- Agir par la culture - https://www.agirparlaculture.be -

Chômeurs et syndicats : faire plus et mieux !

Illustration : Fabienne Loodts

L’organisation col­lec­tive des tra­vailleurs et tra­vailleuses sans emploi (TSE), et plus par­ti­cu­liè­re­ment leur rap­port avec les orga­ni­sa­tions de masse, notam­ment les orga­ni­sa­tions syn­di­cales (OS), a déjà fait l’objet de plu­sieurs études. Dans cet article, nous com­men­ce­rons par rap­pe­ler quelques constats géné­raux. Ensuite, nous ferons le point sur les enjeux actuels et futurs, en nous basant à la fois sur la lit­té­ra­ture et sur notre expé­rience de ter­rain en tant que Col­lec­tif Soli­da­ri­té contre l’Exclusion (CSCE) et ten­te­rons de tra­cer des pers­pec­tives pour le futur.

Rap­pe­lons que les ques­tions du tra­vail et de l’indemnisation du non-tra­vail sont fon­da­men­ta­le­ment liées. C’est la théo­rie de l’armée de réserve du capi­ta­lisme, énon­cée par Marx et Engels. Celle-ci pos­tule que le capi­ta­lisme a besoin d’un nombre suf­fi­sant de chô­meurs pour for­cer les tra­vailleurs à accep­ter des bas salaires par crainte de se retrou­ver à leur tour sans reve­nus. Le chô­mage joue donc clai­re­ment un rôle « régu­la­teur » au sein du sys­tème capitaliste.

CHÔMEURS ET SYNDICATS, UNE RELATION COMPLEXE

Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales (OS) nais­santes du 19e et du début du 20e siècle avaient bien com­pris ce prin­cipe et ont donc rapi­de­ment mis sur pied des caisses visant à l’indemnisation des tra­vailleurs ayant per­du leur emploi. Tout au long du 20e siècle, qui vit la pro­gres­sive ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion du mou­ve­ment syn­di­cal, ceux-ci ont tou­jours inclus en leur sein les tra­vailleurs sans emploi. Que ce soit dans le rôle poli­tique des OS, en créant par exemple des com­mis­sions de tra­vailleurs sans emploi ; dans leur rôle d’organisation de ser­vices, en assu­rant la défense et le conseil juri­dique des TSE, y com­pris dans le cadre des contrôles de l’ONEm ; dans leur rôle ins­ti­tu­tion­nel en jouant le rôle d’organisme de paie­ment des allo­ca­tions ou en sié­geant au comi­té de ges­tion de l’Office natio­nal de l’Emploi (ONEm).

Les rap­ports entre OS et TSE n’en sont pas idyl­liques pour autant. Pré­ci­sons que par­ler des OS comme d’un bloc mono­li­thique n’a aucun sens1. Néan­moins, à plus ou moins tous les étages de l’édifice syn­di­cal, il existe des ten­sions entre tra­vailleurs avec et sans emploi. Les pre­miers consi­dé­rant par­fois les seconds soit comme méri­tant leur sort, soit comme des concur­rents sur un mar­ché de l’emploi très ten­du et extrê­me­ment com­pé­ti­tif. Nous fai­sons l’hypothèse que cette deuxième option est pro­ba­ble­ment deve­nue majo­ri­taire dans le contexte de la crise. Les seconds pour­ront se sen­tir exclus, incom­pris et pleins de res­sen­ti­ments à l’égard de ces tra­vailleurs qui « ont la chance d’avoir un bou­lot ». Dans une vision idéale, le rôle d’une orga­ni­sa­tion syn­di­cale serait d’unifier les com­bats des tra­vailleurs avec et sans emploi, en bonne conscience du rôle que joue l’armée de réserve dans l’ordre capi­ta­liste. Mais de la vision idéale à la réa­li­té, le fos­sé est par­fois grand… Et cela peut s’expliquer par plu­sieurs causes.

