Capoeira et résistance infrapolitique

Illustration : Axel Claes

Deve­nue pro­gres­si­ve­ment sym­bole de l’identité afro-bré­si­lienne, la capoei­ra trouve ses sources dans l’esclavage pra­ti­qué au 16e siècle. Elle est aujourd’hui pra­ti­quée dans les aca­dé­mies, mais aus­si sur les plages, par plus de 80 % de la popu­la­tion bré­si­lienne. Le cercle de capoei­ra (la « roda ») est ins­crit depuis 2014 sur la liste repré­sen­ta­tive du patri­moine cultu­rel imma­té­riel de l’humanité par l’Unesco. Elle s’est éga­le­ment aujourd’hui très lar­ge­ment dif­fu­sée depuis le Bré­sil vers le reste du monde. À côté de cette recon­nais­sance et de sa pra­tique de masse, la capoei­ra pos­sède une por­tée poli­tique insoup­çon­née et consti­tue un exemple notable de « ruses du domi­né ». Détour par l’expérimentation et l’analyse anthro­po­lo­gique de James C. Scott pour rendre compte de cette lutte poli­tique discrète.

Comme l’écrit Ando­rin­ha (hiron­delle), capoei­riste et rédac­trice du fan­zine Muleque e tu ! (« Voyou toi-même ! »), il est inutile d’essayer de mettre la capoei­ra dans une case puisque la capoei­ra c’est l’art de la dis­si­mu­la­tion, de l’adaptation en fonc­tion des cir­cons­tances et de la feinte grâce à sa malice. La ques­tion est néan­moins cen­trale : qu’est-ce que la capoei­ra ? De la danse, de la lutte, un art mar­tial ? Peine per­due, la capoei­ra est ambigüe. Née du temps de l’esclavage au Bré­sil, c’est en lui don­nant l’apparence d’une danse folk­lo­rique, auto­ri­sée, que les esclaves l’employèrent pour apprendre à se défendre et pré­pa­rer leur fuite devant ‒ et en même temps à l’insu de ‒ leur maitre, en étant dès lors visibles, et invi­sibles à la fois…

La roda

En capoei­ra, la roda est un des moments ritua­li­sés qui marque la fin de chaque entrai­ne­ment. Les élèves viennent se dis­po­ser en cercle tout autour du maitre et attendent son signal et celui de la musique pour entrer dans la ronde. La roda c’est la théâ­tra­li­sa­tion des com­bats entre capoei­ristes qui, tour à tour, entrent dans un jeu de question/réponse enchai­nant mou­ve­ments d’attaques, d’esquives et de défense avec leur adver­saire au rythme de la musique et des chants qui les accom­pagnent et influencent le rythme du jeu. Un bon capoei­riste doit savoir inter­pré­ter le rythme et les chants afin de pro­duire un jeu qui y cor­res­ponde, adap­ter sa vitesse et ses mou­ve­ments au rythme des ins­tru­ments et mettre en pra­tique les valeurs ou le jeu dont il est ques­tion dans les chants. La man­din­ga, c’est l’essence et l’expression du jeu et la manière dont un joueur va trom­per l’autre fei­gnant par ruse ses inten­tions. La roda est le lieu par excel­lence de l’apprentissage du carac­tère impré­vi­sible du jeu.

Mestre Tem­po­ral1 (Maitre Tem­pête), du Gru­po Ori­gens Da Capoei­ra que je fré­quente, m’expliquait que cer­tains chants enton­nés dans les rodas pou­vaient être enten­dus comme des formes d’avertissement sur le dan­ger encou­ru par l’un des deux joueurs. Si ce der­nier com­pre­nait le sens caché du chant, il com­pre­nait les (mau­vaises) inten­tions de son adver­saire. On dit aus­si qu’à l’époque escla­va­giste, quand les maitres appro­chaient du jeu, le carac­tère mar­tial de la capoei­ra était dégui­sé par la musique et les chants. Le com­bat se trans­for­mait subi­te­ment en une sorte de danse en forme de jeu agile qui réus­sis­sait à trom­per leur méfiance et les empê­chait de voir le carac­tère bel­li­queux de la capoei­ra ne leur lais­sant appa­raitre qu’une brin­ca­dei­ra d’esclave (jeu ou diver­tis­se­ment). La roda est donc cette héri­tière d’une théâ­tra­li­sa­tion ancienne de la sur­vie des esclaves affran­chis, racon­tant leur vie face à la vio­lence ordi­naire qu’ils rejouaient entre eux.

