Comment s’émanciper du numérique ubiquitaire ?

Illustration : Marion Sellenet

L’éducation popu­laire, dans son com­bat pour l’émancipation, se retrouve prise dans des contra­dic­tions lorsqu’elle se donne pour objec­tif de pen­ser le numé­rique. Au nom de cette éman­ci­pa­tion indi­vi­duelle et col­lec­tive, elle peut à la fois invo­quer le déve­lop­pe­ment d’un esprit cri­tique, d’une mise à dis­tance, à l’égard du déve­lop­pe­ment de tech­no­lo­gies consi­dé­rées comme vec­teur d’inégalités et de contrôle social et, dans le même temps, par­ti­ci­per à la croyance qu’une libé­ra­tion passe par la connais­sance, et quelque part, l’assimilation de ce qui consti­tue le pro­grès. Cette posi­tion ambigüe s’incarne plus par­ti­cu­liè­re­ment dans un dis­cours qui invite à com­prendre et à cri­ti­quer les nou­velles tech­no­lo­gies pour, par la suite, se les réap­pro­prier. Dans cette vision, le cadre glo­bal, et l’injonction à s’y adap­ter, sont rare­ment mis en débat. 

Ce cadre glo­bal est celui de l’internet ubi­qui­taire qui impose son emprise et accen­tue notre dépen­dance à un ordre éco­no­mique et social. Alors même que l’utopie des débuts nous pro­met­tait la pos­si­bi­li­té d’évoluer dans un monde démo­cra­tique, libre et décen­tra­li­sé — le cybe­res­pace — nous consta­tons, à l’inverse, que le réel est deve­nu colo­ni­sé par le numé­rique. Cette colo­ni­sa­tion n’est d’ailleurs pas prête de s’arrêter car comme le sou­ligne Jona­than Bour­gui­gnon « pour conti­nuer sa crois­sance, pour conti­nuer sa colo­ni­sa­tion du réel, inter­net doit étendre son emprise au royaume phy­sique des indus­tries pure­ment maté­rielles : à la logis­tique, à la livrai­son de mar­chan­dises par drones, à la conduite auto­nome des camions et des taxis, à l’optimisation des flux urbains dans les métro­poles. Ce qui signi­fie qu’internet a besoin d’incorporer le monde entier dans sa vision cyber­né­tique »1. L’internet des objets et le pro­jet de smart city ne sont ni plus ni moins la pour­suite de cette logique cyber­né­ti­cienne qui prit une cer­taine ampleur au len­de­main de la Seconde Guerre mondiale.

Face à ce réseau ten­ta­cu­laire, de nom­breuses alter­na­tives numé­riques sont prô­nées comme rem­parts aux GAFAM avec l’idée qu’un autre Web reste encore pos­sible. Pour ces militant·es de cet autre numé­rique, le pro­blème réside dans le més­usage de la tech­nique. Autre­ment dit, il suf­fi­rait de ren­voyer à la « mal­adresse de ses uti­li­sa­tions ou aux insuf­fi­sances des socié­tés »2. La solu­tion repo­se­rait sur de « bonnes alter­na­tives » et de « bonnes pra­tiques » des tech­niques. Dans Contre l’alternumérisme, Julia Laï­nae et Nico­las Alep s’attaquent aux argu­ments et aux pro­messes des défen­seurs de cet autre numé­rique. Ils déploient une cri­tique fouillée et radi­cale en ana­ly­sant une par une ces ini­tia­tives qui, au pre­mier abord, peuvent nous appa­raitre sym­pa­thiques : le numé­rique durable ; le cyber­mi­ni­ma­lisme ; l’inclusion numé­rique ; les uto­pies numé­riques d’un inter­net libre, décen­tra­li­sé et les logi­ciels libres ; l’ouverture des algo­rithmes ; l’open data ; la civic tech et la régu­la­tion éta­tique. Pour Laï­nae et Alep, ces dif­fé­rentes approches alter­na­tives, fussent-elles louables, ne sont pas à la hau­teur de la gra­vi­té de la situa­tion. Pire, elles entre­tiennent l’illusion de res­ter à tout prix connec­tés alors même qu’une dés­in­for­ma­ti­sa­tion du monde et une « déses­ca­lade tech­no­lo­gique » deviennent urgentes à l’heure où la pla­nète brûle3.

