Chiffrer le bonheur

Image : Capture d’écran du webdocumentaire « Le Bonheur brut »

Arnaud Gré­goire est le réa­li­sa­teur d’un remar­quable web­do­cu­men­taire « Le Bon­heur brut », qui inter­roge la per­ti­nence du Pro­duit Inté­rieur Brut (PIB) pour éva­luer le bien-être des citoyens et qu’il met en pers­pec­tive avec la poli­tique du Bou­than. Il est éga­le­ment assis­tant à L’Université Libre de Bruxelles, jour­na­liste et web­jour­na­liste pour Alter Echos et spé­cia­li­sé dans les nou­veaux modes de com­mu­ni­ca­tion. Entretien.

Dans votre webdocumentaire vous traitez de la recherche de nouveaux indicateurs pour mesurer le bien-être des citoyens, mais vous liez aussi le Bhoutan aux objecteurs de croissance, les CPAS aux pratiques économiques et sociales alternatives. Pourquoi ce thème et quelle a été votre démarche ?

J’ai tra­vaillé pen­dant plus de dix ans dans la presse éco­no­mique et finan­cière, notam­ment à com­men­ter les ouver­tures et clô­tures des mar­chés finan­ciers, à don­ner les résul­tats des socié­tés cotées en bourse et à relayer l’évolution des grands indi­ca­teurs. Un élé­ment était cru­cial, à mettre en valeur sys­té­ma­ti­que­ment : qu’est-ce qui est en crois­sance, ou au contraire, en décrois­sance ? L’idéal étant bien enten­du d’afficher une « belle progression ».

Il fal­lait que les chiffres (confiance des consom­ma­teurs, indice BEL 20, béné­fice après impôt, etc.) croissent. Et jamais ne se posait la ques­tion de savoir si cela était posi­tif ou non. Comme jour­na­liste, ce qui va de soi pour tout le monde m’a tou­jours sem­blé un peu louche et mérite inter­pel­la­tion. Puis, on a com­men­cé à entendre par­ler de « décrois­sance ». Il m’a alors paru indis­pen­sable de trai­ter le sujet, de le creu­ser, d’aller voir ce qui se cache der­rière cette sacro-sainte crois­sance. Et sur­tout de le faire d’une manière telle que le récep­teur de l’enquête sur ce sujet ne se sente pas, comme c’est sou­vent le cas en matière d’économie et de macro-éco­no­mie, d’emblée mis sur la touche.

L’enjeu essen­tiel, je crois, d’un docu­men­taire comme celui-ci, est de rendre le plus acces­sible pos­sible le sujet. De per­mettre à cha­cun de se réap­pro­prier un dis­cours sur l’économie, de ne plus être comme « impres­sion­né », voir même dans une forme de « sidé­ra­tion », face à la machine économique.

Face à l’hégémonie de l’économie néo-classique, qui détermine tant le sens des politiques publiques que les conduites existentielles, contester le PNB n’est-ce pas porter la critique au cœur même du système ?

Cer­tai­ne­ment. Tou­cher au cœur du sys­tème est à mon avis le seul moyen de bien le com­prendre. Et puis, il y a un effet domi­no : une fois bien sai­sis les enjeux der­rière le cal­cul du PIB et la quête de sa crois­sance, les autres élé­ments consti­tu­tifs de notre éco­no­mie tombent – dans le sens de « se révèlent » — les uns après les autres, tout naturellement.

Le Bhoutan est-il une dictature environnementale et culturelle ou une petite étincelle alternative face à la concurrence effrénée entre les pays émergents et les pays industrialisés, et face à l’homogénéisation planétaire du mainstream culturel ?

Les deux à la fois ! Certes, le Bhou­tan n’a pas encore atteint l’idéal démo­cra­tique. Mais l’avons-nous nous-mêmes atteint ? Qui sommes-nous pour leur faire la leçon ?

Et puis je me demande dans quelle mesure col­ler l’étiquette de dic­ta­ture sur des pays émer­gents qui mettent en place une poli­tique forte – jusque dans leur Consti­tu­tion – de pro­tec­tion de leur patri­moine envi­ron­ne­men­tal, cultu­rel, spi­ri­tuel, n’est pas jus­te­ment le signe de notre volon­té de prise de pou­voir sur eux.

Par ailleurs, peut-être un jour serons-nous obli­gés de deve­nir d’une cer­taine façon des dic­ta­tures envi­ron­ne­men­tales, car la nature ne nous lais­se­ra pas le choix !

L’objection de croissance : un rêve, une utopie, une inconscience, ou le début d’un nouveau mouvement historique, encore balbutiant, mais source d’une véritable alternative à la domination capitaliste ?