Dans la période qui a sui­vi l’abolition de l’esclavage (1888), la capoei­ra se retrouve asso­ciée aux bandes urbaines, aux mal­tas et autres malan­dros qui erraient dans les villes sans tra­vail. Être sur­pris en train de la pra­ti­quer suf­fi­sait alors pour vous faire envoyer aux tra­vaux for­cés. Alors, la capoei­ra est res­tée publi­que­ment invi­sible et stig­ma­ti­sée. Pen­dant plu­sieurs décen­nies ce sta­tut fut inté­gré dans ses « codes ». Les capoei­ristes étaient ain­si des ano­nymes et connus seule­ment par leur ape­li­do (sur­nom). Aujourd’hui, cette tra­di­tion de l’anonymat conti­nue puisque chaque membre reçoit au moment de son bati­za­do (bap­tême) un sur­nom qui marque le pas­sage de grade et signi­fie l’entrée dans le groupe. Ano­ny­mat et recon­nais­sance font bon ménage dans l’univers de la capoei­ra où visible et invi­sible se mêlent encore et toujours…

Les pieds nus et l’uniforme blanc

En règle géné­rale, la capoei­ra se pra­tique pieds nus. Les esclaves d’ailleurs ne por­taient pas de chaus­sures. On le leur inter­di­sait, car pieds nus, ils étaient bien moins ten­tés de fuir ou tout du moins, par­cou­raient moins de dis­tance en cas de fuite. Dans le groupe, nous por­tons aus­si un uni­forme blanc. Lors d’une conver­sa­tion à ce sujet, le Mestre m’expliquait que le choix du blanc datait de l’époque où la capoei­ra cher­chait encore une forme de recon­nais­sance publique. Le blanc était un signe de bonne orga­ni­sa­tion, de pra­tique res­pec­table à l’image d’un art mar­tial tel que le judo ou le kara­té. Le blanc de notre uni­forme de capoei­riste s’inspire donc de celui du kimono.

Au Bré­sil, c’est le Mestre Bim­ba, fils d’esclave qui, dès les années 30, va cher­cher à faire sor­tir la capoei­ra de l’illégalité. Il réus­sit pro­gres­si­ve­ment à la faire recon­naitre aux yeux des auto­ri­tés poli­tiques et obtient qu’en 1940 soit abro­gée la loi d’interdiction de la capoei­ra. Et va fon­der la pre­mière école de capoei­ra autour d’un style propre, la capoei­ra regiona,l qui tranche avec la pra­tique tra­di­tion­nelle, apprise dans la rue et dans l’instant du com­bat entre anciens esclaves. La capoei­ra regio­nal va deve­nir un sport pra­ti­qué en salle et selon une méthode d’enseignement codi­fiée. Pour débar­ras­ser la capoei­ra de son éti­quette l’associant à la délin­quance, seuls les indi­vi­dus pou­vant cer­ti­fier d’un tra­vail ou d’un sta­tut hon­nête étaient auto­ri­sés à suivre les cours. Pour obte­nir la recon­nais­sance de sa dis­ci­pline, Mestre Bim­ba va s’appuyer sur les couches sociales les plus favo­ri­sées. La pre­mière géné­ra­tion d’élèves sera d’ailleurs consti­tuée en majo­ri­té des jeunes blancs aisés et de bonne famille. En réac­tion, un autre cou­rant se déve­loppe autour de Mestre Pas­tin­ha qui réaf­fir­me­ra l’identité afri­caine de la capoei­ra en créant dans les années 60 un autre style, la capoei­ra Ango­la. Aujourd’hui, ces deux écoles sont sou­vent ensei­gnés dans une ver­sion com­bi­née au sein d’un style dit « contemporain ».

