La placidité du propos de cette femme issue d’un « monde rural peu militant » porte une détermination farouche. Les utopies de la jeune assistante sociale de Marche-en-Famenne soutiennent aujourd’hui les convictions fortes de la Secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Sa lecture politique du social, comme sa conception sociale de la culture, en témoignent. À la tête du Réseau depuis bientôt dix ans, Christine Mahy cherche à faire bouger les lignes des politiques publiques en faveur d’une approche plus structurelle, moins « sparadrap », de la question sociale. Son credo ? La richesse des populations, dont le potentiel trouve à se réaliser dès qu’on leur redonne de la « latitude ».
Au terme de sa formation d’assistante sociale, Christine Mahy crée, en 1982, une école de devoirs et d’animations dans un quartier d’habitations sociales de Marche-en-Famenne, où vit une communauté turque importante. Dès ce moment, sa préoccupation première consiste à favoriser l’accès à la culture, au sens large du terme, pour le plus grand nombre, en ville comme à la campagne. Car, très vite, elle comprend que ce que les gens attendent le plus, « c’est d’être entendus sur ce qu’ils sont dans leur culture : leur culture avec un grand « C », c’est-à-dire leur histoire, leur vision de la société, leur esthétique de vie, leur rapport aux autres, leur désir d’avenir… » Cette prise de conscience la conduit à « nouer alliance » avec le monde artistique et culturel, qu’elle ne connaît pas, alors, et à articuler, définitivement, le social et le culturel dans son action.
Dans le même esprit, elle va travailler à la Maison de la Culture de Marche, avant d’en assurer la direction à partir de 1991 et jusqu’en 1998. La démocratie culturelle par l’éducation permanente est sa ligne directrice : « Les moyens et outils culturels, qui émanent des contributions de la population, dit-elle, doivent revenir à celle-ci, sur base de ce qu’elle a à dire, à produire, à découvrir et à faire découvrir aussi. »
Plus tard, avec Daniel Seret, artiste-peintre qui s’emploie à faire entrer l’art en milieu rural, elle constitue le « Miroir vagabond », qui allie action sociale et action culturelle, au départ de Hotton, où l’asbl est établie depuis 1998.
Le culturel, l’éducation permanente, c’est devenu assez vite une évidence dans votre vision sociale ?
Pour peu, oui, que l’on intègre une dimension critique y compris dans sa propre action. Celle-ci doit servir l’objectif d’émancipation des populations, pas le dispositif en lui-même.
C’est pourquoi il est à ce point toujours nécessaire, à mes yeux, de se poser la question de qui ne vient pas à vos activités, qui, dit-on, ne serait « pas intéressé ». C’est un fil rouge, pour moi, une sorte d’obsession. Car il y a toujours un plus invisible que soi, il y toujours un plus fort du faible ou un plus faible du fort, que l’on ne voit pas forcément.
Cet élément a un impact majeur dans une société qui s’est technocratisée, et qui range le réel, la vie et les gens dans des tiroirs ou dans des cases, lesquels sont définis et étiquetés la seule base de ce qui est apparent et de ceux qui sont visibles. Ce qui, immanquablement, crée des « oubliés ». Or, aujourd’hui, les oubliés, cela fait beaucoup de monde. Mais c’est pourtant sur eux que l’on reporte la faute de ne pas être dans les tiroirs existants, de ne pas entrer dans les bonnes cases. Et quand, pour toute réponse à leurs problèmes, on les confronte à l’injonction de s’adapter au système, de suivre les règles, cela revient à les rendre responsables du sort qui est le leur.
Justement, des politiques publiques qui fonctionnent, en partie au moins, sur ce type de catégorisation n’ont-elles pas pour effet de rabattre la conflictualité sociale sur une mise en concurrence généralisée des individus : les salariés contre les intérimaires, les travailleurs précarisés contre les allocataires sociaux « assistés » ?
