Le 2 janvier 1492, Boabdil, le dernier roi maure de Grenade, remet les clés de la ville sur la colline de l’Alhambra à la reine Isabelle de Castille. Devant cent mille spectateurs musulmans, juifs et chrétiens, la Reconquista s’achève. Elle avait commencé en 722, début de la croisade des chrétiens d’Espagne pour chasser les maures de la péninsule ibérique. Il n’y pas de pillage ni de mise à sac. Juste une cérémonie fastueuse et un Te Deum. Huit siècles de présence musulmane s’achèvent. Al-Andalus, cette petite merveille de rapprochement entre hommes de toutes confessions, cette subtile combinaison entre foi et raison, comme en témoignent la puissance spirituelle d’Averroes et de Mamimoïde à Cordou, s’efface. Malgré les promesses des « Rois catholiques » sur la liberté de culte et la sécurité des personnes, tout de suite les vexations et les pressions s’abattent sur tout qui ne se reconnait pas dans le Christ. L’expulsion des Juifs est décrétée le 31 mars 1492. Tomás de Torquemada, l’inquisiteur général de Castille, traque impitoyablement les « conversos », ces nouveaux chrétiens restés juifs de cœur. Les Juifs ont trois mois pour vendre leurs biens et organiser leur départ. Ceux qui resteront après le 30 juin 1492 sont passibles de mort. Deux millénaires de présence juive en Espagne, s’éteignent brutalement. Et en 1502, un édit condamne les marranes et les musulmans à quitter le royaume. L’ordre catholique règne. En un sens il dure encore.
Le 18 août 1936, le poète Federico Garcia Lorca est conduit à dix kilomètres au nord de Grenade par deux gardes civils et deux soldats de la Phalange. Au bord d’un ravin, devant une oliveraie, près d’une fontaine nommée « la source des larmes », dans ce qui est devenu aujourd’hui le « parc Federico Garcia Lorca », il est fusillé et jeté dans une fosse avec des militants anarchistes. Les corps sont recouverts de chaux. On ne retrouvera jamais celui qui restera « le mythe vivant de l’ignominie franquiste ». L’ami de Luis Buñuel, de Pablo Neruda, de Salvador Dali, le chantre d’un paganisme solaire, lui que le compositeur Manuel de Falla tenta de sauver à la dernière minute, comme le raconte si bien Dan Franck dans Libertad, demeure pour toujours le poète assassiné, « le symbole de l’Espagne martyre », « la victime emblématique de la guerre civile ». Dali dira « Lorca avait de la personnalité à revendre et à louer, assez pour être fusillé par n’importe quel Espagnol avant tous les autres ». Et ses meurtriers proclameront : « Mort à l’intelligence ». Tout était dit à peine quelques mois après la victoire du Front populaire en février 1936 et à un mois jour pour jour du soulèvement de Franco au Maroc espagnol contre le gouvernement républicain. Quatre cents mille victimes et quarante années de dictature du Caudillo plus tard, l’Espagne retrouvera très progressivement la démocratie et la monarchie. Aujourd’hui, les princes de la Zarzuela chancèlent sous les scandales et les soupçons de corruption. Et entre l’effondrement économique, un chômage ravageur, les volontés indépendantistes des basques et des catalans, l’image ternie de la Casa Réal, près de la moitié des espagnols seraient favorables à un retour à la république. Comme un pied de nez posthume par le dramaturge homosexuel, celui dont Luis Buñuel disait que « le chef d’œuvre, c’était lui », à toutes les forces réactionnaires et haineuses qui gangrènent les espérances de ce peuple depuis la défaite de Boabdil.
