Comprendre, c’est désobéir

Par Jean Cornil

Photo : CC BY 2.0 Fabrizio Me

Le grand phy­si­cien alle­mand Max Planck écri­vait déjà il y a long­temps : « une nou­velle théo­rie ne triomphe jamais. Ce sont des adver­saires qui finissent par mou­rir ». Mais que le che­min semble long pour sor­tir du coma qui anes­thé­sie notre époque.

Cette idéo­lo­gie domi­nante, qui imprègne presque toutes les expres­sions média­tiques et poli­tiques, c’est cette convic­tion sans cesse répé­tée qu’il n’y a pas d’alternative cré­dible au modèle de com­pré­hen­sion du monde et de ges­tion de la cité, à savoir l’économie néo-clas­sique, l’individualisme pos­ses­sif et la ratio­na­li­té mar­chande. Toutes celles et tous ceux qui osent pen­ser et agir en dehors de ces clous bien bali­sés sont au mieux des rêves uto­pistes, au pire des incons­cients suicidaires.

Cette hégé­mo­nie de la pen­sée libé­rale, ce triomphe de capi­ta­lisme, plus ou moins tem­pé­ré par une sociale démo­cra­tie sou­vent trop fri­leuse se pré­sente qua­si comme l’aboutissement de l’histoire humaine. L’économie de mar­ché et les droits de l’humain seraient l’horizon indé­pas­sable de notre condi­tion. La plus opti­male des civi­li­sa­tions contem­po­raines. Elle s’appuie sur tous les relais idéo­lo­giques, de la télé­vi­sion à Twit­ter, et sur les véri­tables maîtres du monde, ceux du consen­sus de Washing­ton, à savoir les socié­tés trans­na­tio­nales, les organes de banque et d’assurance et les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales. Avec, chez nous, le bras armé de la Com­mis­sion euro­péenne et la Banque cen­trale. Quand le sys­tème se grippe, il ne s’agit que d’une crise pas­sa­gère en atten­dant que celui-ci ne se réta­blisse par une simple auto­ré­gu­la­tion. Comme l’écrivait Ber­nard Stie­gler : « Comme si le véri­table pro­blème était la dette publique et non le dis­cré­dit majeur par lequel l’économie capi­ta­liste, qui a sys­té­ma­ti­que­ment culti­vé l’endettement tout en pri­va­ti­sant, a ins­tal­lé une insol­va­bi­li­té géné­ra­li­sée, à com­men­cer par celles des banques pri­vées ». Au fond, pas de sou­cis à se faire à long terme. Une bonne crise d’austérité pour rééqui­li­brer les finances publiques et nous voi­là repar­tis vers les joyeux sen­tiers de la crois­sance et de la consom­ma­tion. Tout au plus, quelques gau­chistes éga­rés ou quelques peuples exa­cer­bés contes­te­ront les mesures de rigueur, voire le sché­ma intel­lec­tuel dominant.

Ce récit du monde, qui accu­mule de la souf­france et de l’exclusion, des ventres ronds d’obésité ou de famine, se doit d’être radi­ca­le­ment contes­té. C’est la gran­deur de l’éducation popu­laire que d’injecter de l’esprit cri­tique dans le mono­lithe du poli­ti­que­ment cor­rect. Et d’offrir, hum­ble­ment, mais sans relâche, les outils concep­tuels et pra­tiques per­met­tant de contes­ter l’ordre domi­nant du monde. Seule une autre com­pré­hen­sion du réel per­met­tra de nour­rir une déso­béis­sance dans l’action. À s’en pas­ser et à ne comp­ter que sur les colères de la misère, on risque, comme l’histoire l’illustre, de pré­ci­pi­ter hommes et peuples vers le repli popu­liste, le pro­phète pro­vi­den­tiel ou la bar­ba­rie intégriste.

