Est-ce que l’on peut dire que vous êtes un philosophe en lutte contre le capitalisme autodestructeur, contre la calculabilité généralisée, contre la misère symbolique. Vous êtes un philosophe engagé dans la cité pour un autre modèle de société ?
Je suis un philosophe. Je pense que les philosophes sont toujours en lutte d’une manière ou d’une autre contre un état de fait face auquel il voudrait faire valoir un état de droit, un état de droit qui est requis face à une situation qui devient insupportable.
Oui, je suis en lutte contre ce que j’appelle l’incurie, contre ce que j’appelle le populisme industriel, le capitalisme pulsionnel.
Après, mon rapport au capitalisme est complexe : je ne crois pas comme certains, que le capitalisme est mort. Je pense qu’il est effectivement devenu autodestructeur et qu’il ne faut pas le laisser développer cette tendance autodestructrice parce que c’est nous qui sommes détruits par cette autodestruction et pas seulement le capitalisme lui-même.
Mais je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui une alternative non capitaliste réellement accessible dans les dix prochaines années qui viennent. Ce que je crois, c’est que la grande question d’aujourd’hui est la mutation industrielle.
Vous écrivez : « on entre au fond dans la deuxièle phase de prolétarisation, les ouvriers perdent le savoir-faire et les consommateurs perdent leur savoir-vivre ». Ce sont les conséquences existentielles de cette phénoménale et gigantesque mutation industrielle que nous vivons ?
J’y ajouterais même que les concepteurs y perdent leur savoir-penser et concevoir. Je me suis beaucoup penché ces dernières années sur le cas d’Alan Greenspan et son système de défense lorsque la Chambre des Représentants à Washington lui a demandé d’expliquer comment il avait pu laisser les subprimes, Lehman Brothers et Bernard Madoff devenir finalement la réalité effective du système financier américain ? Il a répondu qu’il n’y comprenait rien. C’est, pour reprendre le vocabulaire de l’économiste indien Amartya Sen, un processus d’incapacitation, la perte de capacitation c’est-à-dire de la capacité intellectuelle à comprendre et donc une impuissance à faire.
Nous sommes face à une prolétarisation du savoir ?
Au 21e siècle, cette prolétarisation se produit avec l’automatisation numérique où de plus en plus, ce sont des robots qui prennent les décisions. Paul Virilio a soulevé très intelligemment cette question dans son plus grand livre « Vitesse et politique » lorsqu’il disait que si on voulait bien interpréter la négociation qui a eu lieu entre Brejnev et Nixon en 1972 sur le désarmement nucléaire, il fallait comprendre qu’ils avaient parfaitement conscience du fait que le système était devenu totalement automatique : la guerre ne sera décidée ni par l’Union soviétique ni par les Etats-Unis mais par un robot. Le système est arrivé avec des performances de vitesse tellement grandes que les militaires ne peuvent plus prendre des décisions et encore moins les chefs d’Etat.
Ce sont les robots qui prennent les décisions aujourd’hui dans le système financier !
Vous voulez dire de vente, d’achat d’actions, de titres… ?
Pas seulement, de plus en plus de choses. Si par exemple, vous êtes un taximan et que vous avez la dangereuse habitude de vous soumettre à votre GPS désormais articulé sur un système de temps réel, en fait, vous êtes téléguidés par un système. Et personne ne commande ce système. C’est purement une sommation de systèmes d’observation, de capteurs… c’est extrêmement dangereux.
Tout cela c’est un processus qui actuellement produit ce que j’appelle une incapacitation généralisée où il n’y a plus de décisions humaines. Les êtres humains ne prennent plus de décisions. C’est une espèce de mécanisme aveugle qui se déroule et qui est soumis à simplement une règle : l’augmentation des produits spéculatifs. C’est l’exclusif critère de décisions qui est confié à ces machines.
Internet rend-il bête ?
Je dis qu’internet, comme l’écriture, est un pharmakon : à la fois un poison et un remède. C’est un poison parce que, comme le dit Platon à propos de l’écriture, il peut me priver de mémoire et il peut m’empêcher de penser par moi-même.
