Entretien avec Bruno Verlaeckt & Vincent Scheltiens

L’extrême-droite flamande en voie de légitimation ?

Illustration : Vanya Michel

Vincent Schel­tiens, his­to­rien et assis­tant post­doc­to­ral à l’Université d’Anvers et Bru­no Ver­laeckt, pré­sident de la cen­trale FGTB Anvers-Waas­land viennent de publier « Extrême droite – L’histoire ne se repète pas… de la même manière » (Le Ceri­sier). Ils nous mettent en garde face à une extrême droite bien vivace et qui s’est adap­tée aux évo­lu­tions éco­no­miques et sociales, et à notre époque. Une extrême droite qui béné­fi­cie aus­si d’une bana­li­sa­tion de ses idées qui conta­minent des pans entiers du spectre poli­tique, des réseaux sociaux et de la sphère média­tique. A l’approche des échéances élec­to­rales de 2024. La Flandre est-elle acquise à l’extrême droite. La Wal­lo­nie conti­nue­ra-elle de résis­ter davan­tage ? Ten­ta­tives de réponses.

Dans votre livre, vous écrivez que si la tendance actuelle se confirme, il n’est pas exclu que le Vlaams Belang devienne électoralement le premier parti de Flandre. Et il n’est pas non plus exclu que le VB et la N‑VA puissent atteindre ensemble une majorité absolue, peut-être pas en pourcentage, mais certainement en sièges. Si la N‑Va et le VB obtenaient ensemble une majorité absolue, revendiqueraient-ils l’indépendance de la Flandre en 2024 ? Et, alors qu’il n’a jamais été démontré qu’une majorité des Flamand·es soit favorable à l’indépendance, irions-nous vers le confédéralisme tant attendu par la N‑VA ?

Vincent Schel­tiens c’est un scé­na­rio pos­sible, mais pas cer­tain du tout. Tout dépen­dra en fait de la N‑VA, car en Flandre, depuis le début des années 90, tous les par­tis poli­tiques démo­cra­tiques se sont mis d’accord pour ins­tal­ler un cor­don sani­taire contre le Vlaams Blok deve­nu Vlaams Belang.

La N‑VA n’existait pas au moment où ce cor­don sani­taire a été déci­dé, il y avait la Volk­su­nie qui elle, le sou­te­nait. La N‑VA qui s’est for­mée beau­coup plus tard a par contre tou­jours refu­sé d’y sous­crire. Dès lors que va-t-elle faire ? Ce qui est cer­tain, c’est que la N‑VA aime­rait beau­coup conti­nuer à diri­ger le gou­ver­ne­ment fla­mand. On connait leur sou­hait depuis l’été 2020 : celui, contre toutes attentes, de gou­ver­ner avec le Par­ti socia­liste, mais dans une optique confé­dé­ra­liste. Cela étant, au sein de la NVA, il existe aus­si un grand nombre des mili­tants, de cadres et de diri­geants qui sou­tiennent une coa­li­tion avec le VB. Comme le dit si bien Bart De Wever, pré­sident de la N‑VA, il n’existe pas de Muraille de Chine entre son par­ti et le VB.

Il n’y a pas, en effet, de Muraille de Chine his­to­ri­que­ment par­lant puisqu’il il existe des affi­ni­tés inter­per­son­nelles : ils ont été ensemble dans une cer­taine mou­vance sociale, aux ten­dances racistes. Mais cer­tains membres ne sont pas en faveur d’une alliance avec le VB. En effet, s’allier avec l’extrême droite en Flandre, cela ne donne pas une belle image de marque au niveau euro­péen. Actuel­le­ment déjà, dans les médias anglais et fran­çais, la N‑VA est per­çue comme un par­ti d’extrême droite.

A vrai dire, le doute reste de mise car en 2024, il y aura aus­si les élec­tions com­mu­nales. Or, on constate que dans bon nombre de com­munes où culminent le racisme, des bourg­mestres oppor­tu­nistes se pro­filent dans le sillon du VB. Si bien qu’il y aura pro­ba­ble­ment beau­coup de com­munes où le VB rem­por­te­ra le plus grand nombre de voix aux com­mu­nales et aura donc la main pour for­mer une coalition.

Aujourd’hui, Bart De Wever affirme qu’il pré­fère quit­ter la poli­tique que se coa­li­ser avec le VB. Pour­tant au terme du scru­tin des élec­tions pré­cé­dentes, il avait négo­cié pen­dant des semaines avec eux pour for­mer un gou­ver­ne­ment fla­mand. Dif­fi­cile de dire quel Bart De Wever aurons-nous en 2024 ?