Le fait que dans les struc­tures syn­di­cales, le rôle pré­pon­dé­rant est tou­jours dévo­lu aux cen­trales pro­fes­sion­nelles, et donc aux tra­vailleurs avec emploi. Les TSE res­tent géné­ra­le­ment can­ton­nés dans les « groupes spé­ci­fiques », aux côtés des jeunes, des femmes, des migrants… Avec donc tou­jours la ten­ta­tion de lais­ser les TSE s’occuper des pro­blèmes des TSE et de les écou­ter poli­ment lors des congrès, tout comme on laisse géné­ra­le­ment chaque groupe (femmes, jeunes, migrants) s’oc­cu­per de ce qui est cen­sé être leurs « pro­blèmes spé­ci­fiques ». Les OS pour­raient réflé­chir à leurs struc­tures, en envi­sa­geant par exemple de mettre les com­mis­sions TSE sur le même pied que les cen­trales pro­fes­sion­nelles ou de don­ner un véri­table rôle aux TSE au sein même des cen­trales, en fonc­tion de leur der­nier emploi et/ou de leur formation.

QUELLE MOBILISATION DES TSE POSSIBLE ?

Pour que les TSE s’organisent col­lec­ti­ve­ment, il est néces­saire d’avoir comme préa­lable une iden­ti­té col­lec­tive. Or l’absence d’identité col­lec­tive est évi­dente : (presque) per­sonne ne se reven­dique fiè­re­ment comme « chô­meur ». Et l’organisation de la socié­té contre le « chô­meur sus­pect »2, aggra­vée depuis la der­nière crise et les mesures de stig­ma­ti­sa­tion prises à l’égard des allo­ca­taires sociaux, ne faci­lite bien enten­du pas l’émergence d’une telle iden­ti­té. De plus, les mul­tiples mesures de chasse aux chô­meurs sous cou­vert d’activation du com­por­te­ment de recherche d’emploi prises par les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs ces 15 der­nières années décou­ragent les TSE à s’impliquer dans des acti­vi­tés non liées direc­te­ment à la recherche d’un emploi, tels le mili­tan­tisme syn­di­cal ou tout sim­ple­ment la vie asso­cia­tive dans une pers­pec­tive d’émancipation. Enfin, le phé­no­mène de « sher­woo­di­sa­tion »3 qui fait suite aux mesures d’exclusion des allo­ca­tions d’insertion par le gou­ver­ne­ment Di Rupo sort de nom­breux TSE « des radars ». Ils ne sont plus attei­gnables par les canaux habi­tuels des OS, vu que celles-ci ne leur paient plus d’allocations.

Même pour les TSE béné­fi­ciant tou­jours d’allocations, et donc en contact régu­lier avec leur orga­ni­sa­tion syn­di­cale, leur prise en charge est plus admi­nis­tra­tive que mili­tante. Les OS tentent certes de pro­fi­ter de la remise des cartes de contrôles pour éta­blir un contact avec leurs affi­liés et les mobi­li­ser col­lec­ti­ve­ment. Elles leur adressent aus­si régu­liè­re­ment des cour­riers, mais l’on sait que ce médium est peu effi­cace auprès d’un public pré­ca­ri­sé. Nous pen­sons qu’il serait néces­saire de réflé­chir à de nou­velles façons de mobi­li­ser col­lec­ti­ve­ment les TSE, afin de dépas­ser le cercle sou­vent res­treint de quelques mili­tants de longue date. Une par­tie de la ques­tion se trouve évi­dem­ment dans les moyens humains que les syn­di­cats sont prêts à consa­crer à cette mission.

FRONT COMMUN OU REVENDICATION COMMUNE ?

Une piste est aus­si de ren­for­cer une logique de « front com­mun » entre struc­tures syn­di­cales et asso­cia­tions. Ce fut le cas de la plate-forme « Stop chasse aux chô­meurs », dont le CSCE fut un des fers de lance, et qui ras­sem­bla dans un com­bat com­mun des OS, des col­lec­tifs TSE et des asso­cia­tions. Plus rare­ment, l’organisation col­lec­tive de TSE se fera en oppo­si­tion plus ou moins fron­tale aux OS. La frac­ture se mar­que­ra alors sur le rap­port au tra­vail, en met­tant en cause par exemple l’obligation pour le chô­meur d’accepter tout « emploi convenable ».