Les limites des solutions alternatives

L’impasse où nous mènent ces alter­na­tives est mise au jour lorsque cer­taines d’entre elles se retrouvent mêlées à ces célé­bra­tions tech, prô­nant l’esprit start-up nation. On ne peut s’empêcher de pen­ser que ces alter­nu­mé­ristes deviennent, en fait, les petites mains utiles du pro­jet sili­co­nien. Pre­nons pour exemple la deuxième édi­tion du Prin­temps Numé­rique4. « Bruxel­lois et tou­ristes » sont invi­tés à par­ti­ci­per à ce rituel durant lequel tech­no­lo­gies dis­rup­tives et smart cities sont mises à l’honneur5. On y trouve, notam­ment, des ate­liers sur l’utilisation de cap­teurs au quo­ti­dien et leurs « pos­si­bi­li­tés pour l’avenir » ou encore qui enjoignent les citoyens à répa­rer leur ville via l’application Fix­MyS­treet. « Réveillez l’e‑citizen en vous et décou­vrez tous les Smart Ser­vices de notre belle capi­tale. », peut-on lire sur leur site web. La réa­li­té vir­tuelle est pro­po­sée tous azi­muts que ça soit pour apprendre à réagir à un incen­die, se for­mer à la sécu­ri­té rou­tière et, bien sûr, pour un de ces der­niers lieux qu’on rêve de digi­ta­li­ser : l’école. En effet, la numé­ri­sa­tion de l’enseignement repré­sente une des prin­ci­pales cam­pagnes tech­no­lo­giques actuelles. Pour­tant de nom­breux auteurs, ensei­gnants et parents s’opposent à ce défer­le­ment numé­rique dans les classes et au sein des foyers6. La poli­to­logue et mili­tante fran­çaise Fati­ma Ouas­sak, cofon­da­trice du Front de mères, pre­mier syn­di­cat de parents d’élèves des quar­tiers popu­laires, dénonce cette entre­prise lorsqu’elle écrit : « les pou­voirs publics, par exemple en Seine-Saint-Denis, ont lan­cé une véri­table offen­sive qui tend à assi­gner encore davan­tage nos enfants devant des tablettes, notam­ment à l’école, et contri­bue ain­si à les cou­per du monde réel »7.

Le thème de l’inclusion numé­rique est éga­le­ment pré­sent dans le cadre de ce Prin­temps Numé­rique à tra­vers les ate­liers « Appri­voi­ser le numé­rique, c’est pos­sible ! » et « La fièvre du prin­temps numé­rique pour tous ». Laï­nae et Alep estiment que la lutte contre « l’illectronisme » — éma­nant du gou­ver­ne­ment et sou­vent prise en charge par la socié­té civile — est un « plan d’intégration mas­sive au monde connec­té qui (…) sous cou­vert d’humanisme et de réduc­tion des inéga­li­tés en matière d’accès aux droits et aux « oppor­tu­ni­tés de la vie numé­rique » (…) est d’équiper et pré­pa­rer tout le monde à la vie dans un monde numé­rique, afin qu’il n’y ait plus aucune entrave à son plein déve­lop­pe­ment »8. Le citoyen de demain est un citoyen connec­té, pou­vant s’inscrire et se mou­voir dans la tech­no­pole. Cette injonc­tion à l’adaptation dégui­sée en dis­cours inclu­sifs plonge les acteurs du monde asso­cia­tif dans des alter­na­tives infer­nales. Com­ment ne pas aban­don­ner les lais­sés-pour-compte du numé­rique et lut­ter, en même temps, contre l’informatisation de nos vies, des­truc­trices de soli­da­ri­tés et de jus­tice sociale ? Au-delà de la lutte contre la frac­ture numé­rique, les dis­cours d’inclusion s’orientent éga­le­ment sur la réap­pro­pria­tion des tech­no­lo­gies dans le but de les détour­ner. Bien enten­du, notre pro­pos n’est pas d’empêcher le déve­lop­pe­ment de connais­sances et de savoir-faire mais l’injonction à mai­tri­ser ces outils peut être per­çue à la fois comme une forme de « pro­pa­gande », voire d’« éli­tisme » car il est, pour reprendre les mots de Fran­çois Jar­rige, « une façon de sor­tir le numé­rique du débat poli­tique puisque le numé­rique ne serait que le préa­lable à l’action et à la cri­tique »9.