Plus que jamais, aujourd’hui, le mode de lecture de la société qui est proposé publiquement, très souvent par le biais des médias, en termes de responsabilisation ou de culpabilisation individuelle, est porteur d’une tension extrêmement forte. Combien de fois n’entend-on pas, même dans la bouche d’acteurs généreux du secteur : « Regarde un peu ces gens, on peut leur proposer ce qu’on veut, des tickets culture Article 27, par exemple, ils ne viennent quand même pas ».
La violence de ce type de propos est entretenue, je pense, par un climat généralisé de peur, d’insécurité sociale, de vulnérabilité ressentie : celui qui est plus stable, aujourd’hui, a peur de basculer demain. Ce qui le pousse à vouloir se protéger, non de ce qui, structurellement, est susceptible de le déstabiliser, mais de ceux qui, individuellement, lui apparaissent comme des rivaux, comme des profiteurs ou comme les miroirs qui lui son tendus de sa possible propre « déchéance », demain. Ce faisant, il a intériorisé, sans s’en rendre compte, la légitimité de la logique des « tiroirs ».
Comment peut-on modifier cet état d’esprit ?
Les acteurs de l’éducation permanente ont un grand rôle à jouer de ce point de vue, en tentant de faire voir les liens de complémentarité qui existent entre personnes, entre groupes.
J’ai, à cet égard, une conviction forte, qui m’est chère : celle de la richesse des populations. Même appauvries, les personnes sont des sujets proposants et des sujets créatifs en puissance. La population n’est pas sans ressources : elle peut être sans logement et sans revenus suffisants, mais elle n’est pas sans potentiel. Il faut reconquérir la certitude, même au sein du monde associatif, que les populations peuvent être présentes là où on les attend, si on créée les conditions pour qu’elles y soient. Pour cela, il faut commencer par comprendre que la réalisation, souvent décevante, du potentiel des populations appauvries dépend de conditions d’existence qui les obligent à utiliser l’essentiel de leur énergie, de leur temps, de leur créativité et leurs idées simplement pour survivre. Il s’agit, donc, de convaincre d’abord les acteurs sociaux, associatifs, culturels… de s’intéresser aux politiques de logement, d’emploi, de santé… à travers leur propre vecteur d’intervention.
Il faut élargir les regards, donc… Mais, à un autre niveau, qualifier de « lutte contre la pauvreté » ou d’ « intégration sociale » des programmes, des politiques, voire des ministères, n’est-ce pas pousser en sens inverse ? Lutter contre « la pauvreté » plutôt que contre « les inégalités » et ce qui les amplifie, cela ne revient-il pas à ignorer, masquer, voire nier le caractère socialement intégré, complexe, des causes et des processus d’appauvrissement ?
Oui. Explicitement, il n’y a pas de ministère de lutte contre la pauvreté en Wallonie. Mais, jusqu’ici, on a mis dans les politiques sociales une série de dispositifs construits sur le présupposé que ce sont les populations qui sont défaillantes. Une sorte de politique du sparadrap pour ceux qui se seraient fait mal eux-mêmes. Alors que, effectivement, il faut ouvrir plus grand les yeux et se demander en quoi une politique du logement, de l’enseignement, de l’emploi n’est pas, elle, défaillante par rapport aux populations, à leurs situations, aux nécessités qui correspondent à la réalité quotidienne.
Il faut se centrer en priorité, comme nous essayons de le faire, au Réseau, sur des politiques structurelles qui organisent la vie de tout le monde. Ce qui importe, c’est de construire, pour l’ensemble de la population, un dispositif politique en matière de logement, de revenu, d’allocation, de pension… qui veille à recréer et à intégrer les conditions de l’égalité.
