Bernard Stiegler

Philosophe en lutte

Photo : CC BY 2.0 par Silveira Neto

Ber­nard Stie­gler est un phi­lo­sophe en lutte, auteur, pro­lixe et ins­pi­ré, de réflexions sur des domaines aus­si variés que l’avenir indus­triel, la tech­nique, le numé­rique ou la télé­vi­sion. Il a créé un groupe d’analyse, Ars Indus­tria­lis, doté d’un Mani­feste, pour repen­ser au niveau euro­péen, tout notre rap­port à l’univers du capi­ta­lisme technologique.

Est-ce que l’on peut dire que vous êtes un philosophe en lutte contre le capitalisme autodestructeur, contre la calculabilité généralisée, contre la misère symbolique. Vous êtes un philosophe engagé dans la cité pour un autre modèle de société ?

Je suis un phi­lo­sophe. Je pense que les phi­lo­sophes sont tou­jours en lutte d’une manière ou d’une autre contre un état de fait face auquel il vou­drait faire valoir un état de droit, un état de droit qui est requis face à une situa­tion qui devient insupportable.

Oui, je suis en lutte contre ce que j’appelle l’incurie, contre ce que j’appelle le popu­lisme indus­triel, le capi­ta­lisme pulsionnel.

Après, mon rap­port au capi­ta­lisme est com­plexe : je ne crois pas comme cer­tains, que le capi­ta­lisme est mort. Je pense qu’il est effec­ti­ve­ment deve­nu auto­des­truc­teur et qu’il ne faut pas le lais­ser déve­lop­per cette ten­dance auto­des­truc­trice parce que c’est nous qui sommes détruits par cette auto­des­truc­tion et pas seule­ment le capi­ta­lisme lui-même.

Mais je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui une alter­na­tive non capi­ta­liste réel­le­ment acces­sible dans les dix pro­chaines années qui viennent. Ce que je crois, c’est que la grande ques­tion d’aujourd’hui est la muta­tion industrielle.

Vous écrivez : « on entre au fond dans la deuxièle phase de prolétarisation, les ouvriers perdent le savoir-faire et les consommateurs perdent leur savoir-vivre ». Ce sont les conséquences existentielles de cette phénoménale et gigantesque mutation industrielle que nous vivons ?

J’y ajou­te­rais même que les concep­teurs y perdent leur savoir-pen­ser et conce­voir. Je me suis beau­coup pen­ché ces der­nières années sur le cas d’Alan Greens­pan et son sys­tème de défense lorsque la Chambre des Repré­sen­tants à Washing­ton lui a deman­dé d’expliquer com­ment il avait pu lais­ser les sub­primes, Leh­man Bro­thers et Ber­nard Madoff deve­nir fina­le­ment la réa­li­té effec­tive du sys­tème finan­cier amé­ri­cain ? Il a répon­du qu’il n’y com­pre­nait rien. C’est, pour reprendre le voca­bu­laire de l’économiste indien Amar­tya Sen, un pro­ces­sus d’incapacitation, la perte de capa­ci­ta­tion c’est-à-dire de la capa­ci­té intel­lec­tuelle à com­prendre et donc une impuis­sance à faire.

Nous sommes face à une prolétarisation du savoir ?

Au 21e siècle, cette pro­lé­ta­ri­sa­tion se pro­duit avec l’automatisation numé­rique où de plus en plus, ce sont des robots qui prennent les déci­sions. Paul Viri­lio a sou­le­vé très intel­li­gem­ment cette ques­tion dans son plus grand livre « Vitesse et poli­tique » lorsqu’il disait que si on vou­lait bien inter­pré­ter la négo­cia­tion qui a eu lieu entre Bre­j­nev et Nixon en 1972 sur le désar­me­ment nucléaire, il fal­lait com­prendre qu’ils avaient par­fai­te­ment conscience du fait que le sys­tème était deve­nu tota­le­ment auto­ma­tique : la guerre ne sera déci­dée ni par l’Union sovié­tique ni par les Etats-Unis mais par un robot. Le sys­tème est arri­vé avec des per­for­mances de vitesse tel­le­ment grandes que les mili­taires ne peuvent plus prendre des déci­sions et encore moins les chefs d’Etat.

Ce sont les robots qui prennent les déci­sions aujourd’hui dans le sys­tème financier !

Vous voulez dire de vente, d’achat d’actions, de titres… ?

Pas seule­ment, de plus en plus de choses. Si par exemple, vous êtes un taxi­man et que vous avez la dan­ge­reuse habi­tude de vous sou­mettre à votre GPS désor­mais arti­cu­lé sur un sys­tème de temps réel, en fait, vous êtes télé­gui­dés par un sys­tème. Et per­sonne ne com­mande ce sys­tème. C’est pure­ment une som­ma­tion de sys­tèmes d’observation, de cap­teurs… c’est extrê­me­ment dangereux.

Tout cela c’est un pro­ces­sus qui actuel­le­ment pro­duit ce que j’appelle une inca­pa­ci­ta­tion géné­ra­li­sée où il n’y a plus de déci­sions humaines. Les êtres humains ne prennent plus de déci­sions. C’est une espèce de méca­nisme aveugle qui se déroule et qui est sou­mis à sim­ple­ment une règle : l’augmentation des pro­duits spé­cu­la­tifs. C’est l’exclusif cri­tère de déci­sions qui est confié à ces machines.