Alors que ces alter­na­tives appa­raissent insuf­fi­santes afin de contrer la numé­ri­sa­tion de tous les pans de la socié­té et de nos vies, les pen­sées tech­no­cri­tiques, à l’instar de celles for­mu­lées par Laï­nae et Alep, déjouent cette sacra­li­té confé­rée à la tech­no­lo­gie10. Les tech­no­cri­tiques nous invitent à pen­ser ce qui est struc­tu­rant, à faire explo­ser en éclat le mythe du pro­grès, à contrer les injonc­tions à l’innovation et à culti­ver un scep­ti­cisme vis-à-vis des techno-promesses.

Démystifier la technologie

Le terme « tech­no-cri­tique » appa­rait en 1975 sous la plume du phi­lo­sophe-ingé­nieur Jean-Pierre Dupuy comme titre épo­nyme à une col­lec­tion qu’il crée aux édi­tions du Seuil. Dupuy entend com­battre l’idée que « la tech­nique est neutre, qu’elle fera le bien et le mal selon les inten­tions de ceux qui la gèrent » et affirme, à l’inverse, « que les maux et les frus­tra­tions dont souffre l’humanité ne sont pas dus sim­ple­ment à des bavures ou à une pla­ni­fi­ca­tion défec­tueuse de la socié­té indus­trielle, mais découlent inévi­ta­ble­ment de carac­té­ris­tiques intrin­sèques du pro­jet tech­nique, qui amènent à prendre pour fin ce qui n’est que moyen »11. De nom­breux auteurs qu’on peut qua­li­fier de tech­no­cri­tiques ont cher­ché à décons­truire les dis­cours linéaires et téléo­lo­giques rela­tifs aux déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques12. À cet égard, l’historien amé­ri­cain, Lewis Mum­ford, rela­ti­vise l’analyse dite Homo faber qui insiste sur l’importance des réa­li­sa­tions tech­niques humaines comme fac­teur fon­da­men­tal de trans­for­ma­tion. Autre­ment dit, une vision « qui assi­mile l’homme prin­ci­pa­le­ment, sinon exclu­si­ve­ment, à un ani­mal qui uti­lise et fabrique des outils »13. Selon Mum­ford, l’Homme est sin­gu­liè­re­ment un être créa­teur de sym­boles et, c’est sur­tout le déve­lop­pe­ment et la mai­trise de ses propres capa­ci­tés orga­niques qui sont signi­fi­ca­tives. Mum­ford nous invite à sor­tir des repré­sen­ta­tions sté­réo­ty­pées du déve­lop­pe­ment humain qui reposent sur le Mythe de la machine14, favo­ri­sant un déter­mi­nisme tech­no­lo­gique. Par ailleurs, il retrace l’essor conco­mi­tant de deux tech­niques dis­tinctes et oppo­sées qu’il appelle « auto­ri­taire » et « démo­cra­tique ». La pre­mière éma­nant du centre est à la fois puis­sante et instable. La seconde qui lui est anté­rieure est une méthode de pro­duc­tion à échelle réduite, tou­jours acti­ve­ment diri­gée par l’humain15. Selon Mum­ford, la tech­nique auto­ri­taire appa­rait au 4e mil­lé­naire avant notre ère, résul­tat d’une « nou­velle confi­gu­ra­tion d’inventions tech­niques, d’observation scien­ti­fique et de contrôle poli­tique cen­tra­li­sé »16. Bien que très ancienne, et anté­rieure au déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme, la tech­nique auto­ri­taire – fra­gi­li­sée durant de longues périodes de l’histoire par de mul­tiples fac­teurs — se trou­va ren­for­cée et per­fec­tion­née de manière inédite au cours des deux der­niers siècles. Ce ren­for­ce­ment est dû, d’une part, à l’unification de l’idéologie scien­ti­fique et, d’autre part, à l’acceptation du prin­cipe démo­cra­tique de base per­met­tant à chaque membre de la socié­té de pro­fi­ter du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. Cepen­dant, la tech­nique auto­ri­taire s’est, selon Mum­ford, pro­gres­si­ve­ment acquit­tée de cette pro­messe démo­cra­tique pour exer­cer « une emprise totale sur la com­mu­nau­té entière, qui menace d’annihiler tous les autres ves­tiges de la démo­cra­tie »17.