Un exemple emblématique, c’est la revendication de la gratuité de l’école pour tous…
C’est un exemple très parlant. Je me fais souvent interpeller quant aux raisons de vouloir une gratuité pour tous, y compris pour les catégories sociales qui ont des revenus plus importants. Il faut arrêter, selon moi, avec la logique de la discrimination positive. Ce qui compte, c’est le projet de société, au sens pleinement collectif du concept : l’enseignement comme enjeu structurel de société, comme chemin d’émancipation, et l’égalité de tous sur la route. Le souci premier des parents et des enseignants, ce devrait être le parcours de l’enfant, pas la gestion des stratégies d’évitement ou des angoisses des gamins qui viennent à l’école avec des crampes au ventre, parce qu’ils arrivent systématiquement en retard ou parce qu’ils n’ont pas la bonne paire de sandales de gym…
Ce sont des réalités méconnues, non ? Souvent, on pense qu’arriver en retard à l’école, pour les enfants de familles pauvres, c’est justement la marque d’une certaine « négligence » des parents, d’un manque de repères ou d’une incapacité de rigueur dans le respect des règles…
C’est classique. J’ai dû moi-même apprendre à regarder les choses autrement. Le citoyen moyen commet souvent l’erreur d’aborder la position de l’autre du point de vue des situations moyennes de vie, qui correspondent en gros à la sienne. Si on se lève le matin avec du café à mettre dans la cruche et du mazout dans la voiture, il n’y a pas de problème à dire au gamin de prendre l’argent nécessaire pour renouveler son abonnement de transport scolaire aujourd’hui. Si, en revanche, on se lève sans savoir comment on va payer l’abonnement du gosse, cela veut dire que la journée commence avec le souci de devoir trouver un nouveau subterfuge. D’autant plus qu’il faut aussi aller acheter une nouvelle clé USB pour la gamine parce que, sans une connexion Internet, trop chère à payer, à la maison, elle doit tout le temps aller faire ses travaux scolaires chez un copain, avec sa clé, ou à la bibliothèque… dont il faut, d’ailleurs, aller chercher les nouveaux horaires d’ouverture !
Ce sont des choses que l’on ne voit pas. Et dont ne parlent pas les parents et les enfants qui y sont contraints. Parce que c’est leur force, leur combat. Une famille qui vit dans le trop peu est, en permanence, occupée (et préoccupée) à devoir mettre en œuvre toutes sortes de trucs et ficelles, qui pompent l’énergie, pour pouvoir, tout simplement, essayer d’être « comme les autres ». Et quand on cherche à se présenter « comme les autres », on ne va pas raconter à quel point ça pèse de devoir toujours demander à d’autres, postposer, refuser, ne pas pouvoir…
C’est bien l’énergie folle et le temps incompressible que demande cette survie au quotidien qu’il faut pouvoir faire comprendre à ceux qui disent : « Tu vois, ils ne viennent même pas au théâtre, alors qu’on leur paie leur place ».
Ce n’est pas la méthode, alors, qu’il faudrait revoir au plan politique, plus que les moyens financiers ?
La question essentielle, c’est bien celle de l’adaptation de la méthode aux problèmes. Ainsi, on ne « tombe » pas pauvre, de la même manière qu’on ne « tombe » pas enceinte, en fait. Il y a des facteurs, structurels et conjoncturels, collectifs et individuels, qui appauvrissent. De même, il y a des conditions, autres qu’individuelles, à mettre en œuvre, pour permettre aux populations d’avoir davantage de latitude ou d’horizon devant eux, d’avoir un peu plus de « lest », aussi bien financier que mental et social. On ne peut pas arriver à se sentir mieux, si il n’est pas possible de mettre un euro de côté à la fin du mois. Mais on ne peut pas progresser, non plus, si on n’a pas une heure de sérénité à disposition. C’est cela, la latitude : c’est tout ce qui constitue le différentiel qui permet d’évoluer, de se projeter, de prendre le temps d’échanger des idées avec un autre, de sentir que l’on pourra construire un avenir. L’enrichissement, c’est donc aussi le relationnel, le territoire que l’on habite et ceux que l’on fréquente, et c’est aussi le temps. C’est cela, lutter contre l’appauvrissement, plus que contre la pauvreté : c’est tenter de (re)gagner de l’égalité sur l’ensemble de ces enjeux-là. D’où la nécessité de politiques structurelles coordonnées : plutôt que chercher à remettre les gens sur les rails, il faut songer d’abord à tout ce qui les empêche de se rendre à la gare. Il faut imaginer, dans tous les domaines, des points d’appui qui permettent aux populations appauvries de construire le chemin qui serait utile pour elles et pour la collectivité.