Boabdil, Lorca, Marinaleda : enseignements andalous

Tableau : La rendicion de Granada, Francisco Pradilla y Ortiz, 1882

Gre­nade. La cité anda­louse, au pied des monts ennei­gés de la Sier­ra Neva­da, dif­fuse depuis des siècles, une âme, une beau­té, un esprit, une finesse, un raf­fi­ne­ment excep­tion­nels. La ville, par son pas­sé et son pré­sent, sym­bo­lise aus­si les graves ques­tions cultu­relles et poli­tiques, tra­giques ou heu­reuses, au tra­vers des siècles. Elle appa­rait comme un conden­sé, un chau­dron, une cris­tal­li­sa­tion de toutes les espé­rances et de toutes les cris­pa­tions du temps.

Le 2 jan­vier 1492, Boab­dil, le der­nier roi maure de Gre­nade, remet les clés de la ville sur la col­line de l’Alhambra à la reine Isa­belle de Cas­tille. Devant cent mille spec­ta­teurs musul­mans, juifs et chré­tiens, la Recon­quis­ta s’achève. Elle avait com­men­cé en 722, début de la croi­sade des chré­tiens d’Espagne pour chas­ser les maures de la pénin­sule ibé­rique. Il n’y pas de pillage ni de mise à sac. Juste une céré­mo­nie fas­tueuse et un Te Deum. Huit siècles de pré­sence musul­mane s’achèvent. Al-Anda­lus, cette petite mer­veille de rap­pro­che­ment entre hommes de toutes confes­sions, cette sub­tile com­bi­nai­son entre foi et rai­son, comme en témoignent la puis­sance spi­ri­tuelle d’Averroes et de Mami­moïde à Cor­dou, s’efface. Mal­gré les pro­messes des « Rois catho­liques » sur la liber­té de culte et la sécu­ri­té des per­sonnes, tout de suite les vexa­tions et les pres­sions s’abattent sur tout qui ne se recon­nait pas dans le Christ. L’expulsion des Juifs est décré­tée le 31 mars 1492. Tomás de Tor­que­ma­da, l’inquisiteur géné­ral de Cas­tille, traque impi­toya­ble­ment les « conver­sos », ces nou­veaux chré­tiens res­tés juifs de cœur. Les Juifs ont trois mois pour vendre leurs biens et orga­ni­ser leur départ. Ceux qui res­te­ront après le 30 juin 1492 sont pas­sibles de mort. Deux mil­lé­naires de pré­sence juive en Espagne, s’éteignent bru­ta­le­ment. Et en 1502, un édit condamne les mar­ranes et les musul­mans à quit­ter le royaume. L’ordre catho­lique règne. En un sens il dure encore.

