Comment l’information cautionne la domination sociale

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La logique fron­tale et pré­sen­tiste de la média­ti­sa­tion contri­bue à dif­fu­ser des grilles de lec­ture conser­va­trices du monde qui « natu­ra­lisent » la domi­na­tion sociale. Le fait qu’il y ait des pauvres et des riches, des hommes qui gagnent davan­tage que les femmes, des sala­riés contraints d’accepter des sacri­fices, en même temps que des action­naires tou­jours mieux rému­né­rés, est par­fois déplo­ré. Mais sans que jamais ne soient inter­ro­gés ou remis en cause les fon­de­ments de l’ordre social qui y contribuent…

D’où les médias regardent-ils le monde et l’histoire ? De plus en plus, nou­veaux régimes de pro­duc­tion obligent, c’est du bout de leur nez, col­lé aux écrans des flux conti­nus de l’actualité et à ceux des com­men­taires des réseaux sociaux. La ges­tion des écrans est d’ailleurs deve­nue plus impor­tante, plus chro­no­phage, dans les pra­tiques pro­fes­sion­nelles, que la recherche pro­pre­ment dite de l’information, l’enrichissement de celle-ci ou son approfondissement.

Le type d’information qui en résulte tourne rapi­de­ment en boucle, puis à vide, tant les dyna­miques désor­mais bien ins­tal­lées de la pro­duc­tion low-cost et de la mar­ke­ti­sa­tion média­tique rabotent le tra­vail jour­na­lis­tique pro­pre­ment dit.

Ce qui dis­pa­raît effec­ti­ve­ment, de plus en plus, c’est l’espace inter­mé­diaire du trai­te­ment jour­na­lis­tique. Le trai­te­ment, c’est l’ensemble des opé­ra­tions au terme des­quelles l’info de base se trouve trans­for­mée en un « sujet d’information ». Un peu de la même manière que le trai­te­ment d’un malade opère une trans­for­ma­tion de celui-ci en le recons­trui­sant. Trai­té, le sujet d’information est, lui aus­si, un construit ou un recons­truit. Idéa­le­ment, il est un com­plexe, dont l’enrichissement par rap­port à la fruste nou­velle de départ est, pré­ci­sé­ment, ce qui lui per­met de pou­voir inter­agir avec l’infini mou­ve­ment du réel, dans la com­pré­hen­sion du monde et la pro­duc­tion du sens.

Or, dans les médias cen­traux tra­di­tion­nels, l’heure est à l’appauvrissement du trai­te­ment des conte­nus, en rai­son de cal­culs de ren­ta­bi­li­té, de rapi­di­té de fabri­ca­tion et de mise en cir­cu­la­tion, de faci­li­té de consom­ma­tion… Les sujets d’information se trouvent alors vidés, à un degré ou à un autre, de leur com­plexi­té et des « grap­pins men­taux » qui les relient à la mul­ti­tude du monde et qui leur accrochent du sens.

De sujet de connais­sance, l’information devient objet de consom­ma­tion : sorte de pion uni­di­men­sion­nel figé, ne signi­fiant qu’en lui-même, ou qu’en fonc­tion de la charge émo­tion­nelle dra­ma­tique ou empha­tique dont il est (sur)investi. Cette assi­gna­tion du sens par la réso­nance du bruit média­tique, c’est ce que Vincent de Coore­by­ter a appe­lé, dans ces mêmes colonnes, la ten­ta­tion de l’hyperbole.