Les deux guerres mon­diales en tant que guerres indus­trielles, déployant des tech­no­lo­gies inten­sé­ment des­truc­trices ont sus­ci­té des remises en cause pro­fondes des tra­jec­toires tech­niques emprun­tées. Il n’est pas éton­nant que des auteurs tels que Gün­ther Anders et Han­na Ardendt for­mulent des cri­tiques radi­cales de la tech­nique au cours des années 1950. Dans son œuvre majeure, L’Obsolescence de l’homme, Anders observe ce qu’il nomme un « déca­lage pro­mé­théen », à savoir « l’a‑synchronicité chaque jour crois­sante entre l’homme et le monde qu’il a pro­duit »18. En somme, l’incapacité chez l’homme à se confor­mer au déve­lop­pe­ment expo­nen­tiel de ses pro­duits tech­niques. Anders pour­suit sa réflexion en intro­dui­sant, par la suite, l’idée de la « honte pro­mé­théenne » dont est atteint l’homme devant « l’humiliante qua­li­té des choses qu’il a lui-même fabri­quées »19. Selon le phi­lo­sophe, Pro­mé­thée qui l’aurait d’abord empor­té trop triom­pha­le­ment se serait retrou­vé, ensuite face à la gran­deur de ses pro­duc­tions, ron­gé par un sen­ti­ment d’infériorité : « Qui suis-je désor­mais, se demande le Pro­mé­thée d’aujourd’hui, bouf­fon de son propre parc de machines. Qui suis-je désor­mais ? »20. À la dif­fé­rence de ses arte­facts, l’homme n’a pas été fabri­qué, nous rap­pelle Anders. Rai­son pour laquelle il se sent pro­fon­dé­ment humi­lié face à ses pro­duc­tions indus­trielles qui chaque jour lui rap­pellent sa condi­tion ori­gi­nelle et péris­sable. Afin d’échapper à ce sen­ti­ment, l’homme contem­po­rain tente d’aligner son corps sur ses ins­tru­ments grâce au « human engi­nee­ring » (« ingé­nie­rie humaine »). La seule issue pour l’homme serait de se confor­mer – subir une trans­for­ma­tion de lui-même — pour deve­nir l’égal d’un gad­get. « Tel un pion­nier, il repousse ses fron­tières tou­jours plus loin ; il s’éloigne tou­jours davan­tage de lui-même ; il se « trans­cende » tou­jours plus – et s’il ne se trans­porte pas dans la région du sur­na­tu­rel, il change néan­moins, puisqu’il repousse les limites innées de sa nature vers le royaume de l’hybride et de l’artificiel »21, écrit Anders à pro­pos de l’homme. Une fois trans­for­mé, le « nou­veau Pro­mé­thée » adopte à la fois une atti­tude de sou­mis­sion et une volon­té d’hybris. Pour Anders, ce renon­ce­ment à « être nous-mêmes la mesure » — lais­sant les ins­tru­ments deve­nir les modèles – conduit à la perte « pure­ment et sim­ple­ment de notre liber­té »22. Anders est par­fai­te­ment conscient de la dif­fi­cul­té à tenir un tel dis­cours dans ce contexte de fas­ci­na­tion et de sou­mis­sion à la tech­no­lo­gie qu’il décrit avec rigueur. Dès l’introduction, l’auteur de L’obsolescence de l’homme nous aver­tit que son pro­pos est en oppo­si­tion avec la pen­sée du pro­grès lorsqu’il écrit : « Rien ne dis­cré­dite aujourd’hui plus promp­te­ment un homme que d’être soup­çon­né de cri­ti­quer les machines. (…) a‑t-on jamais pris la liber­té d’avancer un argu­ment contre les « effets avi­lis­sants » de l’un ou de l’autre de ces ins­tru­ments, sans s’attirer auto­ma­ti­que­ment la gro­tesque répu­ta­tion d’être un enne­mi achar­né des machines et sans se condam­ner, non moins auto­ma­ti­que­ment, à une mort intel­lec­tuelle, sociale ou média­tique ? »23.

