Comment en es-tu venue à l’écriture ?
C’était un rêve d’enfant. Puis à 18 ans, j’ai décidé d’envisager l’écriture autrement. Je voulais me mettre au service de la littérature, être quelqu’un qui pense, écrit sur la littérature, qui en fait son sujet principal. Pendant 4 ans, j’ai étudié les langues germaniques en vue de m’approcher davantage de la littérature néerlandaise. Je me suis inscrite à un concours que j’ai gagné. J’avais écrit une fiction, une nouvelle… le début de l’aventure littéraire… J’ai écrit mon premier roman à 23 ans en Amérique. Il a été publié lorsque j’avais 26 ans et s’appelle Ma tante est un cachalot.
C’était une fiction ?
Effectivement, il vient tout récemment d’être traduit en français. Cette fiction met en parallèle, le personnage d’une jeune fille qui découvre des cachalots échoués sur la plage et le suicide d’une mère. Ont-ils voulu mourir ? Cette histoire s’adresse aux enfants de 12 – 13 ans, il s’agit d’une première dans la littérature néerlandophone. Pas facile de traiter pareil sujet ! Il se dessine une tendance dans la littérature, c’est de vouloir à tout prix que les histoires soient basées sur des faits réels. Tout ne doit pas être trop éloigné de la réalité, doit entrer dans nos vies. La réalité devient une qualité.
À cette époque, il était souvent indiqué : « Rien de ce livre n’est tiré de faits réels ». Cela remonte juste au moment où je commençais à écrire, c’était considéré comme un label de qualité. Pour moi, cela signifiait que j’allais entrer dans un monde inventé. J’écris, mais rien n’est vrai. On joue, c’est presque comme faire l’amour, c’est très proche du théâtre. J’exprime des choses, mais c’est du jeu. Faut-il nécessairement penser et comprendre la réalité par la réalité ?
Les thèmes de tes livres ne sont jamais tirés de faits réels ou de faits divers ?
Il n’y a quasiment rien de ce que j’ai vécu qui se retrouve dans mes livres. Bien sûr, je me suis mise plus d’une fois en situation de me projeter dans la peau des personnages, en m’imaginant que cela aurait pu être moi. Actuellement, je suis en train d’écrire un livre où le personnage central est ma grand-mère. C’est la première fois que je fais apparaître dans mes romans quelqu’un qui m’est très proche, qui a vraiment existé. Le personnage m’est familier, il s’agit de l’enfance de ma grand-mère évacuée en train à Paris avec des milliers d’enfants durant la Guerre 14 – 18. Personne ne peut plus me raconter cette aventure, mais je peux très bien me l’imaginer sans rien inventer, en restant simplement d’une grande logique et d’une grande pudeur. Là je ne suis pas dans la fiction, car pour moi la définition de la fiction c’est précisément lorsqu’on invente des conversations, des émotions. Le grand avantage en tant qu’artiste, c’est de pouvoir montrer par la plume les opinions très contradictoires qui existent dans la tête de chacun d’entre nous. La littérature ne demande pas la cohérence des personnages, bien sûr que l’histoire doit être cohérente, mais les personnages peuvent être comme nous tous, parés de leurs contradictions. C’est là sa force.
Donc ton prochain roman parlera de ta grand-mère ?
