Entretien avec Benoît Moritz

Une Europe un peu trop sur la défensive…

Photo : CC BY 2.0 par Francisco Antunes

Archi­tecte, pro­fes­seur à l’ULB, Benoit Moritz orga­nise aus­si des tours dans le quar­tier euro­péen qu’il connaît très bien, pour mon­trer les aber­ra­tions et les espoirs d’un quar­tier qui, loin de reflé­ter les rêves de démo­cra­ties d’un conti­nent, se donne à voir comme un espace à défendre, une zone à sécu­ri­ser où rien n’est pen­sé pour accueillir le citoyen que ces ins­ti­tu­tions sont pour­tant cen­sées représenter.

On considère souvent les institutions européennes comme une évidence, qu’elles ont toujours été là. Dans le fond, pourquoi les institutions européennes se sont installées à Bruxelles ?

Je dirais que très concrè­te­ment phy­si­que­ment, c’est les années 50 où a eu lieu une ten­ta­tive d’organiser leur implan­ta­tion pour des ques­tions très prag­ma­tiques, ça se pas­se­ra à côté du rond-point Schu­man, parce qu’il y a là des bureaux et des bâti­ments qui sont libres. Mais intel­lec­tuel­le­ment, c’était une idée qui était pré­sente dans l’esprit des élites poli­tiques belges depuis la fin du 19e siècle — début 20e siècle. Dès le 19e siècle, Léo­pold II rêve de faire de Bruxelles une ville mon­diale. C’est à mettre en paral­lèle avec son esprit colo­nia­liste, il veut rendre Bruxelles aus­si inté­res­sante et attrac­tive pour les intel­lec­tuels d’Europe que Paris. Il y a cette idée dans les milieux intel­lec­tuels et poli­tiques belges qu’il faut d’une manière ou d’une autre don­ner une dimen­sion inter­na­tio­nale. La construc­tion euro­péenne est l’occasion de ren­con­trer cet objec­tif. Il y a une très grande conver­gence de vue au niveau poli­tique au début des années 50 pour accueillir d’une manière ou d’une autre les ins­ti­tu­tions euro­péennes à Bruxelles.

On sait que Bruxelles a une grande tradition de faire table rase de certain quartier et d’en déloger des habitants, est-ce que ça a été le cas pour le quartier européen ?

Oui et non. Il y a des quar­tiers bruxel­lois où leur des­truc­tion a été entiè­re­ment pla­ni­fiée comme le quar­tier Nord par exemple où un pro­jet d’urbanisme ren­dait inévi­table la démo­li­tion d’un tis­su urbain popu­laire et indus­triel. Il y avait l’idée de construire une autre sorte de ville que la ville qui exis­tait. Tout a été abso­lu­ment démo­li. Dans le quar­tier euro­péen, il n’y a pas eu de plan, de grands pro­jet pour redes­si­ner le quar­tier. La trans­for­ma­tion s’est faite de manière pro­gres­sive et dans la trame urbaine héri­tée du quar­tier Léo­pold au 19e siècle, à quelques excep­tions près comme le Bâti­ment Jus­tus Lip­sius, le grand bâti­ment du Conseil des ministres. C’est donc un nou­veau bâti qui va se sub­sti­tuer à un bâti plus ancien. Mais la trame viaire, la trame des rues, le sys­tème des squares comme les squares de Meeûs, ou le square Frère-Orban, sont main­te­nus. Enfin, il y a cepen­dant quelques excep­tions à cette conser­va­tion du tis­su urbain. Le Jus­tus Lip­sius, un gigan­tesque bâti­ment de la rue Bel­liard jusqu’à la rue de la Loi et puis le Par­le­ment euro­péen, l’autre énorme com­plexe admi­nis­tra­tif, qui vas se construire sur des voies de che­mins de fers ou à l’emplacement d’anciennes brasseries.

Donc le quartier ne s’est pas tellement transformé à cause des institutions…

En fait, la trans­for­ma­tion du quar­tier Léo­pold est due à plu­sieurs fac­teurs. D’une part, la crise de la domes­ti­ci­té et de la néces­si­té pour la bour­geoi­sie de trou­ver une nou­velle forme d’habitat plus moderne. Les hôtels de maître de ce quar­tier vont à par­tir des années 30 être rem­pla­cés par des rési­dences c’est-à-dire des immeubles à appar­te­ments. D’autre part, la proxi­mi­té du quar­tier Léo­pold à côté du Parc royal c’est-à-dire près du Sénat, le Par­le­ment, le Palais royal, avec l’implantation de minis­tères va ins­tal­ler cette zone comme une zone admi­nis­tra­tive. L’implantation pro­gres­sive des dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions euro­péennes va ensuite éga­le­ment contri­buer à cette transformation.