Bru­no Ver­laeckt En réa­li­té, il s’agit d’un vieux rêve : celui de for­mer une grande coa­li­tion VB et N‑VA, la soi-disante « For­za Flan­dria ». C’était déjà le rêve de Filip Dewin­ter qui espé­rait tel­le­ment cette grande coa­li­tion qu’il était prêt à se reti­rer de la poli­tique, si jamais sa pré­sence devait consti­tuer un obs­tacle pour sa créa­tion. Vrai fas­ciste et per­çu comme un hard-liner (un par­ti­san de la ligne dure), il a tou­jours agi comme un repous­soir à une alliance. Bart De Wever a ain­si affir­mé à plu­sieurs reprises qu’il ne for­me­rait jamais un gou­ver­ne­ment avec un tel personnage.

En fait, actuel­le­ment, on assiste à un posi­tion­ne­ment schi­zo­phré­nique de la part du VB. D’une part, ils veulent se pré­sen­ter tel un par­ti nor­mal, décent, démo­cra­tique. A la fois pour convaincre de la per­ti­nence d’une alliance non seule­ment Bart De Wever mais aus­si la par­tie de la N‑VA moins extré­miste, ceux et celles qui sont éco­no­mi­que­ment conser­va­teurs-trices et de droite, mais qui res­tent fidèles à eux-mêmes au niveau éthique et moral. On recon­nait ce style ves­ton-cra­vate pour mon­trer une image nor­male et d’une Flandre gen­tille dans le show de Tom Van Grie­ken et com­pa­gnie. Mais dans le même temps, le VB doit aus­si conser­ver leur élec­to­rat d’extrême droite. On voit alors sor­tir du bois des figures comme Anke Van­der­meersch et Sam Van Rooy pour conti­nuer de convaincre les vrais fascistes.

Rap­pe­lons quand même que cette coa­li­tion extrême droite — droite extrême For­za Flan­dria a été à deux doigts de se réa­li­ser à Ninove. La situa­tion est donc à sur­veiller de près…

L’historien britannique Stuart Woolf indiquait à la fin des années 60 que nous devrions bannir de notre vocabulaire le terme « fasciste », utilisé à tort et à travers. Qu’est-ce qui le confortait dans cette idée ? Dès lors comment faudrait-il qualifier les actes antidémocratiques ?

VS Je crois que Stuart Woolf a écrit cela car il crai­gnait une bana­li­sa­tion du terme fas­ciste. Je crois que, his­to­ri­que­ment, le fas­cisme se déroule dans les années 1920 et 1930. A cette époque, Il était déjà com­pli­qué pour les his­to­riens de bien défi­nir et dis­tin­guer ce qui rele­vait du fas­cisme, car il exis­tait en même temps d’autres ten­dances dans la droite extrême.

Dans le contexte actuel, quand on uti­lise trop vite ce terme de « fas­cisme », on risque de don­ner l’impression que l’histoire se répète. Même si ça fait du bien d’appeler les gens « sales fas­cistes », il faut quand même gar­der en tête que les temps ont changés.

Dans les années 1920 et 30, les fas­cistes, que ce soit en Ita­lie ou en Alle­magne pou­vaient être une force qui se déve­lop­pait de façon auto­nome. Très tôt le grand capi­tal s’invitait dans le com­bat contre le mou­ve­ment ouvrier. Pour­sui­vant le but de chan­ger les rap­ports de force de façon qua­li­ta­tive au détri­ment mal­heu­reu­se­ment du monde du tra­vail, au pro­fit des entre­pre­neurs. Mais on ne peut pas dire aujourd’hui, comme on disait dans les années 1920 – 30, que le grand capi­tal opte pour le fas­cisme dans le but de sau­ver son taux de pro­fit ! Aujourd’hui il n’en a pas besoin. Notam­ment parce qu’on n’opère plus dans le cadre de l’État nation, mais dans un cadre euro­péen qui, pour réus­sir, doit mon­trer a mini­ma une vitrine démo­cra­tique ouverte et solidaire.

On voit se déve­lop­per ce mou­ve­ment d’extrême droite sou­vent actif au sein du Par­le­ment euro­péen. On pour­rait uti­li­ser le terme de « fas­cisme actuel ». Le pro­blème est que si on menait une cam­pagne aujourd’hui en se posi­tion­nant contre le fas­cisme actuel, il y aurait beau­coup d’alliés poten­tiels qui refu­se­raient de par­ti­ci­per car ils ne sont pas d’accord avec cette appel­la­tion. Il faut que le mou­ve­ment ouvrier soit au centre de ce com­bat car tôt ou tard, il sera la pre­mière vic­time de l’extrême droite. Il doit s’organiser et avoir des alliances plus larges au sein de la démocratie.

