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Le commun à la confluence des contre-courants

Christian Laval

Illustration : Valfret Asperatus

Réponse au célèbre TINA (There is not alter­na­tive) de That­cher par un TAPAS (There are plen­ty of alter­na­tives), les com­muns consti­tuent une riposte posi­tive et créa­tive à l’accaparement des res­sources de plus en plus agres­sif réa­li­sé par le mar­ché et ce bien sou­vent en col­lu­sion avec l’État. Ren­contre avec Chris­tian Laval, Pro­fes­seur de socio­lo­gie à l’Université de Paris Ouest Nan­terre et auteur avec Pierre Dar­dot de Com­mun, essai sur la révo­lu­tion du XXIe siècle, autour de ce qui appa­rait de plus en plus comme un nou­veau para­digme éco­no­mique, poli­tique et cultu­rel alter­na­tif au capitalisme.

Les com­muns (« Com­mons » en anglais) est un terme cou­vrant une mul­ti­tude de pra­tiques et d’initiatives mise en place par des com­mu­nau­tés d’usagers et de pro­duc­teurs (les « com­mo­ners ») qui obéissent à un prin­cipe d’autogouvernement et de refus de la pro­prié­té exclu­sive. Il s’agit de pro­duire et de gérer des res­sources qui peuvent être tant concrètes (eau, terres) que vir­tuelles (logi­ciels libres) hors du mar­ché selon un prin­cipe d’autogouvernement. Ce qui relie ces ini­tia­tives dis­pa­rates, ce n’est pas la res­source en elle-même, dans la mesure où tout peut faire l’objet d’une pro­duc­tion en com­mun. Mais c’est le mode d’usage et de par­tage qu’une com­mu­nau­té éta­blit col­lec­ti­ve­ment pour pro­duire cette res­source. C’est la manière dont ses usa­gers vont s’autogouverner en créant des règles et des pro­to­coles pour pro­duire, gérer et dis­tri­buer ces res­sources. Le com­mun, en tant que prin­cipe géné­ral de gou­ver­ne­ment d’un col­lec­tif de pro­duc­tion, per­met d’imaginer un « autre monde », de réin­ven­ter une éco­no­mie, une poli­tique et une culture. Il per­met de pen­ser les simi­la­ri­tés qui existent entre la ges­tion col­lec­tive de l’eau par des peuples indi­gènes, des logi­ciels open source comme Linux, des fêtes de quar­tier ou des trusts fon­ciers. Et sur­tout, ce para­digme des com­muns tend à se consti­tuer en un récit par­ta­gé à l’échelle mon­diale, créant une conver­gence des luttes et des alter­na­tives contre un capi­ta­lisme effréné.

Aujourd’hui, le néolibéralisme et son TINA semblent nous tenir plus que jamais. Comment la révolution des communs que vous constatez arrive-t-elle néanmoins à émerger ?

Les appa­rences sont contre nous. Tout nous lais­se­rait pen­ser qu’il n’y a plus aucune pos­si­bi­li­té de chan­ger la logique mor­ti­fère et des­truc­trice qui s’impose aujourd’hui dans le monde et en Europe, celle du néo­li­bé­ra­lisme, de la finance, du pro­duc­ti­visme. Le néo­li­bé­ra­lisme c’est l’utilitarisme actua­li­sé, radi­ca­li­sé, éten­du, géné­ra­li­sé. C’est une logique nor­ma­tive uni­ver­selle qui, par le moyen des poli­tiques publiques autant que par la puis­sance propre des grandes entre­prises pri­vées et du milieu influent des affaires, trans­forme la socié­té et ses membres en pro­fon­deur. C’est une logique nor­ma­tive qui va jusqu’à trans­for­mer l’État lui-même en une sorte de grande entre­prise, et qui impose la norme de la concur­rence et le modèle de l’entreprise à toutes les acti­vi­tés sociales et humaines. La seule issue pos­sible pour sor­tir de la cage uti­li­ta­riste et néo­li­bé­rale ne consiste pas à attendre que tout s’écroule mais réside dans l’agir com­mun. Ce sys­tème de pou­voir, de normes et d’institutions que l’on appelle le capi­ta­lisme est une construc­tion poli­tique qui a mis des siècles à se mettre en place. Ce qui a été construit peut être décons­truit. Il nous est donc pos­sible d’envisager et d’entamer dès main­te­nant, la recons­truc­tion d’une autre logique nor­ma­tive, d’un autre sys­tème d’institutions et de normes, d’une autre socié­té. C’est le sens même de ce que nous appe­lons « la révo­lu­tion du commun ».