Mal­gré cette dif­fi­cul­té à pou­voir dénon­cer les pro­jets tech­no­lo­giques, les tra­jec­toires indus­trielles emprun­tées dans le cadre de la moder­ni­té ont été accom­pa­gnées par des pen­sées et des luttes tech­no­cri­tiques, sans cesse renou­ve­lées et por­tées par des acteurs et groupes sociaux divers. Le rou­leau com­pres­seur du pro­grès a effa­cé de l’histoire ces voix contes­ta­taires que Fran­çois Jar­rige, his­to­rien fran­çais, donne à entendre dans son livre Tech­no­cri­tiques. Du refus des machines à la contes­ta­tion des tech­nos­ciences. Son ambi­tion est de redon­ner une place « aux vain­cus de l’histoire, aux cri­tiques oubliées des muta­tions tech­niques de l’ère indus­trielle »24. Durant la pre­mière moi­tié du 19e siècle, suite à l’introduction de la méca­ni­sa­tion du tra­vail des­truc­trice de savoir-faire, de nom­breuses révoltes et bris de machines eurent lieu en Europe, témoi­gnant du choc res­sen­ti par les popu­la­tions face à ce qu’on appelle les « révo­lu­tions indus­trielles ». Cepen­dant, il serait faux de croire que ces bri­seurs de machines s’opposèrent par prin­cipe à la Tech­nique. Il s’agit davan­tage d’une résis­tance popu­laire à l’imposition d’un nou­vel ordre éco­no­mique et social. Le tra­vail de recherche de Jar­rige per­met de sai­sir cette his­to­ri­ci­té des luttes et pen­sées tech­no­cri­tiques, pas­sées et pré­sentes, allant de l’ère pré-indus­trielle aux contes­ta­tions actuelles contre l’informatisation du monde. Enfin, ce tra­vail per­met de dévoi­ler les dif­fé­rentes phases tech­no­cri­tiques qui « res­sur­gissent à chaque moment de crise et de trans­for­ma­tion du capi­ta­lisme indus­triel », sui­vies elles-mêmes par un « cadrage moder­ni­sa­teur » et un retour à l’ordre. Ain­si, aux années 1970 très tech­no­cri­tiques — période intense de remise en cause des tra­jec­toires tech­niques, avec une alliance inédite entre ana­lyses mar­xistes et cri­tique envi­ron­ne­men­tale – suc­cèdent les années 1980 – 90, moment de reflux et de ré-acti­va­tion de la foi dans le pro­grès, à tra­vers les nou­velles uto­pies que sont l’informatique per­son­nel et inter­net.25

Aujourd’hui, un nou­veau moment tech­no­cri­tique semble renaître et s’incarne, par exemple, dans la lutte des éleveuses et éleveurs qui refusent le puçage électronique de leurs bêtes, chez les opposant·es au comp­teur intel­li­gent Lin­ky et à la 5G ou encore par­mi les assistant·es sociales qui dénoncent l’informatisation de leur métier. En France, notam­ment, il existe plu­sieurs groupes mili­tants dits tech­no­cri­tiques, tel que le CLODO, « le Comi­té Liqui­dant ou Détour­nant les Ordi­na­teurs », com­po­sés d’informaticiens ayant per­pé­tré plu­sieurs sabo­tages spec­ta­cu­laires au début des années 1980. À Gre­noble, le col­lec­tif Pièces et Main d’Œuvre (PMO) agit depuis les années 2000 « afin de battre en brèche la tyran­nie tech­no­lo­gique, et d’élaborer de tech­no­pole à tech­no­pole une connais­sance et une résis­tance com­munes ». Quant au réseau « Écran total », né en 2013, son ambi­tion est de fédérer les résis­tances au tout infor­ma­tique des per­sonnes tra­vaillant dans l’élevage, l’éducation, le tra­vail social, la médecine, la bou­lan­ge­rie, le maraî­chage, la menui­se­rie ou les métiers du livre. Mais aus­si des ins­crits au chô­mage, au RSA ou des sans acti­vité. Sans oublier les diverses publi­ca­tions et édi­teurs tels que La Len­teur, l’Encyclopédie des Nui­sances, L’Echappée, les revues CQFD et Notes & Mor­ceaux Choi­sis et, les écrits de Célia Izoard, jour­na­liste et acti­viste 26.

