On considère souvent les institutions européennes comme une évidence, qu’elles ont toujours été là. Dans le fond, pourquoi les institutions européennes se sont installées à Bruxelles ?
Je dirais que très concrètement physiquement, c’est les années 50 où a eu lieu une tentative d’organiser leur implantation pour des questions très pragmatiques, ça se passera à côté du rond-point Schuman, parce qu’il y a là des bureaux et des bâtiments qui sont libres. Mais intellectuellement, c’était une idée qui était présente dans l’esprit des élites politiques belges depuis la fin du 19e siècle — début 20e siècle. Dès le 19e siècle, Léopold II rêve de faire de Bruxelles une ville mondiale. C’est à mettre en parallèle avec son esprit colonialiste, il veut rendre Bruxelles aussi intéressante et attractive pour les intellectuels d’Europe que Paris. Il y a cette idée dans les milieux intellectuels et politiques belges qu’il faut d’une manière ou d’une autre donner une dimension internationale. La construction européenne est l’occasion de rencontrer cet objectif. Il y a une très grande convergence de vue au niveau politique au début des années 50 pour accueillir d’une manière ou d’une autre les institutions européennes à Bruxelles.
On sait que Bruxelles a une grande tradition de faire table rase de certain quartier et d’en déloger des habitants, est-ce que ça a été le cas pour le quartier européen ?
Oui et non. Il y a des quartiers bruxellois où leur destruction a été entièrement planifiée comme le quartier Nord par exemple où un projet d’urbanisme rendait inévitable la démolition d’un tissu urbain populaire et industriel. Il y avait l’idée de construire une autre sorte de ville que la ville qui existait. Tout a été absolument démoli. Dans le quartier européen, il n’y a pas eu de plan, de grands projet pour redessiner le quartier. La transformation s’est faite de manière progressive et dans la trame urbaine héritée du quartier Léopold au 19e siècle, à quelques exceptions près comme le Bâtiment Justus Lipsius, le grand bâtiment du Conseil des ministres. C’est donc un nouveau bâti qui va se substituer à un bâti plus ancien. Mais la trame viaire, la trame des rues, le système des squares comme les squares de Meeûs, ou le square Frère-Orban, sont maintenus. Enfin, il y a cependant quelques exceptions à cette conservation du tissu urbain. Le Justus Lipsius, un gigantesque bâtiment de la rue Belliard jusqu’à la rue de la Loi et puis le Parlement européen, l’autre énorme complexe administratif, qui vas se construire sur des voies de chemins de fers ou à l’emplacement d’anciennes brasseries.
Donc le quartier ne s’est pas tellement transformé à cause des institutions…
En fait, la transformation du quartier Léopold est due à plusieurs facteurs. D’une part, la crise de la domesticité et de la nécessité pour la bourgeoisie de trouver une nouvelle forme d’habitat plus moderne. Les hôtels de maître de ce quartier vont à partir des années 30 être remplacés par des résidences c’est-à-dire des immeubles à appartements. D’autre part, la proximité du quartier Léopold à côté du Parc royal c’est-à-dire près du Sénat, le Parlement, le Palais royal, avec l’implantation de ministères va installer cette zone comme une zone administrative. L’implantation progressive des différentes institutions européennes va ensuite également contribuer à cette transformation.
Que peut-on reprocher aux institutions européennes en termes d’urbanisme ?
Dans le quartier européen, on a un espace public particulièrement inhospitalier. À quelques exceptions près comme le Parc Léopold et les squares, l’espace public a été aménagé, de manière consciente ou inconsciente, en vue de contrôler ce qu’il s’y passait. On a des espaces publics dans lesquels on ne peut rien faire à part bouger : des espaces de flux, les autoroutes urbaines, la rue de la Loi, la rue Belliard. Mais aussi des tas d’autres espaces publics inhospitaliers dans lesquels on est également dans la mobilité, par exemple des places remplies d’obstacles qui empêchent que d’autres usages puissent s’y faire. Place Jean Rey, il y a des fontaines sur absolument toute l’étendue de la place. Elles peuvent être activées de manière à empêcher une manifestation ! On constate l’installation de beaucoup de mobilier urbain de ce genre qui certes protègent les bâtiments européens, mais fabriquent également un espace public qui fait penser aux théories urbaines du Defensible spaces de Oscar Newman. Un espace public défensif, qui n’est pas conçu pour accueillir ou héberger des usages mais au contraire pour contrôler voire rejeter toutes sortes d’usages possibles.
Ça se constate également dans les bâtiments ?