Ma grand-mère est née dans une ferme située sur le Front de l’Yser, durant la Première guerre mondiale. Ils n’ont jamais connu l’occupation mais la première attaque au gaz chloré a eu lieu le 22 avril 1915, ma grand-mère en a été témoin. Ils ont pu fuir et y échapper. C’est un épisode peu connu. Tous les enfants de moins de 14 ans ont été retirés de leurs familles qui habitaient près du front et envoyés par milliers dans des établissements comme des couvents ou des pensionnats. Là-bas, des femmes américaines volontaires, dont Edith Wharton, une écrivaine très connue aux États-Unis, ont pris en charge ces groupes. Ils ne devaient parler le français que pour la communication de base, mais ne devaient en aucun cas devenir francophones… Le gouvernement a donc envoyé pendant plusieurs années entre 11 000 et 16 000 enfants, de 4 à 14 ans, apprendre à lire et à écrire avec des sœurs belges dans un environnement sécurisé mais en même temps dans un Paris décadent, en pleine effervescence sociale. Ma grand-mère avait 9 ans quand elle est partie, elle était dans le premier convoi. Elle est revenue à 13 ans et ne reconnaissait plus ses parents. Elle a marché en direction de la ferme, est passée devant sa mère et a demandé : « Où est ma mère ? ». C’est une histoire triste que je ne connaissais pas. J’ai toujours pensé qu’absolument tous les enfants belges s’étaient retrouvés dans des colonies en France. Pendant 4 ans, ma grand-mère n’a pratiquement pas vu ses frères. Il y a eu dans ce pan de l’Histoire belge de la Première guerre, des épisodes terribles. Ce livre s’appellera « Les enfants de l’Yser » (« Kinderen van de IJzer »). En tant que romancière, je trouve très intéressant de décrire le passage de ma grand-mère dans une ville comme Paris. Jusqu’à ses 9 ans, elle ne connaissait que vaches, fermes et pâturages, là-bas elle a vu des femmes qui fumaient, le Paris mondain et spectaculaire ! C’était une chance quand même pour elle.
Aujourd’hui Flamands et Wallons veulent-ils continuer à travailler l’art et la culture ensemble, selon toi ?
Il y en a qui nous suggère de ne plus le faire ! C’est un non-sens. Ce n’est certes pas un impératif, mais ce n’est pas non plus impossible. En France on baptise cela « réflexe identitaire ». La question reste de quelle manière le défendre et trouver des plateformes communes. En réalité, il existe une grande différence entre la culture et l’art. J’observe que l’on n’a jamais assez accordé de temps à expliquer les différences existant entre l’un et l’autre. Aujourd’hui, on ramasse les pots cassés, les débris. La culture a une certaine épaisseur, c’est aussi la langue, l’art c’est très spécifique. Ce qui s’est passé avec Charlie Hebdo est un bel exemple du manque de compréhension. L’affrontement n’est pas inscrit d’emblée dans notre culture, par contre dans l’art, l’expression artistique est possible. C’est ça que l’on n’a pas vu venir, nous n’étions pas préparés à subir un tel acte de violence. Je ne suis pas du côté de la culture, mais plutôt du côté de l’art. L’art ne doit pas s’isoler, il doit rester très ouvert. L’art a surestimé la notion que l’on en fait, il est associé à la fête, aux moments festifs où tout est possible. C’est comme un carnaval mais c’est un mot un peu péjoratif alors j’hésite à l’utiliser.
Mais qu’est-ce que le carnaval, si ce n’est un moment où on met les masques et où l’on dit à l’autre, c’est le même contrat. La phrase « Rien n’est basé sur des choses vraies » c’est un contrat entre le lecteur et l’écrivain, cela veut dire « je peux exagérer, je peux suggérer des fantasmes, je peux même mentir, tu vas le remarquer, mais tu ne me le reprocheras pas. » Quand je sors du rôle carnavalesque, le contrat est rompu. Dans l’art il y a toujours un contrat où l’on peut exprimer les choses même graves. L’attentat de Charlie hebdo n’a pas été vu sous l’angle de l’art par les meurtriers, mais sous celui de la culture. Pour eux leur culture est inviolable, la mettre à mal est blasphématoire.
Nous n’avons pas besoin de la langue pour communiquer, pour nous exprimer. Les problèmes entre les francophones et les néerlandophones ne se posent donc pas sur le plan artistique. C’est tellement normal de refuser de parler de culture lorsque nous sommes plongés au cœur d’un environnement artistique. Si on cherche toujours la culture dans l’art, on finit par le tuer. C’est très dangereux de se livrer à cet exercice. C’est précisément la position de la NVA, essayer de nous faire croire, que l’un a quelque chose à voir avec l’autre. Certes, l’art est lié à la culture mais il n’est pas compliqué pour l’art d’exclure complètement la culture. Dans la discipline artistique, si on mêle le discours à l’œuvre, qui est purement du ressort de la culture, on court au suicide. Il ne faut jamais l’accepter.
