Anne Provoost

La fiction et les combats

Photo : André Delier

Anne Pro­voost est une écri­vaine fla­mande quin­qua­gé­naire née à Pope­ringe qui vit à Anvers. Ses thèmes de pré­di­lec­tion sont le racisme, l’inceste, les extré­mismes et les dis­cri­mi­na­tions. D’une renom­mée inter­na­tio­nale, ses livres sont actuel­le­ment tra­duits en 20 langues. Un de ses romans Le piège a été adap­té au ciné­ma dans le film Fal­ling en 2001. Femme pétillante, mère de trois enfants Anne estime volon­tiers que la soli­da­ri­té gran­dit une culture.

Comment en es-tu venue à l’écriture ?

C’était un rêve d’enfant. Puis à 18 ans, j’ai déci­dé d’envisager l’écriture autre­ment. Je vou­lais me mettre au ser­vice de la lit­té­ra­ture, être quelqu’un qui pense, écrit sur la lit­té­ra­ture, qui en fait son sujet prin­ci­pal. Pen­dant 4 ans, j’ai étu­dié les langues ger­ma­niques en vue de m’approcher davan­tage de la lit­té­ra­ture néer­lan­daise. Je me suis ins­crite à un concours que j’ai gagné. J’avais écrit une fic­tion, une nou­velle… le début de l’aventure lit­té­raire… J’ai écrit mon pre­mier roman à 23 ans en Amé­rique. Il a été publié lorsque j’avais 26 ans et s’appelle Ma tante est un cacha­lot.

C’était une fiction ?

Effec­ti­ve­ment, il vient tout récem­ment d’être tra­duit en fran­çais. Cette fic­tion met en paral­lèle, le per­son­nage d’une jeune fille qui découvre des cacha­lots échoués sur la plage et le sui­cide d’une mère. Ont-ils vou­lu mou­rir ? Cette his­toire s’adresse aux enfants de 12 – 13 ans, il s’agit d’une pre­mière dans la lit­té­ra­ture néer­lan­do­phone. Pas facile de trai­ter pareil sujet ! Il se des­sine une ten­dance dans la lit­té­ra­ture, c’est de vou­loir à tout prix que les his­toires soient basées sur des faits réels. Tout ne doit pas être trop éloi­gné de la réa­li­té, doit entrer dans nos vies. La réa­li­té devient une qualité.

À cette époque, il était sou­vent indi­qué : « Rien de ce livre n’est tiré de faits réels ». Cela remonte juste au moment où je com­men­çais à écrire, c’était consi­dé­ré comme un label de qua­li­té. Pour moi, cela signi­fiait que j’allais entrer dans un monde inven­té. J’écris, mais rien n’est vrai. On joue, c’est presque comme faire l’amour, c’est très proche du théâtre. J’exprime des choses, mais c’est du jeu. Faut-il néces­sai­re­ment pen­ser et com­prendre la réa­li­té par la réalité ?

Les thèmes de tes livres ne sont jamais tirés de faits réels ou de faits divers ?

Il n’y a qua­si­ment rien de ce que j’ai vécu qui se retrouve dans mes livres. Bien sûr, je me suis mise plus d’une fois en situa­tion de me pro­je­ter dans la peau des per­son­nages, en m’imaginant que cela aurait pu être moi. Actuel­le­ment, je suis en train d’écrire un livre où le per­son­nage cen­tral est ma grand-mère. C’est la pre­mière fois que je fais appa­raître dans mes romans quelqu’un qui m’est très proche, qui a vrai­ment exis­té. Le per­son­nage m’est fami­lier, il s’agit de l’enfance de ma grand-mère éva­cuée en train à Paris avec des mil­liers d’enfants durant la Guerre 14 – 18. Per­sonne ne peut plus me racon­ter cette aven­ture, mais je peux très bien me l’imaginer sans rien inven­ter, en res­tant sim­ple­ment d’une grande logique et d’une grande pudeur. Là je ne suis pas dans la fic­tion, car pour moi la défi­ni­tion de la fic­tion c’est pré­ci­sé­ment lorsqu’on invente des conver­sa­tions, des émo­tions. Le grand avan­tage en tant qu’artiste, c’est de pou­voir mon­trer par la plume les opi­nions très contra­dic­toires qui existent dans la tête de cha­cun d’entre nous. La lit­té­ra­ture ne demande pas la cohé­rence des per­son­nages, bien sûr que l’histoire doit être cohé­rente, mais les per­son­nages peuvent être comme nous tous, parés de leurs contra­dic­tions. C’est là sa force.