BV Le patro­nat ou le grand capi­tal n’a pas inven­té ou ins­tru­men­ta­li­sé l’extrême droite contre le monde ouvrier ces der­nières décennies.

Pour­tant ils pro­fitent du dis­cours iden­ti­taire qui dis­trait et éloigne la classe ouvrière de sa conscience de classe. Et ça me gêne qu’aujourd’hui le thème ou le dis­cours iden­ti­taire sup­prime le dis­cours de conscience de classe. Ce n’est peut-être pas le but pour­sui­vi, mais c’est à cela que ça aboutit.

VS Il faut noter par ailleurs qu’on ne peut jamais connaitre le des­tin des for­ma­tions qui se construisent actuel­le­ment. Ain­si les anciens néo­fas­cistes ita­liens de la MSI se sont redon­nés un nou­veau nom et ont fait alliance avec Ber­lus­co­ni. Ils ont par­ti­ci­pé à plu­sieurs pôles poli­tiques ber­lus­co­niens et puis ils se sont dis­souts. Un autre exemple, c’est Aube dorée en Grèce. En 2015, c’est un par­ti qui arrive troi­sième aux élec­tions ! Mais c’est une force qui retombe très vite car elle est engluée dans des pra­tiques typi­que­ment néo­fas­cistes : bandes armées qui chassent les réfu­giés, tabas­sage et assas­si­nat d’opposants, ils étaient cor­rom­pus etc. Elle est main­te­nant dis­soute car jugée comme orga­ni­sa­tion cri­mi­nelle et leurs diri­geants empri­son­nés. Là, on peut par­ler de néo­fas­cisme. Et il y a cer­tai­ne­ment des grou­pus­cules néo­fas­cistes qui se réfèrent ouver­te­ment à l’époque des années 20 et 30. Nous les avons d’ailleurs en Flandre aus­si. Ils sont dan­ge­reux et deviennent de plus en plus arro­gants et s’organisent de plus en plus et avancent tout en se « nor­ma­li­sant » aux yeux de l’opinion publique. On a eu récem­ment encore l’exemple avec ce mili­taire d’extrême droite, Jur­gen Conings, qui avait volé des armes de guerre et mena­cé ouver­te­ment de mort un viro­logue. L’endroit où Jur­gen Conings a été retrou­vé mort est deve­nu un espèce de lieu de pèle­ri­nage où sont été affi­chés des sym­boles fachos très appa­rents, et où des membres de ces grou­pus­cules se relaient pour mon­ter la garde. C’est into­lé­rable, et dénote de l’aisance actuelle et l’ambiance de suc­cès dans les­quelles évo­luent aujourd’hui ces groupes. Assis­te­ra-t-on à un remake du fas­cisme de la fin du 20e siècle ? Ce n’est pas à exclure, mais avec cer­tai­ne­ment des différences.

Tôt ou tard le mou­ve­ment ouvrier sera visé, que ce soit par des fas­cistes, par des mou­ve­ments d’extrême droite ou de la droite extrême c’est-à-dire par la N‑VA. Ce sont tou­jours les acquis sociaux et les acquis démo­cra­tiques qui sont en ligne de mire.

Une der­nière chose, ne nous foca­li­sons pas trop vite sur le fas­cisme. Il y a d’autres phé­no­mènes qui ne sont pas fas­cistes en tant que tels, mais qui sont très pré­oc­cu­pants. Ain­si en Hon­grie, en Pologne et dans cer­taines com­mu­nau­tés auto­nomes en Espagne où la droite conser­va­trice du par­ti popu­laire est sou­te­nue de l’extérieur par Vox. Ces endroits deviennent des régimes « illi­bé­raux » qui attaquent les liber­tés, les uni­ver­si­taires, les syn­di­cats, les jour­na­listes sans qu’ils soient fas­cistes pour autant. On peut faire le paral­lèle avec les années 20 et 30 où des conser­va­teurs d’extrême droite ont été appro­chés par les fas­cistes qui eux-mêmes s’attaquaient aux acquis et au mou­ve­ment d’émancipation. C’est un peu plus com­plexe que de sim­ple­ment accu­ser de cryp­to-fas­cisme ou le fas­cis­to-fas­cisme. Je me demande d’ailleurs si ce terme parle aux jeunes géné­ra­tions aujourd’hui. Si cela pro­duit un effet.