Car com­ment ima­gi­ner que nous serions arri­vés au bout de notre aven­ture ins­ti­tu­tion­nelle et éco­no­mique ? Que la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, aus­si pré­cieuse soit-elle, et que le libre mar­ché, aus­si régu­lé et mon­dia­li­sé soit-il, balisent défi­ni­ti­ve­ment l’émancipation humaine. René Pas­set, dans un volu­mi­neux et pas­sion­nant essai, démontre com­bien, depuis l’antiquité, notre repré­sen­ta­tion du monde, dans les sciences de la nature comme dans celles de l’homme, évo­luent et se trans­forment sans cesse. Phy­sique clas­sique et équi­libre de l’offre et de la demande, ther­mo­dy­na­mique et mar­xisme, des­truc­tion créa­trice et com­plexi­té crois­sante, tous les modèles de com­pré­hen­sion de la réa­li­té, et qui déter­minent notre action sur celle-ci, sont en per­ma­nence en cor­res­pon­dance, en dia­logues, en contes­ta­tions. Et aujourd’hui, face aux limites de la bio­sphère et à la rup­ture des équi­libres éco­lo­giques, face aux extra­or­di­naires avan­cées des tech­nos­ciences, des nano­tech­no­lo­gies à l’émergence de l’immatériel, et face à la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique et finan­cière, d’autres para­digmes, telle la bioé­co­no­mie, s’élaborent, se dis­cutent, sou­vent balbutient.

Mais ils demeurent inau­dibles dans le débat démo­cra­tique à l’exception de quelques cercles confi­den­tiels. Comme si nous n’avions plus la mémoire du conti­nuum de l’histoire. Comme si nous nous satis­fai­sions des vieux prin­cipes du modèle néo-clas­sique, sans cesse répé­tés par les éco­no­mistes média­tiques, après l’injuste dis­qua­li­fi­ca­tion du mar­xisme. Au fond, nous sommes abreu­vés du récit, d’un récit qua­si tota­li­taire, comme si nous ne pou­vions pen­ser ailleurs, que dans les marges échap­pant aux tyran­nies de la réa­li­té. Mais le réel n’est que le regard que nous por­tons sur lui. Et nous ne l’envisagerons qu’au tra­vers d’un filtre unique, celui de l’humain ration­nel et pro­mé­théen, doté de toutes les ver­tus de la science et du pro­grès, uni­que­ment mû par un insa­tiable désir d’accumuler l’or, l’information immé­diate et l’énergie.

Il nous appar­tient, très modes­te­ment, de faire entendre d’autres voix que celles qui inondent les édi­to­riaux, les com­men­ta­teurs, les livres à la mode ou les débats par­le­men­taires. Culti­ver l’esprit cri­tique, c’est-à-dire réflé­chir et exa­mi­ner d’abord sa propre pen­sée, sans suivre aveu­glé­ment slo­gans, mots d’ordre, bon sens et lieux com­muns, pour per­mettre à cha­cun, du plus dému­ni à celui qui est for­ma­té par le sys­tème sco­laire, de se construire patiem­ment une vision du monde en homme libre. Le che­min sera tou­jours inache­vé, mais l’étonnement, le doute, la curio­si­té, le libre exa­men, la remise en cause sys­té­ma­tique, la recon­nais­sance de son igno­rance en sont les jalons per­ma­nents. Un esprit ouvert et un cœur vaillant, loin des dogmes, des incan­ta­tions et des cer­ti­tudes défi­ni­tives. Quelles soient émises par son voi­sin, son ami, son par­ti ou une agence de notation.

Ce che­mi­ne­ment, enthou­sias­mant, mais exi­geant, passe par des ren­contres, des dia­logues, des désac­cords, des livres ou des films. Des uni­ver­si­tés popu­laires aux cafés phi­los. De l’examen soli­taire des textes nova­teurs à la confron­ta­tion des convic­tions. Ce par­cours pré­sup­pose une soif de com­prendre, au-delà du J.T. qui jux­ta­pose des faits sans cadre concep­tuel et au-delà des que­relles bali­sées par le poli­ti­que­ment cor­rect. Il implique, selon l’expression de Gene­viève Azam, un chan­ge­ment du regard, la prise de conscience de ses limites comme celles de la pla­nète. Ten­ter de com­prendre un peu mieux, c’est nous per­mettre de déso­béir un peu plus à tous les déter­mi­nismes et à tous les condi­tion­ne­ments qui brident notre liber­té de conscience et d’action.