Le 5 décembre 2013, le maire de Marinaleda, une commune andalouse qui développe depuis 1979 une alternative concrète au capitalisme, est condamné à sept mois de prison. Un petit village de 2.700 habitants qui est organisé en coopérative agricole et où chacun a un travail et un toit. Une communauté où comme le proclame José Manuel Sánchez Gordillo, le maire de Marinaleda, « la terre doit revenir à ceux qui la travaillent et non dans les mains mortes des notables ». Cet élu depuis plus de trente ans à la tête du village a lancé des occupations de terrains militaires, « dirigé des razzias dans les supermarchés, raflant le pain, le riz et l’huile d’olive pour les donner aux banques alimentaires » ou « entrepris une marche de trois semaines dans le sud espagnol pour inciter les autres maires à ne pas payer leur dettes municipales ». Cette condamnation est la conséquence de la politique répressive du Partido Popular (PP) qui veut durcir le Code pénal en érigeant en infractions toute une série d’actions et de manifestations pacifiques. Lors de l’ouverture de son procès à Grenade le 11 novembre dernier, Sánchez Gordillo déclarait : « ce qu’il faut c’est une véritable lutte anticapitaliste, à la fois révolutionnaire et capable d’ébranler le système ». Lorsqu’il fut élu maire, à 27 ans, en 1979, lors des premières élections municipales démocratiques, il rebaptise les noms des rues du village qui honoraient les vainqueurs franquistes de la guerre civile. La Plaza de España devient la Plaza del pueblo et Plaza Franco devient la Plaza Salvador Allende. Tout combat contre un système d’asservissement commence par une mémoire et des symboles. Après suivent de profondes réformes économiques et sociales réellement alternatives à la domination marchande. Marinaleda, quelles que soient ses imperfections, nous prouve que l’exploitation n’est pas inéluctable et que l’espérance peut prendre en Europe un visage concret. « Andalous, n’émigrez pas, battez-vous ! ».
Le mercredi 12 février 2014, à l’heure où ces lignes sont écrites, le Congrès des députés espagnols, les Cortes, ont rejeté, par 183 voix contre 151, une proposition du Parti socialiste (PSOE) de retirer le texte du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy relatif à la limitation drastique du droit à l’avortement, ce qui fera de l’Espagne l’un des pays européens les plus restrictifs en la matière. Malgré les manifestations de grande ampleur à Madrid, mais aussi à Bruxelles et à Paris, le Ministre de la justice, Alberto Ruiz-Gallardón, très lié à l’épiscopat, maintient ce texte au nom des « droits des non-nés » et de la protection « des êtres faibles de la société ». « Ce retour à l’obscurantisme franquiste » selon un médecin d’une des cliniques de Madrid aura comme conséquence inéluctable que « les femmes ayant de l’argent iront avorter à l’étranger », quant aux autres… Face à cette vague de répression puritaine et rigoriste, qui embrasse les lois contre les homosexuels en Russie aux défilés récurrents des fanatiques religieux et de l’extrême-droite pour « défendre la famille » en France, la Belgique, en adoptant très récemment la loi sur l’euthanasie des mineurs, apparait comme une petite oasis de tolérance, d’empathie, de respect et de liberté. En un certain sens, elle s’inscrit dans l’éthique minimale du philosophe Ruwen Ogien qui soutient la liberté de faire ce que l’on veut de sa propre vie du moment qu’on ne nuit pas aux autres. Et Michel Onfray rappelle l’impératif catégorique de l’éthique hédoniste formulé dans un aphorisme de Chamfort : « Jouir et faire jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà toute morale ». Exactement l’inverse des sectarismes et des pudibonderies qui relèvent la tête à l’aube de notre troisième millénaire.
Quatre dates issues de l’Histoire ibérique qui nous imposent de se souvenir que les hommes, quelles que soient leurs convictions spirituelles, peuvent vivre pacifiquement, dans le respect et la dignité. Au moins tant que les groupies du fanatisme et de l’obscurantisme ne parviennent à imposer leur exaltation fondée sur l’exclusion et le meurtre. Se souvenir qu’ici, au cœur de la mondialisation libérale, des îlots de résistance radicale peuvent surgir et organiser pragmatiquement une autre vie, loin des rêves et des utopies qui paralysent l’action volontariste sur le présent. Mais être à tout moment d’une vigilance absolue tant les mordus de l’ordre moral et de l’étroitesse d’esprit pèsent sur ce que nous avons, à tort, cru comme des avancées irréversibles vers plus d’égalité, d’autonomie et de générosité. La défaite de Boabdil, l’assassinat de Lorca, la résistance de Marinaleda, le recul du gouvernement conservateur de Madrid sur les droits des femmes. Autant d’alertes et d’aspirations pour tous ceux qui se veulent les sentinelles résolues d’un monde plus fraternel et plus partageux, combinant une véritable répartition des richesses avec une souveraineté absolue de chacun sur son corps et sur son esprit.