Pourquoi aujourd’hui ? Est-ce une réponse à une marchandisation du monde qui s’accélère où l’on va jusqu’à breveter les mots ou les gènes humains ?

Com­prendre que l’on a un adver­saire com­mun, c’est le pas his­to­rique qui est en train d’être réa­li­sé et qui anime les actions de refus et de résis­tance à ce que nous avons appe­lé la « grande appro­pria­tion du monde », c’est-à-dire cette exten­sion et ce dur­cis­se­ment gui­dés par les grandes mul­ti­na­tio­nales des droits exclu­sifs de pro­prié­té sur les espaces publics, dans la ville, sur la connais­sance et la culture, sur le corps humain, sur les forêts, les res­sources natu­relles, les terres exploi­tées jusque-là par des pay­sans indi­gènes pour les besoins de la popu­la­tion locale. Cette appro­pria­tion géné­ra­li­sée des res­sources ali­men­taires, des terres, des espaces urbains, des connais­sances, des infor­ma­tions, etc., a été vécue et com­prise comme un « second mou­ve­ment d’enclosures ». Par « enclo­sures », il faut com­prendre ce mou­ve­ment his­to­rique com­men­cé à la fin du Moyen Âge en Europe, qui a consis­té dans le ren­for­ce­ment des droits des pro­prié­taires sur leurs terres, leurs forêts, leurs étangs aux dépens des pra­tiques vil­la­geoises cou­tu­mières et des espaces com­mu­naux qui per­met­taient un usage col­lec­tif des res­sources dis­po­nibles, à côté et par-delà les droits de pro­prié­té. En un mot, la clô­ture des terres a détruit les « commons ».

Ce qu’il faut bien avoir en tête c’est que ce mou­ve­ment d’enclosure est l’un des pro­ces­sus qui a per­mis la nais­sance du sys­tème capi­ta­liste en Angle­terre et en Europe, avec le déve­lop­pe­ment de l’élevage des mou­tons dont la laine était expor­tée ou était trans­for­mée par l’industrie nais­sante. Avec le retour du thème à la fois reven­di­ca­tif et pra­tique des « com­mons », on touche à l’un des fon­de­ments du sys­tème qui est pré­ci­sé­ment la pro­prié­té pri­vée telle qu’elle est conçue dans les socié­tés modernes.

Cette résis­tance à la logique pro­prié­taire s’est peu à peu trans­for­mée ces der­nières années en une concep­tion beau­coup plus posi­tive et construc­tive du com­mun. Elle s’est en effet accom­pa­gnée de la décou­verte ou plu­tôt de la redé­cou­verte de la pro­duc­ti­vi­té non seule­ment éco­no­mique mais aus­si sociale du « com­mun » comme pra­tique col­lec­tive démo­cra­tique, comme ins­ti­tu­tion d’autogouvernement. La caté­go­rie de com­mun va alors s’appliquer beau­coup plus lar­ge­ment à toutes les pra­tiques sociales, mul­tiples et diver­si­fiées, qui ne séparent pas pro­duc­tion et démo­cra­tie, coopé­ra­tion pro­duc­tive et jus­tice sociale et ceci dans tous les domaines. C’est un pas très impor­tant à la fois sym­bo­lique, théo­rique et pra­tique qui est fran­chi quand des acteurs sociaux les plus divers conçoivent qu’il ne s’agit pas seule­ment de défendre des com­muns exis­tants mais qu’il s’agit de construire et de déve­lop­per de nou­veaux com­muns. « Construire des com­muns » et pas seule­ment « défendre des com­muns ». C’est cette bas­cule qui s’est pro­duite en s’appuyant sur des expé­ri­men­ta­tions pion­nières per­mises par les tech­no­lo­gies numé­riques, les­quelles pra­tiques de réseau sou­lignent et démontrent les ver­tus de la mise en com­mun (com­mo­ning) des connais­sances. On peut par exemple pen­ser notam­ment au déve­lop­pe­ment du logi­ciel libre ou des ency­clo­pé­dies wiki.

C’est à par­tir de cette double face, cri­tique et construc­tive, que la caté­go­rie de com­mun appa­raît au début du XXIe siècle comme le pos­sible fon­de­ment d’une autre concep­tion de la vie en socié­té, d’une autre concep­tion de la richesse et du tra­vail, d’une réin­ven­tion de la démocratie.

