Bernard Maris est mort le 7 janvier 2015 dans l’attentat contre le journal Charlie Hebdo. Économiste original et essayiste subtil, Bernard Maris portait un regard aigu sur nombre d’aspects de notre modernité au travers des sciences humaines et de la création artistique. Éditorialiste à Charlie Hebdo sous le pseudonyme d’Oncle Bernard, Jean Cornil l’avait rencontré chez lui à Paris, quelques mois avant son assassinat, avec l’équipe du Centre Laïque de l’Audiovisuel dans le cadre des entretiens du Centre d’Action Laïque. Ses propos résonnent aujourd’hui en regard d’une profonde tristesse, d’un humanisme exemplaire et d’une actualité tragique.
Dans un éditorial pour le numéro spécial de Charlie Hebdo sur la laïcité vous écriviez : « Les temps sont durs pour la laïcité non à cause du retour du religieux mais à cause de l’effondrement du social ». Qu’est-ce que vous vouliez dire par cette formule ?
On peut croire que la laïcité est l’ennemi de la religion ou des religions. Mais en fait, la laïcité est tolérante vis-à-vis des religions a priori et la laïcité est un besoin de fraternité, un besoin de considérer les autres de façon égale. Mais malheureusement, la crise économique, le développement des inégalités, la hiérarchisation des revenus font que ce sentiment de fraternité et d’égalité se délite dans la société. Ce qui fait que l’ennemi de la laïcité à mon avis n’est pas tellement le religieux en ce moment puisque les religions, surtout en France depuis la Loi de 1905, ont toujours fait bon ménage avec l’esprit laïc français. C’est plutôt l’effondrement social et le fait que l’accroissement des inégalités ait créé des antagonismes, des haines, des refus de l’autre. Tout cela peut se traduire par un retour du religieux extrémiste. C’est possible mais ce n’est pas a priori la religion qui est l’ennemi de la laïcité.
L’ennemi, c’est le communautarisme ?
C’est plutôt le fait que lorsqu’on est dans la difficulté, lorsqu’on est dans le malheur économique, les tendances altruistes et fraternelles ne se feront pas et ne vont pas bien. La laïcité a été inventée pour arriver à fusionner ces deux choses un peu incompatibles que sont l’égalité et la liberté : la liberté donne beaucoup d’inégalités et l’égalité est parfois un ennemi de la liberté. C’est pour cette raison que les révolutionnaires français et ensuite les laïcs ont inventé la fraternité qui est vraiment le mot d’ordre essentiel de la laïcité. Et c’est vrai que dans des conditions difficiles, c’est l’altruisme qui disparaît.
Vous intitulez votre édito « la laïcité ou la fraternité anonyme ». Que signifie cette expression ?
C’est exactement le rêve laïc. Le rêve chrétien de tendre l’autre joue lorsque mon ennemi me frappe est quelque chose d’extraordinaire mais de totalement impossible disait Freud : lorsque je me fais frapper, j’ai plutôt envie de frapper. C’est un rêve absolu. Les socialistes et les francs-maçons, qui ont un peu inventé la laïcité, n’avaient pas de rêve chrétien à leur disposition. Ils ont donc inventé une sorte de fraternité laïque, enfin indépendante de la religion qui se traduit dans l’altruisme, dans le désir d’aider l’autre qui existe profondément dans la nature humaine. La nature humaine a un penchant égoïste, violent très fort, mais elle a aussi un penchant altruiste. Chaque fois que vous avez un type qui se noie, vous avez toujours un brave type qui va se précipiter pour essayer de le sauver, c’est bizarre. Darwin disait que c’est par l’altruisme que l’espèce humaine était devenue supérieure aux autres. C’est grâce à l’altruisme qui est inscrit dans notre génétique que nous sommes devenus une espèce totalement supérieure aux autres et que nous ignorons justement la loi de la jungle dont les libéraux voudraient pourtant faire un paradigme.
Donc, la laïcité est fondée sur ce besoin d’altruisme et ce désir d’altruisme, sur cette fraternité. Et c’est exactement la laïcité. C’est la fraternité de tout le monde, la fraternité anonyme et je dirais même plus que cette fraternité anonyme existe dans le peuple. C’est ce que George Orwell appelait la « common decency ». Et cette common decency contient une part de fraternité et d’altruisme qui fait que l’on a envie d’aider l’autre a priori.