L’extrême droite n’a pas cessé d’exister dans l’Europe de l’Après-guerre. Et elle a été peu réprimée. Vous dites de ce passé, du sommet des horreurs qu’elle a produites, que rien n’a été fait, ni même dit. Qu’entendez-vous par là ?

VS En effet, en Alle­magne, en 1946, un nou­veau par­ti néo-nazi est créé et il par­ti­cipe assez vite aux élec­tions. Il n’y a pas eu de déna­zi­fi­ca­tion radi­cale après la Deuxième Guerre mon­diale. Même chose en Autriche ou en Flandre. On consi­dé­rait qu’il s’agissait de pauvres idéa­listes qui se sont un peu trom­pés, mais qui par­taient d’une bonne inten­tion… Le vain­queur de la Deuxième Guerre mon­diale avait très vite per­çu une menace qu’il esti­mait plus dan­ge­reuse : le com­mu­nisme. Dans ce cadre, les anciens fas­cistes et nazis sont deve­nus très utiles en tant qu’experts pour com­battre le com­mu­nisme. Et pas uni­que­ment au niveau des ser­vices des ren­sei­gne­ments, mais éga­le­ment dans la police ou la magis­tra­ture. D’ailleurs beau­coup de fonc­tion­naires sont res­tés en place.

Le comble du comble, c’est l’Espagne post-fran­quiste avec la loi d’amnistie de 1977 : elle vise à amnis­tier les vic­times de la répres­sion fran­quiste mais elle amnis­tie aus­si les auteurs de la répres­sion et de crimes contre l’humanité. Tout l’establishment espa­gnol tient à cet accord et n’a fait aucun pas envers les vic­times de la guerre civile, et de qua­si quatre décen­nies de dic­ta­ture franquiste.

BV En Flandre, cet esprit de col­la­bo­ra­tion a sur­vé­cu poli­ti­que­ment après la Deuxième Guerre mon­diale. Il s’est incar­né d’abord dans la Volk­su­nie puis le Vlaams Blok et enfin le Vlaams Belang.

VS Les recherches d’historien·nes sur la col­la­bo­ra­tion en Wal­lo­nie ont mon­tré qu’il n’y a eu aucun col­la­bo­ra­teurs wal­lons qui ait osé reven­di­quer cet héri­tage et défendre ce qu’il s’était pas­sé. Le mot d’ordre du mou­ve­ment wal­lon, c’était au contraire de s’inscrire dans l’idée, quitte à enjo­li­ver un peu les faits, que toute la Wal­lo­nie était dans la résis­tance antifasciste.

En Flandre, c’est l’inverse. Le CVP (Par­ti chré­tien fla­mand) de l’époque avait remar­qué qu’il y avait dans la foule des col­la­bo­ra­teurs et leurs familles un bas­sin de plus au moins 100.000 voix. Ils ont donc pris par oppor­tu­nisme élec­to­ral des col­la­bos sur leur liste ain­si que dans les rédac­tions de leurs jour­naux. On a aus­si lar­ge­ment refou­lé le fait que la Flandre a eu une forte acti­vi­té de résis­tance clan­des­tine menée tant par les com­mu­nistes que par des socia­listes et même des libé­raux fla­mands dans le front d’indépendance ain­si que d’autres groupes plu­tôt, disons bourgeois.

BV Dans la presse fla­mande, les col­la­bo­ra­teurs ont été repré­sen­tés comme des mar­tyrs, des vic­times de la répres­sion de la résis­tance dans l’immédiat après-guerre : les résis­tants deve­nant même des bour­reaux ! C’était là, la grande dif­fé­rence avec la Wal­lo­nie qui ne pos­sé­dait pas autant de presses catho­liques qu’en Flandre.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est Schild & Vrienden, ce réseau délétère, très actif en ligne ? C’est l’alt-right néofasciste de la Flandre ? Mène-t-il une forme de guerre culturelle ou cherche-t-il à conquérir une hégémonie idéologique ? Veut-t-il repousser les limites du verbalement tolérable ? Comment expliquer la banalisation des actes et idées de ce groupuscule ?