Le 18 août 1936, le poète Fede­ri­co Gar­cia Lor­ca est conduit à dix kilo­mètres au nord de Gre­nade par deux gardes civils et deux sol­dats de la Pha­lange. Au bord d’un ravin, devant une oli­ve­raie, près d’une fon­taine nom­mée « la source des larmes », dans ce qui est deve­nu aujourd’hui le « parc Fede­ri­co Gar­cia Lor­ca », il est fusillé et jeté dans une fosse avec des mili­tants anar­chistes. Les corps sont recou­verts de chaux. On ne retrou­ve­ra jamais celui qui res­te­ra « le mythe vivant de l’ignominie fran­quiste ». L’ami de Luis Buñuel, de Pablo Neru­da, de Sal­va­dor Dali, le chantre d’un paga­nisme solaire, lui que le com­po­si­teur Manuel de Fal­la ten­ta de sau­ver à la der­nière minute, comme le raconte si bien Dan Franck dans Liber­tad, demeure pour tou­jours le poète assas­si­né, « le sym­bole de l’Espagne mar­tyre », « la vic­time emblé­ma­tique de la guerre civile ». Dali dira « Lor­ca avait de la per­son­na­li­té à revendre et à louer, assez pour être fusillé par n’importe quel Espa­gnol avant tous les autres ». Et ses meur­triers pro­cla­me­ront : « Mort à l’intelligence ». Tout était dit à peine quelques mois après la vic­toire du Front popu­laire en février 1936 et à un mois jour pour jour du sou­lè­ve­ment de Fran­co au Maroc espa­gnol contre le gou­ver­ne­ment répu­bli­cain. Quatre cents mille vic­times et qua­rante années de dic­ta­ture du Cau­dillo plus tard, l’Espagne retrou­ve­ra très pro­gres­si­ve­ment la démo­cra­tie et la monar­chie. Aujourd’hui, les princes de la Zar­zue­la chan­cèlent sous les scan­dales et les soup­çons de cor­rup­tion. Et entre l’effondrement éco­no­mique, un chô­mage rava­geur, les volon­tés indé­pen­dan­tistes des basques et des cata­lans, l’image ter­nie de la Casa Réal, près de la moi­tié des espa­gnols seraient favo­rables à un retour à la répu­blique. Comme un pied de nez post­hume par le dra­ma­turge homo­sexuel, celui dont Luis Buñuel disait que « le chef d’œuvre, c’était lui », à toutes les forces réac­tion­naires et hai­neuses qui gan­grènent les espé­rances de ce peuple depuis la défaite de Boabdil.

Le 5 décembre 2013, le maire de Mari­na­le­da, une com­mune anda­louse qui déve­loppe depuis 1979 une alter­na­tive concrète au capi­ta­lisme, est condam­né à sept mois de pri­son. Un petit vil­lage de 2.700 habi­tants qui est orga­ni­sé en coopé­ra­tive agri­cole et où cha­cun a un tra­vail et un toit. Une com­mu­nau­té où comme le pro­clame José Manuel Sán­chez Gor­dillo, le maire de Mari­na­le­da, « la terre doit reve­nir à ceux qui la tra­vaillent et non dans les mains mortes des notables ». Cet élu depuis plus de trente ans à la tête du vil­lage a lan­cé des occu­pa­tions de ter­rains mili­taires, « diri­gé des raz­zias dans les super­mar­chés, raflant le pain, le riz et l’huile d’olive pour les don­ner aux banques ali­men­taires » ou « entre­pris une marche de trois semaines dans le sud espa­gnol pour inci­ter les autres maires à ne pas payer leur dettes muni­ci­pales ». Cette condam­na­tion est la consé­quence de la poli­tique répres­sive du Par­ti­do Popu­lar (PP) qui veut dur­cir le Code pénal en éri­geant en infrac­tions toute une série d’actions et de mani­fes­ta­tions paci­fiques. Lors de l’ouverture de son pro­cès à Gre­nade le 11 novembre der­nier, Sán­chez Gor­dillo décla­rait : « ce qu’il faut c’est une véri­table lutte anti­ca­pi­ta­liste, à la fois révo­lu­tion­naire et capable d’ébranler le sys­tème ». Lorsqu’il fut élu maire, à 27 ans, en 1979, lors des pre­mières élec­tions muni­ci­pales démo­cra­tiques, il rebap­tise les noms des rues du vil­lage qui hono­raient les vain­queurs fran­quistes de la guerre civile. La Pla­za de España devient la Pla­za del pue­blo et Pla­za Fran­co devient la Pla­za Sal­va­dor Allende. Tout com­bat contre un sys­tème d’asservissement com­mence par une mémoire et des sym­boles. Après suivent de pro­fondes réformes éco­no­miques et sociales réel­le­ment alter­na­tives à la domi­na­tion mar­chande. Mari­na­le­da, quelles que soient ses imper­fec­tions, nous prouve que l’exploitation n’est pas iné­luc­table et que l’espérance peut prendre en Europe un visage concret. « Anda­lous, n’émigrez pas, battez-vous ! ».