On a le plus souvent une architecture de murs-rideaux, sans épaisseur, qui va réfléchir au passant sa propre image, il y a peu d’interaction, peu d’interface. C’est quelque chose d’assez récurrent dans les constructions neuves ou héritées des années 60 et 70 d‘avoir une architecture assez hostile. Y compris par exemple dans le Parlement européen avec des constructions qui donnent sur la dalle, face à des murs aveugles de 4m50 de haut. On ne voit pas ce qu’il se passe à l’intérieur et les gens à l’intérieur ne voient pas la rue, se protègent de l’extérieur. Là-encore des constructions très défensives qui rejettent toute possibilité d’usages. Ainsi, le mail, un « espace déchet », aurait pu être un formidable espace de rassemblement, de démonstration, de représentation. Mais c’est au contraire, un espace au-dessus d’une gare, en pente, venteux, pas du tout fait pour accueillir de la sociabilité urbaine… Signe révélateur : le recouvrement de sol n’a pas été pensé pour pouvoir accueillir des évènements, dès qu’il se passe quelque chose, il y a des problèmes, des dalles éclatées.
Au pied du Berleymont, le bâtiment de la Commission européenne, il y avait auparavant des plans d’eau, un espace ouvert, dans lequel tout un chacun pouvait se promener. Après le réaménagement du bâtiment, au niveau du sol, ce plan d’eau a complètement disparu et une grande rampe a remplacé cet espace. Or, une rampe, par définition, est un espace où on ne peut pas rester, c’est un plan incliné. On est obligé de descendre ou de monter, bref de circuler. On peut encore penser au bâtiment Lex 2000 avec ses piliers tous les 5 – 6 mètres bardés de caméras qui filment la rue donnant l’impression que l’espace public dans lequel on se trouve est surveillé partout en permanence. C’est certes une tendance plus globale qu’on voit partout mais disons qu’elle est caricaturale dans le quartier européen.
Est-ce que ce n’est pas le cas de tous les bâtiments officiels ce côté « château-fort » ?
Oui et non. Si on compare Bruxelles à Berlin, redevenue capitale en 1989, on a toute une série de bâtiments construits à peu près au même moment que les bâtiments européens à Bruxelles. La construction du Parlement pourrait être comparée avec la réhabilitation du Reichstag. À Berlin, on peut rentrer dans le bâtiment, aller dans la coupole et avoir une vue sur la ville mais surtout voir l’hémicycle du Parlement qui se trouve en dessous. À Bruxelles, il n’y a rien. Le visiteur rentre dans le bâtiment par une porte dérobée, un peu comme un voleur, il n’y pas grand chose à lui montrer. Le bâtiment n’a d’ailleurs pas été conçu dans l’idée de lui montrer ce qu’est la démocratie.
Pour quelles raisons ne retrouve-t-on pas cette culture de l’accueil dans les bâtiments européens ?
Notamment parce qu’à Bruxelles, ce ne sont pas les institutions européennes qui ont décidé de construire les bâtiments pour elles-mêmes. C’est la promotion immobilière qui a pris en charge la plupart du temps la construction de bâtiments et bureaux qui n’étaient d’ailleurs pas forcément destinés aux institutions européennes. Le Parlement européen devait être à la base un centre international de congrès ! On sait aussi qu’on l’a présenté comme tel parce qu’on ne pouvait pas dire qu’on allait construire un parlement européen pour ne pas froisser les Français… L’État belge s’est déchargé sur les banques qui ont construit ce complexe pour des questions de facilités politiques. C’est un coup politique réussi de ramener le parlement européen à Bruxelles, fallait le faire quand même ! On a piqué aux Français le Parlement européen et installé Bruxelles comme capitale européenne ! Mais d’un point de vue urbanistique, ce n’est pas une réussite, on a sacrifié beaucoup de choses pour le faire.
Donc, les pouvoirs publics n’ont pas mis un cahier des charges qui inclurait notamment l’accueil du public et le privé n’a pas jugé utile de le faire…
Non, c’est toujours plus compliqué de prévoir l’accueil du public. L’architecture qu’on a là, c’est une architecture de banque, de bureaux. Les bâtiments du Parlement me rappellent des complexes bancaires, des murs de verre, une monumentalité classique, avec une symétrie qui ne dit rien sur la fonction de l’édifice. Au contraire, à Strasbourg, on a un édifice, en verre également, mais avec tout un jeu sur la visibilité de l’hémicycle qui le soir est entièrement visible, éclairé de l’intérieur, on ne voit quasiment plus la paroi de verre, on voit le mouvement et ce qu’il s’y passe à l’intérieur. À Bruxelles, on a l’impression qu’on est dans le coffre-fort de Picsou et qu’à l’intérieur des gens comptent leur argent… je caricature à peine (rires).