Sur le terrain de l’art on peut montrer la réalité de la condition humaine, on est moins enfermé que dans la culture.
Il y a un livre qui a été adapté au cinéma « Le piège ». Est-ce que tu as participé au scénario et à la réalisation du film ? Tu étais directement impliquée ?
Non pas au début. Par la suite, j’ai fait connaissance avec le réalisateur Hans Herbots. Quelqu’un d’assez connu en Flandre, il a réalisé de très grands projets, prochainement il va filmer les trilogies de Tom Lanoye. « Le Piège » parle de l’extrémisme. Oui, le scénario raconte comment un jeune homme de droite essaie de chasser des sans-papiers d’un abri.
Que penses-tu des mouvements sociaux alternatifs comme « Hart Boven Hard ». Le cœur, pas la rigueur, ce qui correspond en terre francophone à « Tout autre chose ». Crois-tu que ce genre de mouvements peut bousculer les mentalités ?
Je les trouve méga importants et c’est la seule chose qui va nous sauver car l’art ou la politique à eux seuls, n’y arriveront pas. Il y a de grands manquements dans notre démocratie, elle est en souffrance . Le système qui limite les décisions politiques par les citoyens aux seules élections tous les 4 ans, est un bien mauvais système à mon sens. Un bel exemple, c’est en matière de changement climatique, les décisions prises ne s’orientent pas vers la question fondamentale « Quel monde va-t-on laisser à nos enfants dans un siècle » mais plutôt « est-ce que je serais réélu ? ». C’est très simple, c’est leur moteur principal, même s’ils essaient de nous faire croire que ce n’est pas le cas. La seule façon de sortir de cet engrenage est de choisir des systèmes dans lesquels ce ne sont plus seulement les gens qui sont élus qui se chargent de politique mais où on élargit la quadrature du cercle.
Le citoyen doit être plus impliqué. De quelle manière ? En faisant participer davantage les citoyens au travers de consultations populaires, au moins les gens sont bien informés, peuvent s’exprimer, réagir. C’est véritablement vers un mélange de ce type de systèmes qu’il faut tendre. En ce sens, Hart Boven Hard est un très bel exemple de réflexion quant aux futurs possibles de la politique. Il faut plus de militantismes, plus de mouvements citoyens, sinon on va rester dans cette atmosphère pesante, vieillotte. Ils doivent avoir tout le support, tout le soutien des artistes. On doit signer des pétitions, participer, chanter pour eux, manifester avec eux. Si on ne le fait pas, ils mourront et avec eux la démocratie perdra l’occasion de renouveler son système. Ce sont là, les seuls leviers démocratiques que l’on peut actionner sur des questions de racismes, de nationalismes, d’inclusion-exclusion, d’intégration, de radicalisme. Il existe une très grande différence entre l’extrémisme et le radicalisme. Je pense que des mouvements comme ceux-là sont composés de gens très radicaux qui osent penser jusqu’au bout de leur action, mais sans jamais utiliser la violence, le chantage etc. Les extrémistes c’est autre chose. Je pense que quand on se dit radical, on a une idée très claire sur le but que l’on veut atteindre, tout en ouvrant le débat sur la manière d’y arriver. Mon compagnon est écrivain et aussi militant-activiste. Cela a notamment à voir avec l’écologisme et la construction d’un très grand viaduc dans notre ville. On a pensé que la lutte allait durer un an et demi et voilà que, 10 ans après, le projet n’a toujours pas été abandonné. Il n’est pas toujours très confortable pour un écrivain qui a besoin de concentration de vivre à 200 km/h. Cette maison est un nid de militants et de conférences, toutes les réunions se passent dans notre cuisine ! Il ne faut jamais baisser les bras, être dans un combat de tous les instants. Dans ces moments de « petites révolutions », je considère que la littérature est source d’émancipation et de libération. Elle apporte beaucoup d’oxygène et le recul nécessaire pour envisager des pistes à la fois raisonnables et élaborer des arguments indémontables.
Ma tante est un cachalot
Traduction du néérlandais par Emmanuèle Sandron
Éditions Alice, 2015