Le mou­ve­ment s’accompagne du sou­ci d’éliminer tou­jours plus la dis­tance espace-temps entre l’événement et le public…

Une impression de présent absolu

Désor­mais, en effet, dans son posi­tion­ne­ment stra­té­gique, un média d’information qui se veut concur­ren­tiel rap­porte moins l’événement au public qu’il n’estime devoir en faire par­tie. C’est cette démarche fusion­nelle, aux yeux des stra­tèges de l’audience, qui consti­tue­rait, pour l’enseigne de presse, la valeur ajou­tée à la rela­tion qu’elle entre­tient et mon­naie avec ses clients. En « col­lant » à l’événement, le média entend faire vali­der l’idée qu’il « col­le­rait » à son public et aux aspi­ra­tions de celui-ci. On lui offre, au besoin, pour cela, des tablettes, c’est-à-dire les outils-sup­ports mêmes par les­quels on entend éta­blir ou ren­for­cer le lien.

La pré­di­lec­tion mar­quée pour les directs ou faux directs, tout comme la mul­ti­pli­ca­tion des mes­sages numé­riques d’annonce ou d’alerte, visent à ali­men­ter un effet de pré­sence : l’impression don­née au public d’être en prise directe (ou rap­pro­chée) avec l’événement en train de se dérou­ler. Une impres­sion de pré­sent abso­lu… Le « 11 sep­tembre 2001 » peut être consi­dé­ré comme la matrice de cette cou­ver­ture de l’événement au plus près, ren­due pos­sible par les tech­niques de la com­pres­sion du temps et de l’espace.

Le nez col­lé au pare-brise pré­sen­tiste de l’actualité, le jour­na­lisme perd une par­tie de sa capa­ci­té de sai­sir (plus) plei­ne­ment le réel. Il perd, notam­ment, le sens de la laté­ra­li­sa­tion, de la per­cep­tion de ce qui se trouve sur les champs laté­raux, la richesse, le relief, la pro­fon­deur de ce qui nous entoure : ce que Paul Viri­lio nomme la « sté­réo-réa­li­té natu­relle ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, observe le théo­ri­cien de la vitesse, si les ani­maux ont le plus sou­vent les yeux implan­tés sur les côtés de la tête, pour mieux anti­ci­per l’attaque-surprise de pré­da­teurs qui ne vient jamais de face.

À l’inverse, les médias de l’instant tendent à ne voir et à ne don­ner à voir que la réa­li­té fron­tale, c’est-à-dire celle qui est la plus proche de l’univers men­tal à la fois de leur public et… des jour­na­listes eux-mêmes. Les­quels tra­vaillent, la plu­part du temps, par repro­duc­tion du connu, du déjà-vu. Ce qui est, il faut bien le dire, leur seule échap­pa­toire, sou­vent, dans les condi­tions d’urgence per­ma­nentes aux­quelles leur pro­duc­tion est soumise.

D’où le sen­ti­ment tenace en nous, public, de recon­naître la « petite musique » fami­lière de l’actualité, qui cor­res­pond à des infor­ma­tions « déjà reçues avant d’être émises », pour le dire avec Pierre Bour­dieu. On peut même poser que l’information nous sur­prend rare­ment, tant elle a ten­dance à confor­ter nos idées reçues et nos a prio­ri, dans ce qu’elle donne à voir du monde. Car elle pri­vi­lé­gie – et, ce fai­sant, légi­time – ce qui est connu, ce qui est ou paraît mani­feste, ce qui existe ou semble avoir tou­jours exis­té, dans une sorte d’ordre per­ma­nent des choses.