On lie sous ce vocable de communs, beaucoup de pratiques, mouvements, ou traditions très diverses, du logiciel libre à la gestion de jardins partagés, des coopératives à la gestion collective de ressources naturelles (forêt, semences, eau, terres…). Qu’est-ce qui est commun à ces pratiques du commun ?

Ce qui est com­mun, c’est ce que nous déci­dons de mettre en com­mun, ce que nous ins­ti­tuons comme com­mun. Le com­mun n’est pas une sorte de réserves de biens natu­rels ou de ves­tiges de quelques biens his­to­riques excep­tion­nels qu’il fau­drait conser­ver en dehors de l’emprise du mar­ché ou de la pro­prié­té des États parce qu’ils auraient des carac­té­ris­tiques intrin­sèques d’inappropriabilité, parce que ces biens seraient natu­rel­le­ment com­muns. C’est parce que nous déci­dons de mettre en com­mun des biens pour en pro­té­ger ou en déve­lop­per les usages col­lec­tifs, et plus sou­vent encore des condi­tions maté­rielles, des capa­ci­tés phy­siques et intel­lec­tuelles néces­saires à de l’activité col­lec­tive qu’il y a du com­mun. Le com­mun n’est pas ce qui est com­mun natu­rel­le­ment, mais ce qu’on fait être com­mun par un acte poli­tique, par un acte instituant.

L’autogouvernement est la forme poli­tique uni­ver­selle du com­mun. Le com­mun est ce prin­cipe qui met en cohé­rence la forme d’organisation de l’activité et son but social. C’est le propre de la démo­cra­tie véri­table : ce que l’on appelle le bien com­mun ne se décide jamais en dehors d’une déli­bé­ra­tion et une déci­sion col­lec­tive, sur une base éga­li­taire, de tous ceux qui entendent mener une acti­vi­té en com­mun. Et cette déli­bé­ra­tion aura pour effet de ren­for­cer la capa­ci­té de réflexion, de déci­sion, de bien-être, de jouis­sance esthé­tique non seule­ment pour les acteurs directs impli­qués dans l’activité mais pour toute la société.

Autant dire que ce qui est pri­vi­lé­gié dans l’agir com­mun c’est l’usage et non l’appropriation. L’usage parce que l’activité col­lec­tive mobi­lise des forces conju­guées, com­bi­nées, de mul­tiples sortes, et ne peut don­ner lieu à des impu­ta­tions per­son­nelles de pro­duc­ti­vi­té qui jus­ti­fie­raient des appro­pria­tions indi­vi­duelles. L’effet de l’agir com­mun, qu’il s’agisse d’un bien, d’un ser­vice, d’une connais­sance, n’est pas inté­gra­le­ment appro­priable, y com­pris par le col­lec­tif qui par­ti­cipe direc­te­ment à sa pro­duc­tion. La part des­ti­née à l’usage col­lec­tif doit être pré­ser­vée et si pos­sible agrandie.

Et pour être plus pré­cis encore et sans jouer sur les mots : le prin­cipe du com­mun com­mande l’institution de com­muns au plu­riel dans tous les domaines, c’est-à-dire la créa­tion d’institutions sociales, éco­no­miques, cultu­relles orga­ni­sées selon le double prin­cipe de l’autogouvernement et de l’inappropriable.

L’exercice du commun est donc indissociable de l’exercice de la démocratie ?

La démo­cra­tie radi­cale qui s’invente aujourd’hui, qui se cherche par mille voies et expé­ri­men­ta­tions, a en effet trou­vé un nom : le com­mun. Un nom qui désigne une recherche nou­velle de faire du col­lec­tif sans abo­lir la liber­té per­son­nelle d’agir et de pen­ser. C’est une manière de « faire démo­cra­tie » qui s’invente mais qui n’est pas sans racines his­to­riques. Elle puise dans de nom­breuses expé­riences du pas­sé, dans le socia­lisme de l’association du XIXe siècle, dans la Com­mune de Paris, dans les conseils ouvriers, dans l’autogestion. Le com­mun, c’est le terme qui désigne la confluence des contre-cou­rants. Face à l’anémie et à la nécrose de la démo­cra­tie dite repré­sen­ta­tive, face aux usur­pa­tions oli­gar­chiques sys­té­miques que nous avons sous nos yeux, face à l’étouffement de la vraie citoyen­ne­té démo­cra­tique par l’efficacité mana­gé­riale, le com­mun se pré­sente comme une alter­na­tive poli­tique d’un nou­veau genre.



 

Pierre Dardot, Christian Laval
Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle
La Découverte, 2014