Que peut-on reprocher aux institutions européennes en termes d’urbanisme ?

Dans le quar­tier euro­péen, on a un espace public par­ti­cu­liè­re­ment inhos­pi­ta­lier. À quelques excep­tions près comme le Parc Léo­pold et les squares, l’espace public a été amé­na­gé, de manière consciente ou incons­ciente, en vue de contrô­ler ce qu’il s’y pas­sait. On a des espaces publics dans les­quels on ne peut rien faire à part bou­ger : des espaces de flux, les auto­routes urbaines, la rue de la Loi, la rue Bel­liard. Mais aus­si des tas d’autres espaces publics inhos­pi­ta­liers dans les­quels on est éga­le­ment dans la mobi­li­té, par exemple des places rem­plies d’obstacles qui empêchent que d’autres usages puissent s’y faire. Place Jean Rey, il y a des fon­taines sur abso­lu­ment toute l’étendue de la place. Elles peuvent être acti­vées de manière à empê­cher une mani­fes­ta­tion ! On constate l’installation de beau­coup de mobi­lier urbain de ce genre qui certes pro­tègent les bâti­ments euro­péens, mais fabriquent éga­le­ment un espace public qui fait pen­ser aux théo­ries urbaines du Defen­sible spaces de Oscar New­man. Un espace public défen­sif, qui n’est pas conçu pour accueillir ou héber­ger des usages mais au contraire pour contrô­ler voire reje­ter toutes sortes d’usages possibles.

Ça se constate également dans les bâtiments ?

On a le plus sou­vent une archi­tec­ture de murs-rideaux, sans épais­seur, qui va réflé­chir au pas­sant sa propre image, il y a peu d’interaction, peu d’interface. C’est quelque chose d’assez récur­rent dans les construc­tions neuves ou héri­tées des années 60 et 70 d‘avoir une archi­tec­ture assez hos­tile. Y com­pris par exemple dans le Par­le­ment euro­péen avec des construc­tions qui donnent sur la dalle, face à des murs aveugles de 4m50 de haut. On ne voit pas ce qu’il se passe à l’intérieur et les gens à l’intérieur ne voient pas la rue, se pro­tègent de l’extérieur. Là-encore des construc­tions très défen­sives qui rejettent toute pos­si­bi­li­té d’usages. Ain­si, le mail, un « espace déchet », aurait pu être un for­mi­dable espace de ras­sem­ble­ment, de démons­tra­tion, de repré­sen­ta­tion. Mais c’est au contraire, un espace au-des­sus d’une gare, en pente, ven­teux, pas du tout fait pour accueillir de la socia­bi­li­té urbaine… Signe révé­la­teur : le recou­vre­ment de sol n’a pas été pen­sé pour pou­voir accueillir des évè­ne­ments, dès qu’il se passe quelque chose, il y a des pro­blèmes, des dalles éclatées.
Au pied du Ber­ley­mont, le bâti­ment de la Com­mis­sion euro­péenne, il y avait aupa­ra­vant des plans d’eau, un espace ouvert, dans lequel tout un cha­cun pou­vait se pro­me­ner. Après le réamé­na­ge­ment du bâti­ment, au niveau du sol, ce plan d’eau a com­plè­te­ment dis­pa­ru et une grande rampe a rem­pla­cé cet espace. Or, une rampe, par défi­ni­tion, est un espace où on ne peut pas res­ter, c’est un plan incli­né. On est obli­gé de des­cendre ou de mon­ter, bref de cir­cu­ler. On peut encore pen­ser au bâti­ment Lex 2000 avec ses piliers tous les 5 – 6 mètres bar­dés de camé­ras qui filment la rue don­nant l’impression que l’espace public dans lequel on se trouve est sur­veillé par­tout en per­ma­nence. C’est certes une ten­dance plus glo­bale qu’on voit par­tout mais disons qu’elle est cari­ca­tu­rale dans le quar­tier européen.

Est-ce que ce n’est pas le cas de tous les bâtiments officiels ce côté « château-fort » ?