Les pro­blèmes que ren­contrent les TSE au sein des OS sont peu ou prou ren­con­trés par les dif­fé­rentes caté­go­ries de tra­vailleurs « aty­piques », c’est-à-dire qui ne rentrent pas dans le groupe des tra­vailleurs en CDI rat­ta­chés à un sec­teur (et donc à une cen­trale pro­fes­sion­nelle) clai­re­ment défi­ni : migrants, inté­ri­maires, étu­diants, usa­gers des CPAS et articles 60, artistes, free­lances, tra­vailleurs « ubé­ri­sés »… Vu les muta­tions à l’œuvre au sein du monde du tra­vail et leur accé­lé­ra­tion, il est plus qu’urgent pour les OS de réflé­chir sérieu­se­ment à leur rôle dans la défense col­lec­tive de ces tra­vailleurs, quitte à bous­cu­ler leur orga­ni­sa­tion interne et leurs struc­tures. Dans l’actualité récente, il est inter­pel­lant de consta­ter que c’est la SMart qui a récem­ment annon­cé avoir obte­nu un accord per­met­tant aux cour­siers à vélo de béné­fi­cier d’un salaire au moins égal au reve­nu mini­mum et une assu­rance acci­dent de travail.

Pour conclure cet article sur une note d’espoir, réflé­chis­sons à un com­bat qui pour­rait uni­fier tra­vailleurs avec et sans emploi. La reven­di­ca­tion de la réduc­tion col­lec­tive du temps de tra­vail revient sur le devant de la scène et com­mence à ras­sem­bler de nom­breuses per­son­na­li­tés et orga­ni­sa­tions de gauche. En ouvrant la pers­pec­tive d’un meilleur par­tage du tra­vail entre ceux qui meurent de tra­vailler trop et ceux qui meurent de ne pas tra­vailler, la réduc­tion col­lec­tive du temps de tra­vail pour­rait être cette reven­di­ca­tion qui uni­fie­rait la lutte des tra­vailleurs avec ou sans emploi.

  1. En Bel­gique peut-être encore plus qu’ailleurs, les struc­tures syn­di­cales se carac­té­risent par leur com­plexi­té. Au sein des deux grandes confé­dé­ra­tions (les « verts » de la CSC et les « rouges » de la FGTB, aux­quelles il fau­drait encore rajou­ter la plus modeste CGSLB « bleue »), on retrouve une constel­la­tion de cen­trales affi­liant les tra­vailleurs selon leur sec­teur d’activité et/ou leur sta­tut, d’interrégionales, de régio­nales, de sec­tions d’entreprise voire même pour la CSC de sec­tions com­mu­nales. Cha­cune de ces com­po­santes jouit d’une plus ou moins grande auto­no­mie et les posi­tions offi­cielles des OS ne sont jamais que le résul­tat de rap­ports de forces entre les dif­fé­rentes enti­tés qui les com­posent. D’autant plus que ce que l’on appelle clas­si­que­ment le « mou­ve­ment ouvrier » se com­pose éga­le­ment d’autres orga­ni­sa­tions de masse que les seuls syn­di­cats : par­tis, mutuelles, orga­ni­sa­tions cultu­relles ou de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, centres de for­ma­tion et d’éducation permanente…
  2. Flo­rence Loriaux (dir), Le chô­meur sus­pect. His­toire d’une stig­ma­ti­sa­tion, CARHOP-CRISP, 2015
  3. Phé­no­mène de « dis­pa­ri­tion » pure et simple de citoyen.ne.s des régimes d’aide et de sécu­ri­té sociale au pro­fit de sys­tèmes de « débrouille » et/ou de soli­da­ri­té familiale.


Guéric Bosmans est Rédacteur en chef de la revue Ensemble! éditée par le Collectif Solidarité Contre l’Exclusion (CSCE). Ce texte n’engage pas le CSCE.