Dans l’un de vos Antimanuels d’économie, vous vous demandez : « le capitalisme a‑t-il vocation à absorber toute métaphysique, toute religion, toute foi, toute superstition, jusqu’à devenir la superstition suprême ? » et vous répondez « oui »…
C’est vrai. Ce que l’écrivaine Viviane Forrester avait appelé « l’horreur économique », c’est-à-dire le fait que la relation marchande a tendance à se substituer à toute autre relation et à absorber tout autre type de relation. La relation marchande ne supporte pas qu’il y ait des relations qui ne soient pas marchandes, des relations d’affection, d’amour, d’amitié, de hiérarchie, d’adoubement, de vassalité, d’honneur. Toutes ces relations sont des relations qui sont insupportables pour la relation marchande qui est une fausse relation d’égalité qui passe par l’argent. Il y a une belle phrase de Simmel qui dit « l’argent c’est ce qui permet de ne pas regarder les autres dans les yeux ». Or, justement, l’humanité est faite pour regarder les autres dans les yeux. Et, profondément, nous sommes des humains qui regardons les autres dans les yeux, qui avons quelque chose à leur dire en les regardant dans les yeux. Et cela le marché ne supporte pas.
Vous êtes donc très inquiet sur l’évolution du capitalisme aujourd’hui, sur la marchandisation, la transformation de toute valeur d’usage en valeur d’échange ?
Tout le progrès technique va vers l’hyper-narcissisme et l’hyper-individualisation. Ce type de société, d’une dureté impitoyable, provoque une solitude absolue. Le marché est une société extrêmement dure qui offre beaucoup de jouets aux jeunes gens, on les voit tous pianoter dans le métro sur leur smartphone, dans leur isolement, dans leur bulle. C’est vraiment un stade infantile le capitalisme. Ce n’est pas une société mature la société capitaliste parce qu’elle surfe sur un besoin infini, renouvelé de façon permanente. Le fait que l’on détruise du lien social, c’est quelque chose de très pernicieux, et à terme de très dangereux : c’est porteur d’une grande violence et assez suicidaire. Je pense que cette société, qui détruit systématiquement l’altruisme, la coopération, la fraternité, est extrêmement suicidaire.
Vous avez écrit, avec Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort. En quoi Freud peut-il nous aider à mieux comprendre cette société capitaliste qui ne cesse de se développer ?
Il y a un très bel ouvrage de Freud qui s’appelle Malaise dans la civilisation qui est un peu une histoire de nos sociétés. Ce qu’il faut savoir c’est que Freud a été introduit en Angleterre par Keynes et ses amis. Keynes était un très grand lecteur de Freud. Donc on ne peut pas comprendre l’œuvre de Keynes si on ne sait pas qu’il était très imprégné par Freud. Par exemple quand il parle de « dépression économique », il fait référence au terme de « dépression » utilisé par Freud.
Freud nous aide et a beaucoup aidé Keynes à comprendre deux choses.
La première chose, c’est le caractère infantile du capitalisme, le fait que cela ne s’arrêtera jamais, que cela ne peut pas s’arrêter. Il n’y a jamais de saturation, il y aura toujours de nouveaux besoins parce que l’on crée de nouveaux besoins par des objets jetables, par la destruction créatrice, du fait que l’on a toujours besoin d’autres choses, par l’envie. C’est un processus qui ne peut jamais s’arrêter.
Et deuxièmement, c’est un processus mortifère. C’est pour cela que Keynes utilisait le mythe du Roi Midas qui, à force de désirer de l’or, finissait par mourir parce tout ce qu’il touchait se transformait en or. C’est un peu la fable des Indiens d’Amérique qui disaient aux colons : « Lorsque vous aurez tout vendu vous vous rendrez compte qu’on ne peut pas vendre ce que l’on mange ; lorsque vous aurez vendu toute la terre, vous vous rendrez compte que vous aurez perdu tout ce qui vous nourrit et tout ce qui vous fait exister ».
Freud le dit très bien, chez nous, la pulsion de mort est combattue par l’éducation, par la société, par la culture, par la technique qui est une des premières formes de la culture. Mais plus on combat cette pulsion de mort par la technique et par la culture, plus on la refoule, et plus elle aura tendance à exploser. Ce qui fait que l’on a tendance à empiler de plus en plus de couches, si je puis dire, de techniques et de civilisations pour brider cette pulsion de mort. Ce qui fait que l’humanité est condamnée à croître infiniment dans la technique, dans l’accumulation pour brider infiniment sa pulsion de mort. Et ce, jusqu’à ce que cette pulsion de mort se retourne malheureusement contre elle-même et qu’elle arrive à détruire ce qu’elle est, c’est-à-dire la vie.
Voulez-vous dire qu’aujourd’hui la limite ce n’est plus l’homme, la limite c’est la biosphère, les écosystèmes ?
C’est cela que l’on a pressenti depuis longtemps, c’est ce qu’avait pressenti Malthus. Il avait pressenti qu’à terme la terre serait un immense bidonville où il y aurait très peu de riches. Le magnifique roman de Houellebecq La possibilité d’une île, c’est une métaphore de Malthus : très peu de riches et une infinité de gens extrêmement pauvres qui seraient en train de se battre et qui auraient très peu pour vivre. Le mythe capitaliste est de dire que la productivité sera telle que l’on arrivera toujours à vaincre la rareté. Que la rareté n’existe pas. Que nous irons vers l’abondance par la productivité. Or, c’est tout l’inverse qui se produit.