Celles et ceux qui conti­nuent à prô­ner le numé­rique au ser­vice de l’émancipation et à sacra­li­ser des « tech­no­lo­gies ver­tueuses » – ce qui revient, selon nous, à dépo­li­ti­ser la ques­tion de la tech­no­lo­gie — manquent de pen­sée poli­tique par rap­port à cet éco­sys­tème numé­rique actuel, au ser­vice du capi­ta­lisme. À l’heure du Big Data, de l’intelligence arti­fi­cielle, d’une vision de l’espace urbain consti­tué de flux, de cap­teurs, de police pré­dic­tive et de recon­nais­sance faciale, les solu­tions tech­no­lo­giques alter­na­tives et le droit montrent indu­bi­ta­ble­ment leurs limites. Félix Tré­guer, cher­cheur au CNRS et membre de La Qua­dra­ture du Net, recon­naît cette impasse lorsqu’il conclut dans L’utopie déchue : « ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un patch logi­ciel, d’un bri­co­lage juri­dique, ni même d’un peu d’éthique. Ce qu’il nous faut d’abord et avant tout, c’est arrê­ter la machine »27. Selon lui, cette image du coup d’arrêt invite à se défaire de l’idée que la tech­no­lo­gie est une force de pro­grès poli­tique en soi, croyance pro­fon­dé­ment ancrée dont on peut tra­cer la généalogie.

Dans son rap­port à la tech­no­lo­gie, l’éducation popu­laire devrait évi­ter l’écueil de la « péda­go­gi­sa­tion » et donc de l’« infan­ti­li­sa­tion ». Ce que le phi­lo­sophe Jacques Ran­cière répu­die lorsqu’on pense qu’« il suf­fi­rait d’apprendre à être des hommes égaux dans une socié­té inégale »28. Ce que l’éducation popu­laire peut faire, c’est entre­voir les « pos­si­bi­li­tés d’actionner le frein d’urgence »[32] en s’inscrivant dans un mou­ve­ment plus large de contes­ta­tion et aider, auprès de de celles et ceux qui luttent, à fédé­rer les dif­fé­rentes oppo­si­tions sec­to­rielles à la numérisation.

