Charge ou valeur sociale ajoutée ?

Photo : Coyau / Wikimedia Commons / CC-BY-SA-3.0

La cri­tique la plus répan­due des coti­sa­tions sociales amène à dis­qua­li­fier celles-ci en tant que « charges sociales » qui vien­draient se sur­ajou­ter au salaire, comme si elles lui étaient exté­rieures, pour ren­ché­rir le « coût du tra­vail ». Cette façon de voir ignore le carac­tère pro­fon­dé­ment inté­gré au salaire des coti­sa­tions sociales (qui en repré­sentent une par­tie dif­fé­rée et socia­li­sée), ain­si que et les élé­ments dont elles sont la tra­duc­tion au sein de la valeur du travail.

Ces élé­ments, dévoile Alain Bihr, ce sont l’ensemble des facul­tés ou capa­ci­tés incor­po­rées par les tra­vailleurs sous forme de « capi­tal cultu­rel sub­jec­tif ou col­lec­tif » ou de ce qu’on peut aus­si nom­mer, avec Jean Blai­ron, « capi­tal façon­nier » (en oppo­si­tion à capi­tal fon­cier et à capi­tal finan­cier, et de pré­fé­rence à « capi­tal humain ») : des pro­prié­tés phy­siques, comme l’endurance, la puis­sance, la résis­tance… ; des connais­sances, des savoir-faire, une habi­le­té tech­nique, des com­pé­tences spé­cia­li­sées, l’expérience… ; une intel­li­gence du col­lec­tif de tra­vail d’auto-organisation et d’adaptation per­ma­nente ; ou encore des capa­ci­tés sub­jec­tives de créa­tion, d’engagement et de mobi­li­sa­tion de… tout ce qui précède.

Cette richesse construite des tra­vailleurs ajoute à la valeur de leurs seuls bras. Si ceux-ci consti­tuent leur pro­prié­té indi­vi­duelle, celle-là est une pro­prié­té et une valeur sociale. Elle se nour­rit et se déve­loppe, au fil du temps, grâce à tous les biens et ser­vices qui contri­buent, en amont, à la for­ma­tion de « force de tra­vail » (c’est-à-dire du tra­vailleur et de ses res­sources), à son entre­tien, son renou­vel­le­ment géné­ra­tion­nel (fami­lial) et à son niveau de vie. Quels sont ces biens et ser­vices col­lec­tifs ? Les soins de san­té, l’accueil de la petite enfance dans les crèches et la cou­ver­ture des frais de sco­la­ri­té, le paie­ment de périodes de vacances pour se repo­ser, l’assurance d’une sécu­ri­té vieillesse…

En fin de compte, c’est la pro­tec­tion sociale géné­ra­li­sée qui, en sécu­ri­sant le par­cours de vie pri­vée et pro­fes­sion­nelle des tra­vailleurs, donne à ceux-ci de l’assurance, au propre comme au figu­ré, et à leur tra­vail davan­tage de valeur. Or, à par­tir du moment où, après 1945, syn­di­cats et employeurs se mettent d’accord pour inté­grer cette plus-value sociale du tra­vail à la rému­né­ra­tion des sala­riés, s’est tout de suite posée la ques­tion de la mesure de cette valeur. Comme elle dif­fère d’un indi­vi­du à l’autre, il est impos­sible de la payer, sans se trom­per, sous forme de salaire indi­vi­duel (le salaire direct). C’est pour­quoi on a déci­dé de divi­ser le salaire en deux par­ties. Au salaire direct et indi­vi­duel que chaque tra­vailleur per­çoit immé­dia­te­ment de son employeur pour prix de son tra­vail et de ses qua­li­fi­ca­tions mesu­rables a prio­ri, a été ajou­té un salaire indi­rect ou social : les coti­sa­tions sociales.

Il y avait, et il y a tou­jours, une logique à ce que ces contri­bu­tions pré­le­vées sur la valeur du tra­vail viennent finan­cer les assu­rances sociales, puisque la force de tra­vail de cha­cun et de tous est enri­chie, socia­le­ment, par les pres­ta­tions de la Sécu : les coti­sa­tions sociales viennent payer la valeur sociale ajou­tée du tra­vail, de façon indis­so­ciable de la pres­ta­tion et de la rétri­bu­tion de celui-ci.

C’est l’incompréhension, la plu­part du temps, de l’ensemble de ce méca­nisme qui nour­rit les cri­tiques, quo­ti­diennes, du sur­coût que repré­sen­te­raient les coti­sa­tions sociales. Il est signi­fi­ca­tif de noter, aus­si, que même du côté des défen­seurs les plus convain­cus du sys­tème social, on pointe sou­vent le rôle de la sécu­ri­té sociale comme celui d’un ins­tru­ment de lutte contre l’appauvrissement finan­cier, mais très peu comme un vec­teur social d’enrichissement capa­ci­taire ou « façonnier ».

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