La crois­sance étant tel­le­ment inté­grée par tous comme le fon­de­ment de notre socié­té, il me semble salu­taire que cer­tains la remettent en ques­tion. Mais ce n’est qu’un début, qui a l’inconvénient, je trouve, de res­ter encore bra­qué sur la notion de crois­sance. Il faut aller beau­coup plus loin, opé­rer une véri­table révo­lu­tion dans notre mode de pen­sée, pour éta­blir les para­digmes fon­da­teurs d’une socié­té de bien-être pour tous. Edgar Morin, dans « La Voie », en fait la démons­tra­tion magis­trale. Ses constats sont ful­gu­rants ! Et son appel à une « méta­mor­phose » parait vital. Donc, oui, com­men­çons par remettre en ques­tion la crois­sance, c’est un bon début. Mais il y a tel­le­ment plus à faire !

Quelles sont vos sources d’inspiration artistiques et intellectuelles qui rejoignent votre plaidoyer en faveur d’une recherche par l’État d’une quantification de la vie heureuse ?

La cri­tique de notre sys­tème a été faite avec brio par de nom­breux intel­lec­tuels. Dif­fi­cile, par contre, de trou­ver des pen­seurs qui jettent les bases d’une socié­té nou­velle. Edgar Morin, je trouve, vient de le faire. Chris­tian Arns­per­ger a aus­si déve­lop­pé, non seule­ment une cri­tique, mais aus­si une vision construc­tive, por­teuse pour l’avenir.

Je suis tou­ché par des artistes qui asso­cient une démarche esthé­tique forte à un vrai dis­cours sur le monde. J’ai ain­si eu l’occasion de voir les pro­duc­tions ou per­for­mances de quelques artistes puis­sants – comme Paul McCar­thy par exemple – dont les œuvres sont par­fois d’une grande vio­lence et consti­tuent une cri­tique viru­lente de notre société.

Ce qui m’intéresse aus­si dans la ques­tion de l’art et de la pen­sée poli­tique (l’éternelle ques­tion de l’artiste « enga­gé ») c’est qu’elle touche de près au jour­na­lisme, qui doit arti­cu­ler esthé­tique et dis­cours de fond. Le sujet est polé­mique, ain­si qu’en attestent les débats autour du fait que des pho­to­graphes de guerre, comme James Nacht­wey, ou du social, comme Sebas­tiao Sal­ga­do, sont expo­sés comme de grands artistes contem­po­rains. Plus proche de nous, Gaël Turine adopte aus­si une démarche qui relève à la fois du jour­na­lisme et de l’esthétique.

Devant la souffrance, l’exclusion sociale, la faim ou la guerre, la notion du bonheur n’apparaît-elle pas, sur le plan politique, comme une forme de provocation ? Autrement dit, ne s’agit-il pas aujourd’hui, non de faire le bien, mais d’éviter le pire ?

Nous en sommes effec­ti­ve­ment en ce moment à évi­ter le pire. Et, pour ce faire, je crois qu’il faut en reve­nir à l’essentiel. Quel meilleur moyen pour cela que de poser la ques­tion fon­da­men­tale du bon­heur et du bien-être ?

On per­çoit par contre très vite le risque de poli­tiques qui veulent « faire le bon­heur des gens ». Et je me demande aus­si dans quelle mesure le dis­cours sur le bon­heur ne pour­rait pas être récu­pé­ré sur le mode « l’argent ne fait pas le bon­heur, donc la pau­vre­té du plus grand nombre n’est pas un pro­blème et les inéga­li­tés sont tout à fait acceptables ».

En votre qualité d’enseignant, les nouveaux médias, essentiellement américains, représentent-ils pour vous, un formidable potentiel de liens sociaux et culturels ou une atomisation superficielle et frivole des relations humaines ?

Les médias ne sont jamais que des outils. Nous pou­vons nous en ser­vir aux fins les meilleures comme les pires. Nous pri­ver de notre res­pon­sa­bi­li­té dans l’usage que nous fai­sons des médias – en tant que pro­duc­teur ou en tant que consom­ma­teur — revient à nier notre liber­té. Donc je crois que, tout comme vis-à-vis de l’économie, il faut arrê­ter d’avoir un dis­cours de vic­time pas­sive par rap­port aux médias. Il faut d’une cer­taine manière reprendre la main, se les réap­pro­prier. Je trouve que c’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire.

Les nou­veaux médias ont ceci de par­ti­cu­lier et d’intéressant qu’ils auto­risent la réponse, la réac­tion, et aus­si la pro-acti­vi­té, l’action, y com­pris col­lec­tive. Les récents évé­ne­ments, ici comme ailleurs, en sont la preuve. Le temps du dis­cours à sens unique, du haut vers le bas, en télé­vi­sion comme dans les grands quo­ti­diens, est révolu.

Webdocumentaire visible sur le site du Soir : « Le Bonheur brut »

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