Quelle différence entre les cartes officielles, celles des autorités, relevez-vous par rapport aux cartes réalisées par les habitants dans le cadre de vos ateliers de géographie subjective ?
Au cours d’un atelier, on s’autorise toutes les distorsions et les changements de distances par rapport aux cartes « officielles ». On agrandit ou on rétrécit des zones en fonction des représentations. On y intègre de l’Histoire avec un grand H et des histoires avec un petit h, tout l’humus qui constitue la ville, sans faire de choix a priori de lieux officiels ou non officiels. Ce sont des manières de structurer le réel grâce à l’imaginaire. On s’aperçoit alors que l’imaginaire n’est pas une épice pour égayer ou se divertir du réel, mais bien ce qui permet à la fois de penser le réel et de s’en libérer. Par exemple, à Rennes, on a travaillé avec des enfants de quartiers populaires sur la carte de la ville. À un moment, ils nous ont dit : « ah, mais on a oublié le Maroc, le Cameroun, le Kurdistan ! », des pays qu’ils ont ensuite ajoutés très naturellement à la carte de leur quartier ! Ça disait quelque chose de leur géographie, des endroits qui leur sont tout aussi proches que leur lieu de vie réel.
À Saint-Gilles, les participants ont zappé la prison, mais aussi annexé d’autres zones comme un parc qui est pourtant situé dans la commune voisine de Forest, c’est fréquent ?
C’est très fréquent. Ça n’est que ça en fait, cette géographie subjective : des espèces d’oublis, volontaires ou involontaires. Qu’est-ce qu’on s’autorise à mettre ou à retirer ? Ou à annexer parce qu’on aime bien ces endroits ? Ces choix, on va d’ailleurs les questionner. Par exemple, la prison de Saint-Gilles apparait bel et bien sur la carte, mais en transparence. Lors des discussions, cela faisait ressortir un certain malaise : un endroit comme ça, on le met ou on ne le met pas ? Est-ce que ça a sa place sur une carte ? Pour continuer sur Saint-Gilles, toute la zone en allant vers la place Louise, le quartier plus riche de Saint-Gilles, est comme non vue… et a été enlevée de la carte, car pour le groupe, ce n’était « plus du Saint-Gilles », ça portait moins le sceau d’une « âme Saint-Gilloise ».
Ça donne lieu à des négociations…
Des négociations, des discussions. Pour nous le principal, c’est surtout que les habitants prennent conscience des nouveaux points de centralité, des nouvelles manières d’organiser la ville. C’est vraiment un outil pour accoucher d’une représentation commune.
Il y a des points communs, des éléments qui reviennent d’une carte à l’autre ?
Il y a des points de repère pour constituer ces cartes qui reviennent très souvent : axes routiers, monuments ou équipements publics. La liste des éléments publics est d’ailleurs très importante pour les habitants : La Poste, la Mairie, la bibliothèque, la piscine, l’école, etc. sont les premiers points qui font le maillage d’une ville et qui sont cités. C’est l’un des points communs à presque toutes nos cartes.
Le tramway est une des premières choses qui est mise, comme quelque chose d’un peu magique, souple, prioritaire et qui circule dans toute la ville. Il est souvent perçu comme un vecteur de liens très fort. Il y a vraiment l’idée qu’en regardant par la fenêtre du tramway, quelque chose qui va vite et qui traverse toute la ville, on peut s’approprier cette ville. En grande opposition souvent avec le métro, d’où on ne voit rien.
D’autre part, je constate de plus en plus la forte centralité des centres commerciaux. On se retrouve parfois avec des cartes où le groupe met en premier lieu Carrefour, Leclerc ou Lldl là où il mettait la Mairie, un centre social ou un musée.
Comment les habitants délimitent leur espace, y posent des frontières ?
On a des villes très souples, où ce ne sont que des circulations. Et puis on a eu des villes où les habitants vont définir leur identité, au moins territoriale, d’abord par opposition à un autre quartier. Notamment dans les quartiers très populaires où il y a comme un besoin de limites très fortes et très franches pour pouvoir assurer un chez soi tenable. Et ce, beaucoup plus que dans les quartiers plus aisés où on met les lignes TGV ou de bus et où on donne l’idée que ça circule. Ça ne veut pas dire que la frontière n’y est pas, mais elle n’est pas énoncée telle quelle : c’est une frontière plus invisible.
Est-ce que les cartes révèlent des lignes de fractures sociales, des frontières intérieures, dans un quartier ou une ville ?
À Brive-la-Gaillarde par exemple, on a constaté un malaise important entre le quartier populaire et le centre-ville bourgeois et huppé : les habitants des quartiers populaires mettaient à distance le centre-ville et se sentaient fortement regardés, jugés. La carte montre deux zones qui ne se touchent que par une ligne de bus…
Cela étant, nos participants n’aiment généralement pas consacrer ces lignes de fractures : on n’est pas fier d’une frontière. Symboliquement, il y a un malaise à la tracer. Ils savent que la carte va être imprimée et diffusée. Il y a l’idée qu’il y a un défaut. Du coup, ils ont envie de rajouter des lignes de bus, de créer des choses pour que ça circule. Car une ville qui va bien, dans l’imaginaire collectif, c’est une ville où ça circule de partout.