Oui et non. Si on com­pare Bruxelles à Ber­lin, rede­ve­nue capi­tale en 1989, on a toute une série de bâti­ments construits à peu près au même moment que les bâti­ments euro­péens à Bruxelles. La construc­tion du Par­le­ment pour­rait être com­pa­rée avec la réha­bi­li­ta­tion du Reichs­tag. À Ber­lin, on peut ren­trer dans le bâti­ment, aller dans la cou­pole et avoir une vue sur la ville mais sur­tout voir l’hémicycle du Par­le­ment qui se trouve en des­sous. À Bruxelles, il n’y a rien. Le visi­teur rentre dans le bâti­ment par une porte déro­bée, un peu comme un voleur, il n’y pas grand chose à lui mon­trer. Le bâti­ment n’a d’ailleurs pas été conçu dans l’idée de lui mon­trer ce qu’est la démocratie.

Pour quelles raisons ne retrouve-t-on pas cette culture de l’accueil dans les bâtiments européens ?

Notam­ment parce qu’à Bruxelles, ce ne sont pas les ins­ti­tu­tions euro­péennes qui ont déci­dé de construire les bâti­ments pour elles-mêmes. C’est la pro­mo­tion immo­bi­lière qui a pris en charge la plu­part du temps la construc­tion de bâti­ments et bureaux qui n’étaient d’ailleurs pas for­cé­ment des­ti­nés aux ins­ti­tu­tions euro­péennes. Le Par­le­ment euro­péen devait être à la base un centre inter­na­tio­nal de congrès ! On sait aus­si qu’on l’a pré­sen­té comme tel parce qu’on ne pou­vait pas dire qu’on allait construire un par­le­ment euro­péen pour ne pas frois­ser les Fran­çais… L’État belge s’est déchar­gé sur les banques qui ont construit ce com­plexe pour des ques­tions de faci­li­tés poli­tiques. C’est un coup poli­tique réus­si de rame­ner le par­le­ment euro­péen à Bruxelles, fal­lait le faire quand même ! On a piqué aux Fran­çais le Par­le­ment euro­péen et ins­tal­lé Bruxelles comme capi­tale euro­péenne ! Mais d’un point de vue urba­nis­tique, ce n’est pas une réus­site, on a sacri­fié beau­coup de choses pour le faire.

Donc, les pouvoirs publics n’ont pas mis un cahier des charges qui inclurait notamment l’accueil du public et le privé n’a pas jugé utile de le faire…

Non, c’est tou­jours plus com­pli­qué de pré­voir l’accueil du public. L’architecture qu’on a là, c’est une archi­tec­ture de banque, de bureaux. Les bâti­ments du Par­le­ment me rap­pellent des com­plexes ban­caires, des murs de verre, une monu­men­ta­li­té clas­sique, avec une symé­trie qui ne dit rien sur la fonc­tion de l’édifice. Au contraire, à Stras­bourg, on a un édi­fice, en verre éga­le­ment, mais avec tout un jeu sur la visi­bi­li­té de l’hémicycle qui le soir est entiè­re­ment visible, éclai­ré de l’intérieur, on ne voit qua­si­ment plus la paroi de verre, on voit le mou­ve­ment et ce qu’il s’y passe à l’intérieur. À Bruxelles, on a l’impression qu’on est dans le coffre-fort de Pic­sou et qu’à l’intérieur des gens comptent leur argent… je cari­ca­ture à peine (rires).

Au risque d’ailleurs de renforcer cette idée que la politique européenne se fait dans le dos des citoyens…

Oui, je pense que les citoyens euro­péens sont d’ailleurs assez sur­pris de ces bâti­ments. À chaque fois que je fais des tours, ils sont assez sur­pris de voir com­ment l’Europe se repré­sente. C’est une sorte de lieu de pèle­ri­nage dans l’inconscient euro­péen, les gens sont contents de venir ici, viennent avec beau­coup d’espoir et sont sur­pris pour ne pas dire déçus voire cho­qués… En fait, il n’y a rien d’autres à voir que des immeubles de bureaux fer­més. Néan­moins, depuis un moment, on essaye de tra­vailler sur une dimen­sion plus tou­ris­tique : le Par­le­men­ta­rium ou encore un pro­jet de musée sur l’histoire de la construc­tion euro­péenne mais ça met le temps…

Le discours des institutions européennes, exhorte sans cesse à rapprocher les institutions des citoyens, il y a là comme une contradiction ?