En fait, nous sommes en train de raréfier le monde, nous sommes en train de creuser notre tombe en rendant les ressources de plus en plus rares et nous avons beau lutter contre le temps — c’est vrai que nous allongeons un petit peu notre espérance de vie — à terme, nous allons réduire cette espérance de vie et nous allons finir par mourir.
Lévi-Strauss aussi est très pessimiste là-dessus. Il disait que la promiscuité, et l’étouffement feront que les hommes ne se supporteront plus. Il y aura donc un déchainement de violence et l’on retrouvera les vieux fléaux malthusiens : la guerre et la maladie. C’est vrai que l’humanité n’est pas raisonnable. Ce qui me frappe, c’est cette lucidité aveugle, c’est que nous sommes absolument lucides et en même temps nous ne voulons pas voir ce que nous voyons et nous ne voulons pas nous arrêter, nous n’y croyons pas vraiment. Nous le savons mais nous n’y croyons pas. Nous fermons les yeux et nous nous lançons toujours plus loin dans cette accumulation qui fait que nous courons à notre perte. Nous sommes un peu le Titanic.
En quoi Keynes et Marx, dans ces premières années du nouveau millénaire face à ce capitalisme, peuvent redevenir des référents politiques, des référents économiques pour réorienter l’action des États en Europe occidentale ?
Je dirais plus encore. Marx était optimiste, c’est-à-dire qu’il pensait que le développement des forces productives ferait que finalement l’humanité arriverait à un stade de fraternité. C’est pour cela que c’est un pseudo chrétien comme beaucoup de socialistes. Le problème des socialistes c’est qu’ils ont perdu le paradis que leur promettaient les chrétiens et donc ils ont essayé de créer un paradis terrestre.
Keynes a écrit un livre qui s’appelle Perspectives pour mes petits enfants. Il disait à peu près cela : la chance qu’auront mes petits-enfants, c’est qu’ils ne travailleront presque plus, qu’ils pourront se consacrer à ce qui fait le sel de la vie c’est-à-dire les arts, l’amitié, dire du mal des amis et avoir des amants, et des choses comme cela… Or, ce n’est pas cela qui se passe ! Nous sommes au contraire entraînés dans une course à la productivité toujours plus phénoménale avec un monde qui nous étouffe petit à petit, nous sentons bien que cela se rétrécit. Voilà à quoi il pouvait nous aider. Il avait aussi pensé que la dette nous tuerait un jour, que la dette était la chose la plus horrible qui pouvait arriver à des États et que l’on ne pourrait jamais rembourser ces dettes du fait des intérêts cumulés. Si vous regardez ce qui se passe en France, vous avez la moitié de la dette qui s’explique par des intérêts cumulés. Il disait que c’était une horreur. Le taux d’intérêt c’était l’abomination et la désolation. Keynes disait qu’il fallait « euthanasier le rentier », la personne qui ne vit que du taux d’intérêt.
On préfère accumuler du capital, épargner comme pour se créer une espérance d’immortalité… ?
C’est ce que disait Max Weber : le capitaliste c’est l’homme le plus riche du cimetière. Le capitaliste a été inventé par les protestants. C’est celui qui dit : je n’accumule pas pour moi bien sûr parce que je ne suis pas intéressé, j’accumule pour mes enfants. J’arrive donc avec un immense héritage que je leur laisse au moment d’arriver au cimetière et d’être enterré. Ce qui est faux, il a accumulé pour lui toute sa vie bien sûr parce qu’il n’a pas voulu vivre, il a préféré épargner, il a refusé de vivre.
Que peut nous apprendre la littérature ?
Les écrivains sont des devins. Ils ont la prescience de ce qui va se passer. Ils ont la science de ce qui se passe et que nous ne voyons pas, de ce qui est en train de se passer chez nous et que nous ne percevons pas. Et aussi les poètes. Les peintres d’une certaine manière. Surtout les écrivains qui sont des espèces de sociologues divinatoires, avec un peu la magie de pouvoir deviner ce qui se passe vraiment dans une société.
Les artistes sont pour moi des sentinelles, ce sont des vigies, ce sont eux qui sont à la proue du bateau et qui voient arriver l’iceberg. Eux, ils le voient. Il y a un très beau tableau de Dalí qui s’appelle Prémonition de la guerre civile. Rien que le titre est extraordinaire. Donc, les artistes pressentent ce qui se passe, ce sont des gens d’une utilité totale. Je pense qu’on a besoin de chercheurs, de savants, de médecins, etc., et puis il y a des travaux qui ne sont peut-être pas parasitaires mais disons que la « com’ », tous les gens qui se réunissent et qui font bosser les autres, la publicité, tout cela, c’est profondément inutile… C’est vraiment le talon de fer du marché qui s’exprime au travers de la publicité.