Donc ton prochain roman parlera de ta grand-mère ?

Ma grand-mère est née dans une ferme située sur le Front de l’Yser, durant la Pre­mière guerre mon­diale. Ils n’ont jamais connu l’occupation mais la pre­mière attaque au gaz chlo­ré a eu lieu le 22 avril 1915, ma grand-mère en a été témoin. Ils ont pu fuir et y échap­per. C’est un épi­sode peu connu. Tous les enfants de moins de 14 ans ont été reti­rés de leurs familles qui habi­taient près du front et envoyés par mil­liers dans des éta­blis­se­ments comme des cou­vents ou des pen­sion­nats. Là-bas, des femmes amé­ri­caines volon­taires, dont Edith Whar­ton, une écri­vaine très connue aux États-Unis, ont pris en charge ces groupes. Ils ne devaient par­ler le fran­çais que pour la com­mu­ni­ca­tion de base, mais ne devaient en aucun cas deve­nir fran­co­phones… Le gou­ver­ne­ment a donc envoyé pen­dant plu­sieurs années entre 11 000 et 16 000 enfants, de 4 à 14 ans, apprendre à lire et à écrire avec des sœurs belges dans un envi­ron­ne­ment sécu­ri­sé mais en même temps dans un Paris déca­dent, en pleine effer­ves­cence sociale. Ma grand-mère avait 9 ans quand elle est par­tie, elle était dans le pre­mier convoi. Elle est reve­nue à 13 ans et ne recon­nais­sait plus ses parents. Elle a mar­ché en direc­tion de la ferme, est pas­sée devant sa mère et a deman­dé : « Où est ma mère ? ». C’est une his­toire triste que je ne connais­sais pas. J’ai tou­jours pen­sé qu’absolument tous les enfants belges s’étaient retrou­vés dans des colo­nies en France. Pen­dant 4 ans, ma grand-mère n’a pra­ti­que­ment pas vu ses frères. Il y a eu dans ce pan de l’Histoire belge de la Pre­mière guerre, des épi­sodes ter­ribles. Ce livre s’appellera « Les enfants de l’Yser » (« Kin­de­ren van de IJzer »). En tant que roman­cière, je trouve très inté­res­sant de décrire le pas­sage de ma grand-mère dans une ville comme Paris. Jus­qu’à ses 9 ans, elle ne connais­sait que vaches, fermes et pâtu­rages, là-bas elle a vu des femmes qui fumaient, le Paris mon­dain et spec­ta­cu­laire ! C’était une chance quand même pour elle.

Aujourd’hui Flamands et Wallons veulent-ils continuer à travailler l’art et la culture ensemble, selon toi ?