Un assentiment foncier à l’ordre social

On com­prend mieux, alors, pour­quoi et com­ment le dis­cours média­tique donne l’impression d’adhérer à une vision (néo)libérale de l’économie-monde, alors que la majo­ri­té des jour­na­listes se disent plu­tôt de gauche. Qu’il s’agisse de « l’austérité bud­gé­taire » à appli­quer, des « réformes struc­tu­relles » à mener (sur le mar­ché de l’emploi, pas sur celui de la concur­rence fis­cale), des « mar­chés finan­ciers » qui font la pluie et le beau temps, du « libre-échange » car­bu­ra­teur de la pros­pé­ri­té éco­no­mique (plu­tôt qu’arme de dum­ping social, éco­lo­gique et fis­cal), des rému­né­ra­tions des « top-mana­gers » d’entreprises publiques auto­nomes, de la « nou­velle gou­ver­nance » euro­péenne qui dis­tri­bue les bons et mau­vais points à l’élève Bel­gique tou­jours un peu trop indis­ci­pli­née, ou encore de la « Troï­ka » (Com­mis­sion euro­péenne, BCE, FMI) en agent de pro­ba­tion des efforts de rédemp­tion des délin­quants bud­gé­taires de la péri­phé­rie de la zone euro…, la vision média­tique épouse la doxa de l’époque. Non par com­plot ou par conni­vence avec les forces du « grand capi­tal », mais en rai­son même du fonc­tion­ne­ment et des dis­po­si­tifs de l’information contemporaine.

Ce qu’il y a de com­mun dans la manière de trai­ter des réa­li­tés ou des pro­ces­sus que l’on vient d’énumérer, c’est que les infor­ma­tions qui les englobent les pré­sentent de plus en plus sous le sta­tut de « faits ins­ti­tués », dotés d’une exis­tence propre et immuable. Un peu comme s’il s’agissait d’entités spé­ci­fiques ou d’acteurs auto­nomes, qui échap­pe­raient à la trame com­plexe des rap­ports sociaux et de ce qui fonde ceux-ci : les logiques de domi­na­tion, les modes de pro­duc­tion ou de repro­duc­tion des inéga­li­tés, les hié­rar­chies exis­tantes, les rap­ports de force, le féti­chisme de la valeur d’accumulation dans nos socié­tés, l’emprise crois­sante des impé­ra­tifs comp­tables et des inté­rêts pri­vés sur les poli­tiques publiques…

Ce n’est pas que les jour­na­listes ignorent tout de l’existence de ces res­sorts sous-jacents de la vie sociale. Mais les logiques de pro­duc­tion d’une part, le capi­tal cultu­rel moyen des (jeunes) membres de la pro­fes­sion, d’autre part, le mythe pro­fon­dé­ment incor­po­ré de l’objectivité posi­ti­viste du monde « tel qu’il est », enfin, ne pré­dis­posent pas les acteurs pro­fes­sion­nels du jour­na­lisme à accé­der à une capa­ci­té effec­tive d’analyse cri­tique des fon­de­ments de la réa­li­té qui les entoure. Tant sont pré­gnants et pro­fon­dé­ment inté­rio­ri­sés, aus­si, les sché­mas de pro­duc­tion et de repro­duc­tion au quo­ti­dien du « scé­na­rio sans script » de l’actualité.

Il en résulte, comme l’a mon­tré en son temps le socio­logue Alain Accar­do, un assen­ti­ment fon­cier de la parole jour­na­lis­tique au monde envi­ron­nant et à l’ordre social exis­tant, en rai­son du simple fait qu’ils… existent. En découle, de même, une qua­si-impos­si­bi­li­té pro­fes­sion­nelle, autant struc­tu­relle que cultu­relle, d’entretenir un rap­port au réel autre que mys­ti­fié. Tant il va de soi, dans la tech­no-vision sim­pli­fiée du monde qui carac­té­rise l’impensé média­tique, que « l’ordre des choses », le cœur du sys­tème, n’est pas une construc­tion sociale, mais un don­né naturel.

Cela explique aus­si pour­quoi ce type de régime média­tique est peu por­té à pré­sen­ter, en tant que telles, les formes de résis­tance ou de remise en cause de la domi­na­tion sociale. Il est d’ailleurs symp­to­ma­tique de consta­ter com­ment ceux qui, dans le débat public, se hasardent à ques­tion­ner les fon­de­ments du cœur de la machine (s’interroger sur le bien­fon­dé de l’emprise crois­sante du mana­ge­ment pri­vé dans les ser­vices publics, par exemple) se voient aus­si­tôt taxés d’idéologues, si pas de populistes

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