VS C’est un peu tout ça à la fois. Les réseaux sociaux sont leur auto­route de pré­di­lec­tion. Il mène effec­ti­ve­ment une guerre que l’on peut cata­lo­guer de cultu­relle. D’ailleurs c’est un peu comique, ils uti­lisent l’expression anglaise Culture War (Guerre cultu­relle). Si vous vous ren­dez sur les sites d’extrême droite fla­mande, il y a une rubrique inti­tu­lée « Culture Wars ». On y trouve des com­men­taires sur les gens de gauche au sein des ins­ti­tu­tions, des uni­ver­si­tés et des médias voués à leur cause. Avant cette situa­tion-ci, la Flandre c’était « l’Etat-CVP » donc ce n’était pas la gauche, elle n’a jamais été domi­nante en Flandre. C’était en même temps, une lutte de l’hégémonie, très connue dans la par­tie fran­co­phone du pays. C’est là toute l’idée de la nou­velle droite qui puise quelques ins­pi­ra­tions chez Anto­nio Gram­sci sur la façon d’obtenir l’hégémonie cultu­relle. Le VB et Schild & Vrien­den en jouent.

BV Il y a quelques semaines, au début de l’année sco­laire Tom Van Grie­ken a invi­té sur le réseau social numé­rique Tik­Tok des élèves pour qu’ils dénoncent les pro­fes­seurs qui expri­maient des idées de gauche ou qu’ils accusent de faus­ser les cours d’histoire. Le fait qu’un fas­ciste invite des élèves à dénon­cer leur prof n’a sus­ci­té en Flandre aucune réac­tion, ni d’un par­ti poli­tique, ni des syn­di­cats d’enseignant·es…

VS Et dans le même temps, les Vlaams Belang Jon­ge­ren (les jeunes du VB) ont lan­cé une cam­pagne pour inci­ter les élèves à fil­mer leur prof au GSM en classe lorsque ceux-ci diraient sup­po­sé­ment un truc de gauche et à mettre ces vidéos en ligne sur un site web spé­cia­le­ment dédié. Il s’agit pour quelqu’un comme Tom Van Grie­ken de dénon­cer ce qu’il nomme la « pro­pa­gande pour la socié­té multiculturelle ».

Dénon­cer vos pro­fes­seurs de gauche, c’est exac­te­ment la même cam­pagne que Filip Dewin­ter avait lan­cé en 1989 ! Il y a une vraie conti­nui­té dans l’usage de ces méthodes de fachos.

L’extrême droite est dan­ge­reuse et elle pointe le bout de son nez tout près du pou­voir en Flandre en 2024 et les médias fla­mands leur pavent la voie en nor­ma­li­sant leur parole. Il faut se rendre compte qu’il n’y a jamais de condam­na­tion de la part de la presse fla­mande et des chaines publiques, rien de rien. Il n’y a pas eu de débat contra­dic­toire sur les pla­teaux TV et Van Grie­ken peut y dérou­ler son argu­men­taire sans être inter­rom­pu. Appe­ler à dénon­cer des pro­fes­seurs de gauche, et s’attaquer à la socié­té mul­ti­cul­tu­relle, ou à l’homosexualité ne pose aucun pro­blème. C’est effrayant.

Dans notre livre, nous invi­tons à réflé­chir à l’idée de réins­tau­rer un cor­don sani­taire média­tique comme en Wal­lo­nie où les médias réagissent assez vite aux pro­po­si­tions anti­dé­mo­cra­tiques faites par des élus. En Flandre, contrai­re­ment à la Wal­lo­nie, ils sont pré­sents au sein des ins­tances, dans les conseils d’administration de la VRT. Si les médias ne réper­cutent pas leurs idées, ils disent que vous excluez un par­ti de près d’un mil­lion d’électeurs. Cette façon de voir les choses, c’est consi­dé­rer la démo­cra­tie comme un cal­cul mathé­ma­tique. Hit­ler avait aus­si des voix en jan­vier 1933, il en avait un peu plus que le KPD, le par­ti com­mu­niste allemand.

Justement, vous écrivez : « Que le cordon sanitaire et médiatique tienne ou non en Flandre, après les élections de 2024, les partis d’extrême droite d’aujourd’hui doivent être considérés comme des phénomènes contemporains déterminés par une conjoncture propre au 21e siècle ». Pour mettre en évidence l’hétérogénéité de l’extrême droite actuelle et pour souligner sa différence d’avec le néofascisme, certains analystes parlent de « postfascisme ». Ce terme pourrait-il induire l’idée que le fascisme est définitivement derrière nous ? Est-ce que le fait qu’il aspire au pouvoir par le biais d’élections et adhère à la démocratie parlementaire joue un rôle important ?