Internet rend-il bête ?

Je dis qu’internet, comme l’écriture, est un phar­ma­kon : à la fois un poi­son et un remède. C’est un poi­son parce que, comme le dit Pla­ton à pro­pos de l’écriture, il peut me pri­ver de mémoire et il peut m’empêcher de pen­ser par moi-même.

Je crois, comme Nicho­las Carr, qu’internet peut nous rendre bêtes mais, je crois qu’il peut aus­si nous rendre beau­coup plus intel­li­gents, sur­tout que l’intelligence c’est du col­lec­tif. Et qu’internet est un espace col­la­bo­ra­tif et col­lec­tif de publi­ca­tion. Inter­net est une machine de publication.

C’est cela que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. La ques­tion est de savoir com­ment est-ce que nous fai­sons de ce bou­le­ver­se­ment un rebond et une nou­velle his­toire, un nou­vel épi­sode de l’histoire de l’humanité pour lut­ter contre ce que j’appelle la mécrois­sance. La mécrois­sance est une façon de vivre deve­nue toxique pour la pla­nète dont tout le monde sait qu’elle n’est pas sou­te­nable parce que cette mécrois­sance est le résul­tat d’un consu­mé­risme qui a trans­for­mé le désir en addic­tion. Ce qui fait que les gens ne sont pas heu­reux de consom­mer mais consomment quand même parce qu’ils n’ont plus rien d’autre à faire dans la vie. Ils ne savent plus pra­ti­quer la convi­via­li­té et rece­voir des amis chez eux. Ils ne savent plus éle­ver leurs enfants. Ils ne savent plus voya­ger tout seuls. Ils ne savent plus conduire leur voi­ture sans un GPS ou vivre sans un télé­phone por­table. Ils ne savent plus rien faire du tout. Ils sont deve­nus addicts. Et le mar­ke­ting exploite cette addic­tion à un point tel que c’est qua­si­ment le pre­mier sujet en psy­cho­pa­tho­lo­gie aujourd’hui dans les hôpitaux.

Par où commencer pour refonder le monde ? Par l’école, par l’éducation ?

Par­tout à la fois. Il faut tra­vailler sur les enfants. Je vais d’ailleurs bien­tôt faire au Théâtre de la Col­line une réunion sur l’enfance en dan­ger. Le nou­veau Pré­sident de la Répu­blique fran­çaise, Fran­çois Hol­lande, veut déve­lop­per une poli­tique de la jeu­nesse et je m’en réjouis beau­coup. Mais je vou­drais essayer de dire à ce nou­veau Gou­ver­ne­ment que s’il veut vrai­ment faire cela, il faut qu’il attaque les vrais problèmes.

Aujourd’hui, les enfants n’ont plus le droit d’avoir une enfance. Ils sont pri­vés d’enfance parce qu’ils sont pri­vés de rap­port à leurs parents. Les médias sont tel­le­ment impo­sants et font tel­le­ment n’importe quoi qu’ils détruisent l’appareil psy­chique des enfants. Par exemple, dans les classes popu­laires, les enfants n’ont plus droit au pro­ces­sus d’identification pri­maire. Dans les classes aisées, oui, parce que les parents sont plus culti­vés et ils font très atten­tion. Quoi qu’il en soit, il faut tra­vailler à ce niveau-là. Je sou­tiens que le modèle du logi­ciel libre est un logi­ciel contri­bu­tif d’investissements qui est extra­or­di­nai­re­ment pro­duc­teur d’intelligences col­lec­tives, de moti­va­tions, d’implications. Je dis cela en connais­sance de cause : cela fait 20 ans que je tra­vaille avec des ingé­nieurs qui sont dans ce modèle-là et moi-même je déve­loppe des choses dans ce modèle. Mais je tra­vaille aus­si sur des modèles d’énergie contri­bu­tive, des banques contri­bu­tives, ce que l’on appelle des coopé­ra­tives ban­caires. Et je crois qu’il faut réin­ves­tir tout cela non pas, comme disait Edgar Morin, à la marge, pour le tiers sec­teur, mais dans tous les aspects, dans tous les domaines.

Votre « manifeste de Ars Industrialis » commence-t-il à être entendu ?

Il est de plus en plus enten­du. J’ai de plus en plus de dis­cus­sions avec le monde éco­no­mique et des grandes struc­tures éco­no­miques parce que le monde éco­no­mique voit bien que le modèle de Ford et du consu­mé­risme du 20e siècle ne fonc­tionne plus et qu’il faut trou­ver d’autres pro­ces­sus pour cap­ter non plus les conser­va­teurs mais les acteurs éco­no­miques contributeurs.

Il y a quelque chose de nou­veau à inven­ter, c’est là qu’est l’avenir de l’Europe. C’est d’ailleurs ce que dit Jere­my Rif­kin. Et si l’Europe ne joue pas cette carte, elle est fichue. Je dis cela à Bruxelles qui est la capi­tale de l’Europe. C’est extrê­me­ment impor­tant que les citoyens euro­péens mais aus­si les acteurs éco­no­miques se mobi­lisent pour obli­ger leurs res­pon­sables poli­tiques à inves­tir dans ce champ.

Vidéo de la confé­rence de Ber­nard Stie­gler » Com­ment com­battre la bêtise ? » orga­ni­sée par Pré­sence et Action Cultu­relles le mar­di 8 mai 2012

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