi­cales, je peux alors par­tir dans tous les sens ! Un vrai feu d’artifice.

C’était un besoin de réaliser un album toute seule maintenant, une façon de te retrouver ?

Oui, mais il est né éga­le­ment d’une oppor­tu­ni­té qui s’offrait à moi. Mon com­pa­gnon et com­plice du début Koen Gisen a énor­mé­ment de tra­vail en tant que pro­duc­teur. Donc j’ai déci­dé de la jouer en solo.

Une question un peu plus politique : est-ce que tu te considères comme une artiste avant tout flamande, une artiste belge ou européenne ?

D’abord, sin­cè­re­ment très Belge, car j’aime beau­coup le petit tri­angle très absurde que repré­sente la Belgique.

Tu es originaire de Deurne ?

Oui, d’Anvers. Mon grand-père était fran­co­phone, il a ache­té une mai­son en Ardennes. J’ai dès lors gran­di entou­rée de beau­coup de copines francophones.

En tant qu’artiste, qu’est-ce qui te plaît le plus en Flandre ? Une caractéristique particulière ?

L’avant-gardisme.

Et ce qui te dérange le plus en Flandre ?

Le repli iden­ti­taire au plan poli­tique, je trouve cela très très con !

Tu le ressens très fort depuis quelque temps ?

Je le vois autour de moi. Pour­tant, je suis très peu les faits poli­tiques, par contre je trouve que les médias en font un peu trop, ils ont ten­dance à accor­der trop d’attention à ce repli iden­ti­taire. Mais ma vie est bien trop rem­plie pour vrai­ment appro­fon­dir le sujet.

Qu’est-ce qui t’émeut le plus dans ta vie ?

Je pense que c’est la musique. Quand je joue de la musique et que tout va bien, quand je me perds, quand je m’oublie dans la musique, ce sont des moments magiques. J’adore être dans cet état.

Qu’est-ce qui te donne l’envie de te battre dans la vie ?

Je me bats vrai­ment pour mon inté­gri­té, ma liber­té artis­tique. Sur­tout ne pas me faire hap­per par le sys­tème de l’industrie musi­cale, essayer de résis­ter à ce qui semble la bonne façon de connaître le suc­cès. C’est quoi le suc­cès ? Je ne cherche pas le suc­cès, je veux que les gens m’apprécient pour l’essentiel. Ce n’est pas du sno­bisme. Un artiste doit faire ce qu’il sait faire. Quand tu écoutes bien Madon­na, elle va cher­cher des influences dans toutes les choses nou­velles, elle fait son shop­ping par exemple chez Gold­frapp, elle se nour­rit de l’originalité et de l’avant-gardisme chez d’autres artistes. Elle com­pose ce mélange pour un large public. Cela s’appelle aus­si le talent ! Les pen­seurs ori­gi­naux sont tou­jours là trop tôt…

Si tu n’avais pas choisi d’être chanteuse et musicienne, qu’est-ce que tu aurais voulu faire ?

Du théâtre. Je serais inva­ria­ble­ment res­tée dans la fibre artistique.

Quelles sont tes références musicales ?

Je n’écoute pas beau­coup de musique, mais la musique de ma jeu­nesse m’a fort influen­cé. D’abord les tubes des années 80. À 12 ans, j’écoutais les pre­miers albums de Mylène Far­mer. Je trou­vais cela fas­ci­nant, nou­veau, très « dark », c’est avec elle que j’ai décou­vert pour la pre­mière fois Bau­de­laire. Elle a réa­li­sé des clips très ciné­ma­to­gra­phiques. Ce fut aus­si mon tout pre­mier concert. Main­te­nant j’ai per­du de vue ce qu’elle produit.

J’aimais beau­coup les bandes sons des grands films fran­çais des années 70, puis plus tard j’ai écou­té Talk Talk, Roxy Music, Robert Wyatt, Simple Minds etc.

Tu parles souvent de ton grand-père, c’est quelqu’un d’important pour toi ?

Oui, c’était un homme bizarre, très curieux. Dans les années 50, il explo­rait le côté tech­nique des enre­gis­tre­ments en live. Il avait tou­jours à por­tée de mains des camé­ras vidéo, des pho­tos. C’était furieu­se­ment son hobby.

Quel est ton plus beau souvenir d’enfance ?

Ce sont les Noëls chez les grands-parents. Nous étions tous réunis, étions nom­breux. Quand on arri­vait chez eux le soir de Noël, il n’y avait rien de dépo­sé au pied du sapin. Et puis à minuit pile, on se levait, et la magie opé­rait, il y avait plein de bon­bons, de cadeaux, de vieilles déco­ra­tions de Noël. C’était féé­rique, vrai­ment. Aujourd’hui, la nuit de Noël, ma fille est com­plè­te­ment fas­ci­née par les lumières et les boules de Noël, elle tient un peu de sa maman je crois !

Tu as beaucoup de dates de concerts en préparation ?

Je pars en tour­née en France et en Hol­lande. Et puis, cela dépen­dra beau­coup de l’accueil et du suc­cès de ce nou­vel album.

Tu as une bonne relation avec ton public ?

Oui, j’adore faire des « live », beau­coup plus que les enre­gis­tre­ments. Les gens savent aus­si que pour sou­te­nir un artiste, il faut ache­ter son album, du coup je me dois de ne pas les déce­voir sur scène. Les concerts dégagent tel­le­ment d’intensité.

La jaquette de ton album est particulièrement réussie ?

Oui, elle a été réa­li­sée par Chris Berens, elle est le fruit du tra­vail de ce peintre amstel­lo­da­mois qui l’a spé­cia­le­ment conçue en écou­tant ma musique. Le résul­tat est abso­lu­ment magni­fique. Ce n’est pas digi­tal, c’est fait à la main. C’est impres­sion­nant, il a tra­vaillé pen­dant trois semaines jours et nuits pour vrai­ment s’imprégner de l’ambiance musi­cale de l’album. Chris Berens pos­sède plu­sieurs gale­ries au Japon, sa grande amie, qui n’est autre que Deb­bie Har­ry (Blon­die), est une grande col­lec­tion­neuse de ses œuvres pic­tu­rales. J’ai décou­vert émer­veillée l’ampleur, le talent de cet artiste.

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