VS C’est évident. Ce n’est pas quelque chose de nou­veau car dans les années 20 et 30, ces par­tis d’extrême droite se pré­sen­taient aus­si à des élec­tions et obte­naient des élus. Aujourd’hui, quand on voit par exemple le Ras­sem­ble­ment natio­nal en France, le Vlaams Belang en Flandre, l’AFD en Alle­magne, la stra­té­gie est en revanche pure­ment électorale.

Il y a un exemple qu’on a déjà plu­sieurs fois évo­qué, vous vous sou­ve­nez sans doute des par­ti­sans de Trump qui ont enva­his le Capi­tole. Sup­po­sez par exemple qu’en 2024, le VB gagne les élec­tions en Flandre, comme les son­dages semblent le pré­dire, et que le cor­don sani­taire reste d’application. Si per­sonne ne veut s’allier avec le Vlaams Belang, Tom Van Grie­ken ou un autre pour­rait dire : voi­là, ce n’est pas la démo­cra­tie, nous avons gagné et eux, ils ont sabo­té les élec­tions et nous ont volé notre vic­toire. Si le VB appe­lait dès lors à aller mani­fes­ter devant le Par­le­ment, qui sait ce qu’il se pas­se­rait ? Cela pour­rait entraî­ner des vio­lences. Ils com­mencent d’ailleurs à pré­pa­rer les esprits. Cela s’est déjà pro­duit juste après la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment Vival­di : une cara­vane de voi­tures a défi­lé pour dénon­cer un gou­ver­ne­ment non repré­sen­ta­tif des Fla­mands qui avaient lar­ge­ment voté pour le VB et la N‑VA.

L’extrême droite ne semble pas jusqu’ici percer en Wallonie, Quelle est sa tactique face au mot d’ordre « le fascisme s’écrase dans l’œuf » ?

VS Il n’existe pas une immu­ni­té wal­lonne natu­relle contre l’extrême droite. Il y a déjà eu des per­cés élec­to­rales aux élec­tions com­mu­nales à Char­le­roi et à La Lou­vière où ils ont obte­nus jusqu’à 15% des voix. Et la Wal­lo­nie sent souf­fler le même vent mau­vais qui tra­verse toute l’Europe. Néan­moins, on peut se réjouir que l’extrême droite wal­lonne ou fran­co­phone n’ait jusqu’à pré­sent pas réus­si à construire une orga­ni­sa­tion stable et qu’aucun diri­geant cha­ris­ma­tique n’ait émer­gé. Mais ce n’est pas l’important. Ils n’ont tout sim­ple­ment pas une légi­ti­mi­té his­to­rique. Ils viennent avec une pâle copie du Ras­sem­ble­ment natio­nal fran­çais sans le poids et l’assise de celui-ci.

Ce qui est frap­pant, c’est qu’à chaque fois qu’on pressent une ten­ta­tive de créer une orga­ni­sa­tion d’extrême droite ou néo­fas­ciste en Wal­lo­nie, les orga­ni­sa­tions du mou­ve­ment ouvrier, le monde asso­cia­tif, le monde syn­di­cal et poli­tique de gauche etc., se mobi­lisent, empêchent qu’ils tiennent leur congrès ou demandent au bourg­mestre de ne pas l’autoriser, de ne pas leur don­ner une salle. C’est cela que l’on veut signi­fier en disant « écra­ser dans l’œuf ». Que ce genre de ras­sem­ble­ment ne passe pas la pre­mière étape de construc­tion, c’est assez déci­sif. Au contraire, en Flandre, c’est déjà trop tard : le VB a trou­vé une cer­taine légi­ti­mi­té. Inter­dire un congrès alors qu’ils repré­sentent près de 2000 élus et sym­pa­thi­sants, déjà bien infil­trés dans les conseils d’administration des ins­tances publiques et pri­vées, n’est donc tout sim­ple­ment pas pensable.

Évi­dem­ment socio­lo­gi­que­ment et poli­ti­que­ment, la Wal­lo­nie est dif­fé­rente. Pour pro­tes­ter, elle se tourne plu­tôt vers le PTB, mais cela peut chan­ger. En Flandre, cette pers­pec­tive-là est incar­née par l’extrême droite et dans une moindre mesure par le PVDA (la branche fla­mande du PTB).

L’extrême droite donne l’impression d’être éthiquement et culturellement de droite mais socialement de gauche. Elle est entre autres pour la scission complète de la sécurité sociale, mais dans le même temps, elle préconise des mesures sociales dans le sillage de la gauche. Comment l’expliquer ?