  1. Jona­than Bour­gui­gnon, Inter­net, année zéro. De la Sili­con Val­ley à la Chine. Nais­sance d’un réseau, Édi­tions Diver­gentes, 2021, p. 163.
  2. Fran­çois Jar­rige, « Jacques Ellul tech­no­cri­tique : Une tra­jec­toire intel­lec­tuelle dans les dis­cor­dances des temps. » in La moder­ni­té dure long­temps ”. Pen­ser la dis­cor­dance des temps avec Chris­tophe Charle, Édi­tions La Sor­bonne, 2020.
  3. Julia Laï­nae et Nico­las Alep, Contre l’alternumérisme, La Len­teur, 2020, p. 117.
  4. Ins­pi­ré par l’événement mont­réa­lais dont la mis­sion pre­mière est de « démo­cra­ti­ser et d’accompagner la trans­for­ma­tion numérique »
  5. « Décou­vrez les nou­veaux gad­gets tech­no­lo­giques lors des nom­breuses expo­si­tions et ate­liers. Lais­sez-vous trans­por­ter dans des mondes vir­tuels. Tes­tez les outils numé­riques de demain. Et tour­nez votre regard vers le futur et le pro­grès ! » (Prin­temps Numé­rique Bruxelles)
  6. Voir, par exemple, Phi­lippe Bihouix et Karine Mau­villy Le désastre de l’école numé­rique — Plai­doyer pour une école sans écrans, Seuil, 2016 et Cri­tique de l’école numé­rique, Coor­don­née par Cédric Bia­gi­ni, Chris­tophe Cailleaux et Fran­çois Jar­rige, L’Echappée, 2019.
  7. Fati­ma Ouas­sak, La puis­sance des mères. Pour un nou­veau sujet révo­lu­tion­naire, La Décou­verte, 2020, p. 230.
  8. Julia Laï­nae et Nico­las Alep, op. cit, p. 42.
  9. Fran­çois Jar­rige : « Une tech­nique n’est jamais neutre », Usz­bek & Rica, 5 sep­tembre 2016.
  10. En pri­vi­lé­giant le terme « tech­no­lo­gie », nous sous­cri­vons à la défi­ni­tion pro­po­sée par Annie Gouilleux qui ren­voie à un « ensemble de pro­cé­dés repo­sant sur des connais­sances scien­ti­fiques, des­ti­nés à la pro­duc­tion indus­trielle ». À dis­tin­guer du terme « tech­nique » qui ren­voie à un « ensemble de pro­cé­dés, savoir-faire et moyens pra­tiques propres à une acti­vi­té » (Lewis Mum­ford, Tech­nique auto­ri­taire et tech­nique démo­cra­tique, La Len­teur, Le Batz, p. 6).
  11. Cité par Fran­çois Jar­rige in Tech­no-cri­tiques. Du refus des machines à la contes­ta­tion des tech­nos­ciences, La Décou­verte, 2014, p. 15.
  12. On peut citer les phi­lo­sophes Gün­ther Anders, Han­nah Arendt, Her­bert Mar­cuse et Paul Viri­lio. On peut éga­le­ment ajou­ter à cette liste, l’historien Lewis Mum­ford et l’écrivain George Orwell. Sans oublier les figures les plus emblé­ma­tiques des tech­no­cri­tiques que sont Ber­nard Char­bon­neau, Ivan Illich et Jaques Ellul.
  13. Lewis Mum­ford, Tech­nique auto­ri­taire et tech­nique démo­cra­tique, op.cit., p. 27.
  14. Titre de l’ouvrage majeur de Lewis Mum­ford, paru en deux tomes en 1967 et 1970.
  15. Lewis Mum­ford, Tech­nique auto­ri­taire et tech­nique démo­cra­tique, op.cit, p. 10.
  16. Ibi­dem, p. 11.
  17. Ibi­dem, p. 19.
  18. Gün­ther Anders, L’obsolescence de l’homme, p. 31.
  19. Ibi­dem, p. 37.
  20. Ibi­dem, p. 38.
  21. Ibi­dem, p. 55.
  22. Ibi­dem, p. 65.
  23. Ibi­dem, p. 17.
  24. Fran­çois Jar­rige, Tech­no-cri­tiques. Du refus des machines à la contes­ta­tion des tech­nos­ciences, op.cit,  p. 43.
  25. Fran­çois Jar­rige, « Tech­no­cri­tique et éco­lo­gie (année 1970) ». lapenseeecologique.com. Dic­tion­naire de la pen­sée éco­lo­gique. https://lapenseeecologique.com/jarrige-francois-techno-critique-et-ecologie-annees-1970
  26. Célia Izoard a fait des études de phi­lo­so­phie et tra­duit des ouvrages cri­tiques de la tech­no­lo­gie moderne. Elle a été incul­pée pour des­truc­tion de machines bio­mé­triques dans l’af­faire de Gif-sur-Yvette, en 2005. Co-autrice de La Liber­té dans le coma (Groupe Mar­cuse), membre de la revue Z, jour­na­liste à Repor­terre et autrice de Mer­ci de chan­ger de métier : Lettres aux humains qui robo­tisent le monde.
  27. Félix Tré­guer, L’u­to­pie déchue. Une contre-his­toire d’In­ter­net XVe-XXIe siècle, Fayard, 2019, p. 308.
  28. Jacques Ran­cière, Le maître igno­rant. Cinq leçons sur l’émancipation intel­lec­tuelle, Édi­tions 10/18, 2004 p. 221.

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