Je crois, comme Nicholas Carr, qu’internet peut nous rendre bêtes mais, je crois qu’il peut aussi nous rendre beaucoup plus intelligents, surtout que l’intelligence c’est du collectif. Et qu’internet est un espace collaboratif et collectif de publication. Internet est une machine de publication.
C’est cela que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. La question est de savoir comment est-ce que nous faisons de ce bouleversement un rebond et une nouvelle histoire, un nouvel épisode de l’histoire de l’humanité pour lutter contre ce que j’appelle la mécroissance. La mécroissance est une façon de vivre devenue toxique pour la planète dont tout le monde sait qu’elle n’est pas soutenable parce que cette mécroissance est le résultat d’un consumérisme qui a transformé le désir en addiction. Ce qui fait que les gens ne sont pas heureux de consommer mais consomment quand même parce qu’ils n’ont plus rien d’autre à faire dans la vie. Ils ne savent plus pratiquer la convivialité et recevoir des amis chez eux. Ils ne savent plus élever leurs enfants. Ils ne savent plus voyager tout seuls. Ils ne savent plus conduire leur voiture sans un GPS ou vivre sans un téléphone portable. Ils ne savent plus rien faire du tout. Ils sont devenus addicts. Et le marketing exploite cette addiction à un point tel que c’est quasiment le premier sujet en psychopathologie aujourd’hui dans les hôpitaux.
Par où commencer pour refonder le monde ? Par l’école, par l’éducation ?
Partout à la fois. Il faut travailler sur les enfants. Je vais d’ailleurs bientôt faire au Théâtre de la Colline une réunion sur l’enfance en danger. Le nouveau Président de la République française, François Hollande, veut développer une politique de la jeunesse et je m’en réjouis beaucoup. Mais je voudrais essayer de dire à ce nouveau Gouvernement que s’il veut vraiment faire cela, il faut qu’il attaque les vrais problèmes.
Aujourd’hui, les enfants n’ont plus le droit d’avoir une enfance. Ils sont privés d’enfance parce qu’ils sont privés de rapport à leurs parents. Les médias sont tellement imposants et font tellement n’importe quoi qu’ils détruisent l’appareil psychique des enfants. Par exemple, dans les classes populaires, les enfants n’ont plus droit au processus d’identification primaire. Dans les classes aisées, oui, parce que les parents sont plus cultivés et ils font très attention. Quoi qu’il en soit, il faut travailler à ce niveau-là. Je soutiens que le modèle du logiciel libre est un logiciel contributif d’investissements qui est extraordinairement producteur d’intelligences collectives, de motivations, d’implications. Je dis cela en connaissance de cause : cela fait 20 ans que je travaille avec des ingénieurs qui sont dans ce modèle-là et moi-même je développe des choses dans ce modèle. Mais je travaille aussi sur des modèles d’énergie contributive, des banques contributives, ce que l’on appelle des coopératives bancaires. Et je crois qu’il faut réinvestir tout cela non pas, comme disait Edgar Morin, à la marge, pour le tiers secteur, mais dans tous les aspects, dans tous les domaines.
Votre « manifeste de Ars Industrialis » commence-t-il à être entendu ?
Il est de plus en plus entendu. J’ai de plus en plus de discussions avec le monde économique et des grandes structures économiques parce que le monde économique voit bien que le modèle de Ford et du consumérisme du 20e siècle ne fonctionne plus et qu’il faut trouver d’autres processus pour capter non plus les conservateurs mais les acteurs économiques contributeurs.
Il y a quelque chose de nouveau à inventer, c’est là qu’est l’avenir de l’Europe. C’est d’ailleurs ce que dit Jeremy Rifkin. Et si l’Europe ne joue pas cette carte, elle est fichue. Je dis cela à Bruxelles qui est la capitale de l’Europe. C’est extrêmement important que les citoyens européens mais aussi les acteurs économiques se mobilisent pour obliger leurs responsables politiques à investir dans ce champ.
Vidéo de la conférence de Bernard Stiegler » Comment combattre la bêtise ? » organisée par Présence et Action Culturelles le mardi 8 mai 2012