Il y en a qui nous sug­gère de ne plus le faire ! C’est un non-sens. Ce n’est certes pas un impé­ra­tif, mais ce n’est pas non plus impos­sible. En France on bap­tise cela « réflexe iden­ti­taire ». La ques­tion reste de quelle manière le défendre et trou­ver des pla­te­formes com­munes. En réa­li­té, il existe une grande dif­fé­rence entre la culture et l’art. J’observe que l’on n’a jamais assez accor­dé de temps à expli­quer les dif­fé­rences exis­tant entre l’un et l’autre. Aujourd’hui, on ramasse les pots cas­sés, les débris. La culture a une cer­taine épais­seur, c’est aus­si la langue, l’art c’est très spé­ci­fique. Ce qui s’est pas­sé avec Char­lie Heb­do est un bel exemple du manque de com­pré­hen­sion. L’affrontement n’est pas ins­crit d’emblée dans notre culture, par contre dans l’art, l’expression artis­tique est pos­sible. C’est ça que l’on n’a pas vu venir, nous n’étions pas pré­pa­rés à subir un tel acte de vio­lence. Je ne suis pas du côté de la culture, mais plu­tôt du côté de l’art. L’art ne doit pas s’isoler, il doit res­ter très ouvert. L’art a sur­es­ti­mé la notion que l’on en fait, il est asso­cié à la fête, aux moments fes­tifs où tout est pos­sible. C’est comme un car­na­val mais c’est un mot un peu péjo­ra­tif alors j’hésite à l’utiliser.

Mais qu’est-ce que le car­na­val, si ce n’est un moment où on met les masques et où l’on dit à l’autre, c’est le même contrat. La phrase « Rien n’est basé sur des choses vraies » c’est un contrat entre le lec­teur et l’écrivain, cela veut dire « je peux exa­gé­rer, je peux sug­gé­rer des fan­tasmes, je peux même men­tir, tu vas le remar­quer, mais tu ne me le repro­che­ras pas. » Quand je sors du rôle car­na­va­lesque, le contrat est rom­pu. Dans l’art il y a tou­jours un contrat où l’on peut expri­mer les choses même graves. L’attentat de Char­lie heb­do n’a pas été vu sous l’angle de l’art par les meur­triers, mais sous celui de la culture. Pour eux leur culture est invio­lable, la mettre à mal est blasphématoire.

Nous n’avons pas besoin de la langue pour com­mu­ni­quer, pour nous expri­mer. Les pro­blèmes entre les fran­co­phones et les néer­lan­do­phones ne se posent donc pas sur le plan artis­tique. C’est tel­le­ment nor­mal de refu­ser de par­ler de culture lorsque nous sommes plon­gés au cœur d’un envi­ron­ne­ment artis­tique. Si on cherche tou­jours la culture dans l’art, on finit par le tuer. C’est très dan­ge­reux de se livrer à cet exer­cice. C’est pré­ci­sé­ment la posi­tion de la NVA, essayer de nous faire croire, que l’un a quelque chose à voir avec l’autre. Certes, l’art est lié à la culture mais il n’est pas com­pli­qué pour l’art d’exclure com­plè­te­ment la culture. Dans la dis­ci­pline artis­tique, si on mêle le dis­cours à l’œuvre, qui est pure­ment du res­sort de la culture, on court au sui­cide. Il ne faut jamais l’accepter.

Sur le ter­rain de l’art on peut mon­trer la réa­li­té de la condi­tion humaine, on est moins enfer­mé que dans la culture.

Il y a un livre qui a été adapté au cinéma « Le piège ». Est-ce que tu as participé au scénario et à la réalisation du film ? Tu étais directement impliquée ?

Non pas au début. Par la suite, j’ai fait connais­sance avec le réa­li­sa­teur Hans Her­bots. Quelqu’un d’assez connu en Flandre, il a réa­li­sé de très grands pro­jets, pro­chai­ne­ment il va fil­mer les tri­lo­gies de Tom Lanoye. « Le Piège » parle de l’extrémisme. Oui, le scé­na­rio raconte com­ment un jeune homme de droite essaie de chas­ser des sans-papiers d’un abri.

Que penses-tu des mouvements sociaux alternatifs comme « Hart Boven Hard ». Le cœur, pas la rigueur, ce qui correspond en terre francophone à « Tout autre chose ». Crois-tu que ce genre de mouvements peut bousculer les mentalités ?