BV Ils s’affichent tou­jours en faveur de mesure comme le salaire ou la pen­sion mini­mum, mais quand on passe au légis­la­tif, ils votent sys­té­ma­ti­que­ment contre ! Leur vrai visage anti­so­cial n’apparait pas aux yeux du grand public, mais dans les assem­blées déli­bé­ra­tives ils votent tou­jours contre les mesures sociales. En revanche, ils votent pour des mesures anti­syn­di­cales, ils ne pro­tègent que leur propre peuple, les Flamands.

Comment se porte la gauche flamande aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il y a encore comme figures vraiment de gauche en Flandre ?

VS Ce ne sont pas des figures qui vont nous dépan­ner. Je crois qu’il faut mettre en place une vraie stra­té­gie et il faut mobi­li­ser beau­coup de monde. Car la gauche poli­tique ne se porte pas très bien en Flandre. Quand vous faites la somme des par­tis à peu près à gauche (y com­pris Groen, qui lui-même ne se dit pas en per­ma­nence de gauche), on obtient au maxi­mum un tiers des voix en Flandre. Les trois-quarts reviennent à la droite et la droite extrême !

Heu­reu­se­ment le rap­port de force social est moins dra­ma­tique, mais néan­moins com­pli­qué. Il existe par exemple un très haut taux de syn­di­ca­li­sa­tion. Ce qui veut dire qu’objectivement le syn­di­cat est capable de tou­cher le grand public fla­mand sur ces aspects sociaux et peut jouer un rôle impor­tant dans la société.

Dans le rap­port de force poli­tique, nous avons un pro­blème : Voo­ruit, le PVDA, Groen mobi­lisent trop peu pour se pré­sen­ter comme un vrai balan­cier poli­tique. On a même l’impression qu’ils se taisent de peur de se confron­ter à ce grand réser­voir élec­to­ral du VB. Com­ment agir pour arra­cher des voix au VB ? Ne leur donne-t-on pas trop de cré­dit ? Ne ren­for­çons nous pas sa cote de popu­la­ri­té ? Comme disait l’ancien pré­sident du S.pa Steve Ste­vaert : « quand vous avez un trou dans votre haie, il ne faut pas conti­nuer à cou­per le trou parce que vous ne faites que l’agrandir. » C’est-à-dire qu’il ne faut pas par­ler constam­ment du VB. Il nous faut une bonne poli­tique sociale et ten­ter d’avancer.

BV Je pense que l’unité de la classe ouvrière est très impor­tante, il ne faut pas nous divi­ser en régio­na­li­sant encore plus de com­pé­tences dans notre pays. Il faut des orga­ni­sa­tions syn­di­cales mobi­li­sa­trices. La Flandre ne doit pas com­battre seule pour pré­ser­ver les acquis sociaux. Nous devons le faire ensemble avec nos com­pa­triotes wal­lons et bruxel­lois en conso­li­dant encore plus cette sécu­ri­té sociale, en mobi­li­sant le monde de la classe ouvrière.

Au terme « populisme » comme une caractéristique de l’extrême droite actuelle, vous préférez celui de « populisme national » et surtout de « populisme de droite », c’est politiquement plus correct ?

VS Le popu­lisme est plu­tôt une ques­tion de méthode que de conte­nu, la méthode popu­liste est de dire : voi­là, on construit un mou­ve­ment ou un par­ti en ins­tau­rant un axe poin­tu entre une élite ou une caste et puis un peuple. On homo­gé­néise le peuple et on homo­gé­néise l’élite. Cette contra­dic­tion cen­trale qui doit être le moteur de la construc­tion est une méthode. Cette méthode peut être uti­li­sée par tout le monde, Ain­si Donald Trump, Hugo Cha­vez au Vene­zue­la, Orban en Hon­grie, Pablo Igle­sias en Espagne sont de vrais populistes.

Cette méthode ne dit en revanche rien sur le conte­nu. On fait vite un amal­game. Si on décide de dire, rac­cour­cis­sons l’âge de la pen­sion à 65 ans, lais­sons la place aux plus jeunes. Cer­tains diront que c’est du popu­lisme. Non c’est une ques­tion de bon sens.