Le mer­cre­di 12 février 2014, à l’heure où ces lignes sont écrites, le Congrès des dépu­tés espa­gnols, les Cortes, ont reje­té, par 183 voix contre 151, une pro­po­si­tion du Par­ti socia­liste (PSOE) de reti­rer le texte du gou­ver­ne­ment conser­va­teur de Maria­no Rajoy rela­tif à la limi­ta­tion dras­tique du droit à l’avortement, ce qui fera de l’Espagne l’un des pays euro­péens les plus res­tric­tifs en la matière. Mal­gré les mani­fes­ta­tions de grande ampleur à Madrid, mais aus­si à Bruxelles et à Paris, le Ministre de la jus­tice, Alber­to Ruiz-Gal­lardón, très lié à l’épiscopat, main­tient ce texte au nom des « droits des non-nés » et de la pro­tec­tion « des êtres faibles de la socié­té ». « Ce retour à l’obscurantisme fran­quiste » selon un méde­cin d’une des cli­niques de Madrid aura comme consé­quence iné­luc­table que « les femmes ayant de l’argent iront avor­ter à l’étranger », quant aux autres… Face à cette vague de répres­sion puri­taine et rigo­riste, qui embrasse les lois contre les homo­sexuels en Rus­sie aux défi­lés récur­rents des fana­tiques reli­gieux et de l’extrême-droite pour « défendre la famille » en France, la Bel­gique, en adop­tant très récem­ment la loi sur l’euthanasie des mineurs, appa­rait comme une petite oasis de tolé­rance, d’empathie, de res­pect et de liber­té. En un cer­tain sens, elle s’inscrit dans l’éthique mini­male du phi­lo­sophe Ruwen Ogien qui sou­tient la liber­té de faire ce que l’on veut de sa propre vie du moment qu’on ne nuit pas aux autres. Et Michel Onfray rap­pelle l’impératif caté­go­rique de l’éthique hédo­niste for­mu­lé dans un apho­risme de Cham­fort : « Jouir et faire jouir, sans faire de mal ni à toi ni à per­sonne, voi­là toute morale ». Exac­te­ment l’inverse des sec­ta­rismes et des pudi­bon­de­ries qui relèvent la tête à l’aube de notre troi­sième millénaire.

Quatre dates issues de l’Histoire ibé­rique qui nous imposent de se sou­ve­nir que les hommes, quelles que soient leurs convic­tions spi­ri­tuelles, peuvent vivre paci­fi­que­ment, dans le res­pect et la digni­té. Au moins tant que les grou­pies du fana­tisme et de l’obscurantisme ne par­viennent à impo­ser leur exal­ta­tion fon­dée sur l’exclusion et le meurtre. Se sou­ve­nir qu’ici, au cœur de la mon­dia­li­sa­tion libé­rale, des îlots de résis­tance radi­cale peuvent sur­gir et orga­ni­ser prag­ma­ti­que­ment une autre vie, loin des rêves et des uto­pies qui para­lysent l’action volon­ta­riste sur le pré­sent. Mais être à tout moment d’une vigi­lance abso­lue tant les mor­dus de l’ordre moral et de l’étroitesse d’esprit pèsent sur ce que nous avons, à tort, cru comme des avan­cées irré­ver­sibles vers plus d’égalité, d’autonomie et de géné­ro­si­té. La défaite de Boab­dil, l’assassinat de Lor­ca, la résis­tance de Mari­na­le­da, le recul du gou­ver­ne­ment conser­va­teur de Madrid sur les droits des femmes. Autant d’alertes et d’aspirations pour tous ceux qui se veulent les sen­ti­nelles réso­lues d’un monde plus fra­ter­nel et plus par­ta­geux, com­bi­nant une véri­table répar­ti­tion des richesses avec une sou­ve­rai­ne­té abso­lue de cha­cun sur son corps et sur son esprit.

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