Accéder au « texte caché » de la capoeira

James C. Scott est un anthro­po­logue anar­chiste amé­ri­cain qui a étu­dié l’histoire des socié­tés colo­niales et s’est inté­res­sé à l’expérience de pri­va­tion de pou­voir et de résis­tance en situa­tion de subal­ter­ni­té. Il est sur­tout remar­quable pour avoir pro­duit une cri­tique de la notion gram­scienne d’hégémonie cultu­relle des domi­nants et de son incor­po­ra­tion, de sa « natu­ra­li­sa­tion » par les popu­la­tions domi­nées elles-mêmes, dimi­nuant ce fai­sant leur capa­ci­té à résis­ter. Dans son ouvrage inti­tu­lé La domi­na­tion et les arts de la résis­tance2, il pro­pose une grille de lec­ture utile pour sai­sir les formes de résis­tance poli­tiques cachées et le sens de l’ambivalence chez des popu­la­tions domi­nées. Son tra­vail per­met éga­le­ment d’éclairer le sys­tème de la capoei­ra. Dans son ouvrage, il écrit ceci : « Tout groupe domi­né pro­duit, de par sa condi­tion, un “texte caché” aux yeux des domi­nants, qui repré­sente une cri­tique du pou­voir. Les domi­nants, pour leur part, éla­borent éga­le­ment un texte caché com­pre­nant les pra­tiques et les des­sous de leur pou­voir qui ne peuvent être révé­lés publi­que­ment ». Sché­ma­ti­que­ment, il défi­nit trois niveaux de lec­ture qui per­mettent d’accéder au texte caché des domi­nés. Le pre­mier niveau de lec­ture est celui du texte public qui est relayé par les domi­nés, « les images flat­teuses que les élites pro­duisent d’elles-mêmes ». Le deuxième texte caché est celui par­ta­gé en cou­lisse par les domi­nés, là où ils sont à l’abri du pou­voir et donc en mesure de le dénon­cer. Le troi­sième texte caché est situé entre le pre­mier et le deuxième niveau, « c’est la poli­tique du dégui­se­ment et de l’anonymat [qui] se déroule aux yeux de tous mais est mise en œuvre soit à l’aide d’un double sens soit en mas­quant l’identité des acteurs ». Ce sont par exemple les formes de résis­tances qui ren­voient à tout un ensemble de contes popu­laires de revanche, de rituels d’agression, de chan­sons qui valo­risent les atti­tudes de filou­te­rie et de résis­tance des subor­don­nés mais aus­si de créa­tion d’un espace social auto­nome pour l’affirmation de sa digni­té, l’usage des ragots, des rumeurs etc.

C’est à ce troi­sième niveau que s’exerce ce que Scott appelle l’infrapolitique des domi­nés, c’est-à-dire « une grande varié­té de formes dis­crètes de résis­tance qui n’osent pas dire leur nom ». La capoei­ra comme on l’a vu regorge de ces formes dis­crètes de résistance.

Étendre l’action politique avec l’infrapolitique

La dimen­sion infra­po­li­tique de ces formes peut remettre en ques­tion notre modèle de com­pré­hen­sion propre aux démo­cra­ties libé­rales occi­den­tales de ce qu’est ou n’est pas une forme d’activité poli­tique, sa logique, sa sub­stance. L’infrapolitique agit au-delà du spectre du visible, au-delà des formes de résis­tances ouvertes et décla­rées, des mani­fes­ta­tions, des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion ou de rebel­lions bruyantes qui font les gros titres, de toute orga­ni­sa­tion poli­tique qui appar­tien­drait à la trace écrite (réso­lu­tions, décla­ra­tions, péti­tions, pro­cès…). L’infrapolitique demeure néan­moins le résul­tat d’un choix poli­tique et stra­té­gique assu­rant la résis­tance et la sécu­ri­té des sujets. Et comme toute autre forme d’organisation, elle nait d’un choix tac­tique infor­mé par une sage connais­sance des rap­ports de force.

Poser un regard sur la forme infra­po­li­tique, c’est étendre au champ visible de l’expression de la lutte poli­tique, les formes de lutte dis­crètes comme celles qui s’expriment dans la Capoie­ra. C’est revi­si­ter en le recon­nais­sant le contrôle, l’intentionnalité et l’activité exer­cées par les popu­la­tions domi­nées dans et sur un sys­tème de domi­na­tion. C’est ima­gi­ner à par­tir de cette forme de résis­tance que la liber­té loin d’être don­née lors de l’abolition de l’esclavage au Bré­sil, loin d’avoir été une liber­té « offerte » par les auto­ri­tés ‒ comme le vou­drait la mémoire offi­cielle écrite par les élites ‒ aura été le résul­tat et l’objet d’une longue, lente, et dou­lou­reuse conquête. Expé­ri­men­ter la capoei­ra, c’est donc aus­si une expé­ri­men­ta­tion poli­tique en soi, qui déplace le cur­seur de l’engagement poli­tique du visible des mots ou des tracts vers l’engagement orien­té vers le corps, l’art mar­tial, la chan­son, l’observation de la ritua­li­sa­tion et dans l’exécution des gestes. Même s’il est tou­jours impos­sible de répondre à la ques­tion de départ : « capoei­ra, art mar­tial, danse ou lutte ? »…

  1. Le « mestre » (maitre) est la per­sonne char­gée d’enseigner le réper­toire et de main­te­nir la cohé­sion du groupe tout en veillant au res­pect d’un code rituel.
  2. James C. Scott, La domi­na­tion et les arts de la résis­tance. Frag­ments du dis­cours subal­terne, Édi­tions Amster­dam, 2008.

En guise de bonus, voici la vidéo Vadiação (1984), un court-métrage de Alexandre Robatto Filho où l'on peut entrapercevoir Mestre Bimba…

Le fanzine Muleque é tu ! est disponible ici. L’illustration de cet article par Axel Claes est d’ailleurs extraite du premier numéro.

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