Au risque d’ailleurs de renforcer cette idée que la politique européenne se fait dans le dos des citoyens…
Oui, je pense que les citoyens européens sont d’ailleurs assez surpris de ces bâtiments. À chaque fois que je fais des tours, ils sont assez surpris de voir comment l’Europe se représente. C’est une sorte de lieu de pèlerinage dans l’inconscient européen, les gens sont contents de venir ici, viennent avec beaucoup d’espoir et sont surpris pour ne pas dire déçus voire choqués… En fait, il n’y a rien d’autres à voir que des immeubles de bureaux fermés. Néanmoins, depuis un moment, on essaye de travailler sur une dimension plus touristique : le Parlementarium ou encore un projet de musée sur l’histoire de la construction européenne mais ça met le temps…
Le discours des institutions européennes, exhorte sans cesse à rapprocher les institutions des citoyens, il y a là comme une contradiction ?
Il y a une contradiction historiquement, on sent que les gens qui sont là aujourd’hui changent de discours, sont mal à l’aise par rapport à ce que leurs prédécesseurs leur ont donné. Le Parlement européen, j’ai eu des échos selon lesquels Martin Schulz, le vice-président, n’est pas content de son bâtiment. Il voit la différence dans ce qu’exprime le bâtiment avec Strasbourg, un Parlement européen construit par l’État. À Bruxelles, il l’a été par un consortium de banques. Ça fait toute la différence. Or, je ne crois pas que ce soit une fatalité de construire des bâtiments administratifs et politiques symboliques et ouverts. On devrait être exemplaire dans la manière dont l’institution politique se représente dans l’espace public. Cela dépend d’une volonté politique.
Il y a donc des signes qui montrent qu’on va vers un mieux dans ce sens ?
Les choses bougent petit à petit. On attend par exemple la réalisation du projet de Xaveer de Geyter, un architecte sur le rond point-Schuman. Pour l’instant on ne peut être que dégoûté, c’est le degré zéro de l’aménagement de l’espace public ! Cet architecte souhaiterait créer sur cet espace une sorte de Parlement en plein air qui donnerait à tout Européen l’idée qu’il est accueilli dans un espace citoyen. Ça va normalement se faire dans les années qui viennent et ceci montre qu’il y a une prise de conscience de la part des acteurs que cette construction très défensive de l’espace public, probablement héritée de l’urbanisme des années 60 et/ou de la réaction face aux attentats du 11 septembre, n’est plus tenable en soi dans un quartier aussi central. Et qu’il faut bien répondre à une demande en matière de symbolique, de symbole à cause de la fonction de Capitale que possède Bruxelles.
Comment le quartier européen s’agence-t-il avec le reste de la ville ?
Dans le quartier européen, il y a une concentration très forte de l’administration européenne dans un périmètre bien définie. Et puis, en mitoyenneté directe avec ce quartier administratif, il y a une bande de bâti dans lequel on va retrouver des fonctions qui vont faire tampon avec le tissu résidentiel bruxellois, les hôtels, les lobbies, les apparthotel, des logements meublés à louer pour un an. Et puis au delà de ces bandes, les quartiers véritablement habité. Un système qui s’est mis en place de manière non planifiée, un peu « naturellement ». C’est le marché qui a conditionné cette manière d’occuper l’espace : le quartier administratif européen, une couronne autour d’habitat temporaire, de bureaux des lobbies, des représentations des régions, et puis des quartiers habités. Il y a une sorte de géographie européenne, qui s’est installée dans le quartier mais aussi dans sa première périphérie.
Avec une barrière symbolique donc qui empêche l’intégration du quartier dans la ville ?
Une intégration, il n’en faut pas une nécessairement. Tout le monde ne va pas dans tous les quartiers à Bruxelles. Il y a des quartiers spécialisés : portuaires, industriels, de riches, de relégation. Le problème du quartier européen c’est que c’est un quartier central, extrêmement bien desservi, avec deux gares, le métro, énormément de lignes de bus. Une sorte de double du centre ‑ville dans lequel il y a très peu de fonction urbaine autre que celles des institutions européennes. Je pense pas qu’il y ait un problème de logement dans le quartier européen, ce n’est pas le logement qui fait la viabilité d’une ville mais ce sont les équipements, les commerces, les écoles, les théâtres, tout ce qui participe à l’animation et au fait qu’un quartier est intégré ou pas. Dans le quartier européen, tout cela est absent, ce qui est un peu paradoxal par rapport à la proximité au centre ville, une accessibilité formidable, et finalement très peu de choses à y faire.