Je les trouve méga impor­tants et c’est la seule chose qui va nous sau­ver car l’art ou la poli­tique à eux seuls, n’y arri­ve­ront pas. Il y a de grands man­que­ments dans notre démo­cra­tie, elle est en souf­france . Le sys­tème qui limite les déci­sions poli­tiques par les citoyens aux seules élec­tions tous les 4 ans, est un bien mau­vais sys­tème à mon sens. Un bel exemple, c’est en matière de chan­ge­ment cli­ma­tique, les déci­sions prises ne s’orientent pas vers la ques­tion fon­da­men­tale « Quel monde va-t-on lais­ser à nos enfants dans un siècle » mais plu­tôt « est-ce que je serais réélu ? ». C’est très simple, c’est leur moteur prin­ci­pal, même s’ils essaient de nous faire croire que ce n’est pas le cas. La seule façon de sor­tir de cet engre­nage est de choi­sir des sys­tèmes dans les­quels ce ne sont plus seule­ment les gens qui sont élus qui se chargent de poli­tique mais où on élar­git la qua­dra­ture du cercle.

Le citoyen doit être plus impli­qué. De quelle manière ? En fai­sant par­ti­ci­per davan­tage les citoyens au tra­vers de consul­ta­tions popu­laires, au moins les gens sont bien infor­més, peuvent s’exprimer, réagir. C’est véri­ta­ble­ment vers un mélange de ce type de sys­tèmes qu’il faut tendre. En ce sens, Hart Boven Hard est un très bel exemple de réflexion quant aux futurs pos­sibles de la poli­tique. Il faut plus de mili­tan­tismes, plus de mou­ve­ments citoyens, sinon on va res­ter dans cette atmo­sphère pesante, vieillotte. Ils doivent avoir tout le sup­port, tout le sou­tien des artistes. On doit signer des péti­tions, par­ti­ci­per, chan­ter pour eux, mani­fes­ter avec eux. Si on ne le fait pas, ils mour­ront et avec eux la démo­cra­tie per­dra l’occasion de renou­ve­ler son sys­tème. Ce sont là, les seuls leviers démo­cra­tiques que l’on peut action­ner sur des ques­tions de racismes, de natio­na­lismes, d’inclusion-exclusion, d’intégration, de radi­ca­lisme. Il existe une très grande dif­fé­rence entre l’extrémisme et le radi­ca­lisme. Je pense que des mou­ve­ments comme ceux-là sont com­po­sés de gens très radi­caux qui osent pen­ser jusqu’au bout de leur action, mais sans jamais uti­li­ser la vio­lence, le chan­tage etc. Les extré­mistes c’est autre chose. Je pense que quand on se dit radi­cal, on a une idée très claire sur le but que l’on veut atteindre, tout en ouvrant le débat sur la manière d’y arri­ver. Mon com­pa­gnon est écri­vain et aus­si mili­tant-acti­viste. Cela a notam­ment à voir avec l’écologisme et la construc­tion d’un très grand via­duc dans notre ville. On a pen­sé que la lutte allait durer un an et demi et voi­là que, 10 ans après, le pro­jet n’a tou­jours pas été aban­don­né. Il n’est pas tou­jours très confor­table pour un écri­vain qui a besoin de concen­tra­tion de vivre à 200 km/h. Cette mai­son est un nid de mili­tants et de confé­rences, toutes les réunions se passent dans notre cui­sine ! Il ne faut jamais bais­ser les bras, être dans un com­bat de tous les ins­tants. Dans ces moments de « petites révo­lu­tions », je consi­dère que la lit­té­ra­ture est source d’émancipation et de libé­ra­tion. Elle apporte beau­coup d’oxygène et le recul néces­saire pour envi­sa­ger des pistes à la fois rai­son­nables et éla­bo­rer des argu­ments indémontables.

Ma tante est un cachalot
Traduction du néérlandais par Emmanuèle Sandron
Éditions Alice, 2015

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