Art et guerre

Brussels at war

Photo : Sergej Culumarevic /Jérémy Marchant

Artiste plas­ti­cien, sculp­teur, des­si­na­teur bruxel­lois de 32 ans, ori­gi­naire de Bos­nie, Ser­gej Culu­ma­re­vic tra­vaille sur l’introduction de guerre fic­tive dans notre quo­ti­dien. Avec le pho­to­graphe Jéré­my Mar­chant, ils ont construit « Brus­sels at war », repor­tage-fic­tion qui pré­sente des scènes réa­listes d’un Bruxelles pris dans une guerre civile et qui a été mon­tré au Palais des Beaux Arts de Bruxelles en 2010 dans le cadre du Canevascollectie.

Le point de départ de ce tra­vail c’est le pro­jet de fin de Mas­ter en Sculp­ture de Ser­gej en 2003 à l’école Sint-Lukas de Bruxelles : « J’avais fait une ins­tal­la­tion, “La chambre du sni­per bruxel­lois”, très ins­pi­rée des images et témoi­gnages de la guerre en ex-You­go­sla­vie. Une chambre à Tour et Taxis, avec des sacs de sable empi­lés jusqu’à hau­teur de tête, un fusil, des douilles par terre, des caisses de muni­tions, un sac de cou­chage, une tasse de café, un plan de Bruxelles sur le mur… » Quelques années plus tard, il ren­contre Jéré­my Mar­chant et ensemble, ils décident de don­ner plus de corps à cet univers.

Alors que le cli­mat com­mu­nau­taire ne cesse de se dégra­der en Bel­gique, ils ima­ginent la pire éven­tua­li­té : l’affrontement armé entre les com­mu­nau­tés. Et inventent un scé­na­rio de guerre civile : dans le cas d’un conflit entre Wal­lons et Fla­mands, pas prêts à lâcher Bruxelles, la capi­tale voit la créa­tion d’une milice pour assu­rer sa propre défense : les « Forces indé­pen­dantes de Bruxelles/Brusselse Onaf­han­ke­lijke Stri­jd­krach­ten » (FIB/BOS) qui prennent alors posi­tion dans la ville. Ce scé­na­rio catas­trophe « type Bal­kans » se base sur des ima­gi­naires bien éta­blis de guerres civiles, notam­ment celle en ex-You­go­sla­vie, « un pays qui fonc­tion­nait d’ailleurs lui aus­si sur un sys­tème per­ma­nent d’équilibre entre dif­fé­rentes com­mu­nau­tés… »

Pho­to : Ser­gej Culu­ma­re­vic /Jérémy Marchant

Les scènes de guerre sont très éla­bo­rées. Les pho­tos ne font l’objet d’aucune retouche et sont en noir et blanc pour un ren­du plus intem­po­rel. Il s’agit de jouer sur un ima­gi­naire de guerre que les gens pos­sèdent sans for­cé­ment le réa­li­ser. « On a choi­si armes et uni­formes avec soin. La kalach­ni­kov est l’arme la plus dis­po­nible au monde. Les uni­formes des mili­ciens sont très carac­té­ris­tiques. Ils se consti­tuent des uni­formes comme ils peuvent. Ils mélangent habits mili­taires et habits civils car il n’y a tout sim­ple­ment pas assez d’équipements dis­po­nibles. Trai­ning, bas­kets et un gilet d’assaut ou une veste de camou­flage. C’est à ça qu’on recon­naît une gué­rilla ou une guerre civile, à cet aspect dépa­reillé. Ce sont des détails qui rendent une image cré­dible en tant qu’image de guerre aux yeux des spec­ta­teurs. »

Le résul­tat est sai­sis­sant. On est trou­blé de voir des mili­ciens en armes devant des lieux fami­liers. En ren­dant visible une consé­quence pos­sible des dis­cours tenus actuel­le­ment (la guerre civile), il s’agit de dénon­cer la ten­dance à la radi­ca­li­sa­tion du conflit lin­guis­tique de toute part, celle des sys­tèmes poli­tiques et média­tiques à jeter de l’huile sur le feu et de rap­pe­ler qu’à Bruxelles, le bilin­guisme fonc­tionne sans heurts, que c’est pos­sible. Cet extrait de leur mani­feste en témoigne : « Nous, les Forces Indé­pen­dantes Bruxel­loises – Brus­selse Onaf­han­ke­lijke Stri­jd­krach­ten, avons été créées pour pro­té­ger la popu­la­tion bruxel­loise et défendre ses inté­rêts au cas où une guerre civile venait à écla­ter à la suite de la scis­sion de la Bel­gique. […] Nous met­tons en scène, dans les rues de Bruxelles, un scé­na­rio catas­trophe poten­tiel­le­ment véhi­cu­lé par ces concepts, en dépla­çant la vio­lence trop sou­vent bana­li­sée de la guerre et des conflits en plein cœur de notre capitale. »

En plus des pho­tos, le scé­na­rio-fic­tion est ali­men­té par des intru­sions dans la réa­li­té. Un hap­pe­ning avait eu lieu le soir du ver­nis­sage : un check­point mis en place par une qua­ran­taine de mili­ciens en armes et uni­formes dis­tri­buant leur mani­feste. Une nou­velle ins­tal­la­tion est pré­vue dans les mois qui viennent : ouvrir un vrai faux-bureau d’enrôlement fic­tif des FIB/BOS à Bruxelles, avec dra­peaux, ban­de­roles, secré­ta­riat et cam­pagne d’affichage « Bruxelles a besoin de vous ! Brus­sel heeft jul­lie nodig ! ».

Pho­to : Ser­gej Culu­ma­re­vic /Jérémy Marchant

Para­doxa­le­ment, en uti­li­sant une guerre fic­tive, ces pho­tos rendent la guerre plus réelle que des guerres qui se déroulent pour­tant bel et bien, mais qui, à force de redif­fu­sion, de pro­pa­gande et de cadrage télé­vi­suels, en deviennent qua­si vir­tuelles. « On est per­pé­tuel­le­ment dans une sur­in­for­ma­tion, gavés d’images à une vitesse et une quan­ti­té impres­sion­nantes. Les guerres se suc­cèdent, en Irak, en Afgha­nis­tan, au Mali jusqu’à rendre les gens presque indif­fé­rents. En fla­mand, on dit “ver van mijn bed­show” : une réa­li­té-spec­tacle loin­taine, quelque chose qui se passe à l’autre bout du monde et dont on se fout. L’idée, c’était donc de mon­trer des images simi­laires, mais dans l’environnement direct, dans le quo­ti­dien des gens, pour pro­vo­quer un effet de réel qui va faire qu’ils s’arrêtent, sont inter­lo­qués. »

Et même si une guerre en Bel­gique est peu pro­bable, pour Ser­gej, « si on est dos au mur, le recours à la vio­lence ou l’autodéfense peut rapi­de­ment arri­ver. Il suf­fit que l’économie aille très mal pen­dant un bon moment, qu’on serve des dis­cours popu­listes et qu’on ravive des sen­ti­ments natio­na­listes ou indé­pen­dan­tistes et que les médias fassent mon­ter la sauce. On vou­lait mon­trer que ça pou­vait très vite reve­nir. Je pense qu’un conflit armé reste tou­jours pos­sible même si on conti­nue à le nier, à se dire “pas nous, ça ne se pas­se­ra jamais comme ça ici”. C’est ce qu’on enten­dait aus­si dire en ex-You­go­sla­vie avant la guerre… »

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