Il y a une contra­dic­tion his­to­ri­que­ment, on sent que les gens qui sont là aujourd’hui changent de dis­cours, sont mal à l’aise par rap­port à ce que leurs pré­dé­ces­seurs leur ont don­né. Le Par­le­ment euro­péen, j’ai eu des échos selon les­quels Mar­tin Schulz, le vice-pré­sident, n’est pas content de son bâti­ment. Il voit la dif­fé­rence dans ce qu’exprime le bâti­ment avec Stras­bourg, un Par­le­ment euro­péen construit par l’État. À Bruxelles, il l’a été par un consor­tium de banques. Ça fait toute la dif­fé­rence. Or, je ne crois pas que ce soit une fata­li­té de construire des bâti­ments admi­nis­tra­tifs et poli­tiques sym­bo­liques et ouverts. On devrait être exem­plaire dans la manière dont l’institution poli­tique se repré­sente dans l’espace public. Cela dépend d’une volon­té politique.

Il y a donc des signes qui montrent qu’on va vers un mieux dans ce sens ?

Les choses bougent petit à petit. On attend par exemple la réa­li­sa­tion du pro­jet de Xaveer de Gey­ter, un archi­tecte sur le rond point-Schu­man. Pour l’instant on ne peut être que dégoû­té, c’est le degré zéro de l’aménagement de l’espace public ! Cet archi­tecte sou­hai­te­rait créer sur cet espace une sorte de Par­le­ment en plein air qui don­ne­rait à tout Euro­péen l’idée qu’il est accueilli dans un espace citoyen. Ça va nor­ma­le­ment se faire dans les années qui viennent et ceci montre qu’il y a une prise de conscience de la part des acteurs que cette construc­tion très défen­sive de l’espace public, pro­ba­ble­ment héri­tée de l’urbanisme des années 60 et/ou de la réac­tion face aux atten­tats du 11 sep­tembre, n’est plus tenable en soi dans un quar­tier aus­si cen­tral. Et qu’il faut bien répondre à une demande en matière de sym­bo­lique, de sym­bole à cause de la fonc­tion de Capi­tale que pos­sède Bruxelles.

Comment le quartier européen s’agence-t-il avec le reste de la ville ?

Dans le quar­tier euro­péen, il y a une concen­tra­tion très forte de l’administration euro­péenne dans un péri­mètre bien défi­nie. Et puis, en mitoyen­ne­té directe avec ce quar­tier admi­nis­tra­tif, il y a une bande de bâti dans lequel on va retrou­ver des fonc­tions qui vont faire tam­pon avec le tis­su rési­den­tiel bruxel­lois, les hôtels, les lob­bies, les appar­tho­tel, des loge­ments meu­blés à louer pour un an. Et puis au delà de ces bandes, les quar­tiers véri­ta­ble­ment habi­té. Un sys­tème qui s’est mis en place de manière non pla­ni­fiée, un peu « natu­rel­le­ment ». C’est le mar­ché qui a condi­tion­né cette manière d’occuper l’espace : le quar­tier admi­nis­tra­tif euro­péen, une cou­ronne autour d’habitat tem­po­raire, de bureaux des lob­bies, des repré­sen­ta­tions des régions, et puis des quar­tiers habi­tés. Il y a une sorte de géo­gra­phie euro­péenne, qui s’est ins­tal­lée dans le quar­tier mais aus­si dans sa pre­mière périphérie.

Avec une barrière symbolique donc qui empêche l’intégration du quartier dans la ville ?

Une inté­gra­tion, il n’en faut pas une néces­sai­re­ment. Tout le monde ne va pas dans tous les quar­tiers à Bruxelles. Il y a des quar­tiers spé­cia­li­sés : por­tuaires, indus­triels, de riches, de relé­ga­tion. Le pro­blème du quar­tier euro­péen c’est que c’est un quar­tier cen­tral, extrê­me­ment bien des­ser­vi, avec deux gares, le métro, énor­mé­ment de lignes de bus. Une sorte de double du centre ‑ville dans lequel il y a très peu de fonc­tion urbaine autre que celles des ins­ti­tu­tions euro­péennes. Je pense pas qu’il y ait un pro­blème de loge­ment dans le quar­tier euro­péen, ce n’est pas le loge­ment qui fait la via­bi­li­té d’une ville mais ce sont les équi­pe­ments, les com­merces, les écoles, les théâtres, tout ce qui par­ti­cipe à l’animation et au fait qu’un quar­tier est inté­gré ou pas. Dans le quar­tier euro­péen, tout cela est absent, ce qui est un peu para­doxal par rap­port à la proxi­mi­té au centre ville, une acces­si­bi­li­té for­mi­dable, et fina­le­ment très peu de choses à y faire.

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