Pro­mettre l’augmentation de salaire et dire à bas le blo­cage sala­rial c’est du popu­lisme ? Non c’est une bonne reven­di­ca­tion. Ain­si il serait plus juste de spé­ci­fier que les par­tis d’extrême droite découlent des popu­lismes de droite ou du natio­nal-popu­lisme. D’ailleurs rien que le fait de reven­di­quer la patrie, peut être consi­dé­ré comme une méthode popu­liste et même natio­nale-popu­liste. Cette assi­mi­la­tion des choses serait dan­ge­reuse en Flandre.

À la fin de votre livre, vous écrivez : « nous devons nous concentrer à nouveau sur la construction et la crédibilité de l’action collective. Deux choses sont importantes ici : le voyage et la destination. Le but et le mouvement. Cela n’a jamais cessé de s’appeler le socialisme. » Le socialisme reste plus que jamais valide ?

BV Évi­dem­ment, plus que jamais ! Je pense avoir déjà expli­qué que le dis­cours de l’extrême droite ou le dis­cours de droite, dite droite popu­liste appa­raît à leurs yeux plus impor­tant que l’identité sociale. C’est très gênant à l’heure actuelle.

Il faut créer des uto­pies sociales qui ne sont peut-être plus aujourd’hui très réa­listes ou cré­dibles. Peu importe on a besoin de ça, le néo­li­bé­ra­lisme nous a volé pen­dant 40 ans non seule­ment les sym­boles, mais aus­si les acquis socia­listes qui avaient vrai­ment ras­sem­blés les gens. Main­te­nant il existe un très grand vide par­mi les com­mu­nau­tés, dans les cités, dans les villes gan­gre­nées par l’individualisme, mais aus­si par une pen­sée unique de droite. Ces manières d’agir et de pen­ser doivent faire place à une pen­sée réa­liste et uto­piste de gauche. Les syn­di­cats ont un rôle impor­tant à jouer à ce sujet.

VS Pour contre­car­rer cet iden­ti­ta­risme de droite et d’extrême droite. Il faut bâtir une gauche pro­gres­siste. Aujourd’hui quand on pro­nonce le mot socia­lisme, cela com­mence par jeter un froid au pre­mier abord. Ce qui nous fait dire qu’il faut réin­ven­ter ce socia­lisme avec les gens qui se disent socia­listes aujourd’hui, avec des nou­velles géné­ra­tions, avec des gens qui n’y croyaient plus. Il faut don­ner une nou­velle pers­pec­tive sur le long terme, il faut avoir une alter­na­tive de société.

Aujourd’hui les musulmans ont remplacé les juifs en tant que boucs émissaires massivement désignés, l’islamophobie est-elle devenue le credo principal de l’extrême droite ? Assiste-t-on à une version réactualisée de la théorie du grand remplacement des populations, les nazis se sont revendiqués d’une thèse similaire pour alerter contre un engloutissement définitif du peuple allemand ?

VS On a dit ça lit­té­ra­le­ment. Le grand rem­pla­ce­ment au début, on n’utilisait pas ce terme main­te­nant on l’utilise sans gêne. Il y a un grand rem­pla­ce­ment en cours, mais il est tou­jours accom­pa­gné de deux fac­teurs. D’une part les enva­his­seurs et puis les col­la­bo­ra­teurs des enva­his­seurs c’est-à-dire la gauche, ou les proches de la gauche, les syn­di­ca­listes, les aca­dé­mi­ciens. C’est une véri­table théo­rie de com­plot que l’on connait.

BV C’est la déshu­ma­ni­sa­tion aus­si des trans­mi­grants. On ne parle plus des sans-papiers, ce ne sont plus des humains. Main­te­nant ils sont deve­nus trans­mi­grants, ceux qui viennent pro­fi­ter de nos richesses. C’est de la novlangue.

VS Ce sont des évo­lu­tions dis­cur­sives qui percent dans le lan­gage com­mun, dans celui des médias et qui sont tou­jours plus offensives.

Ce qui est vrai, c’est que le natio­na­lisme fla­mand de droite et de l’extrême droite n’a pas de prise jusqu’à pré­sent sur le monde cultu­rel. Les meilleurs pro­duits ou acteurs sur le ter­rain cultu­rel sont évi­dem­ment des gens qui ont une vision beau­coup plus inter­na­tio­nale et cos­mo­po­lite. L’extrême-droite aime­rait avoir ses propres sym­boles, porte-dra­peaux et acteurs cultu­rels, ils n’y arrivent heu­reu­se­ment pas. Un peu dans le domaine de la culture popu­laire, et encore ! Les grands dra­ma­turges, chan­teurs, acteurs, dan­seurs ne sont pas des gens qui vont se ral­lier avec l’extrême droite flamande.

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