- Agir par la culture - https://www.agirparlaculture.be -

Condamnés à l’évaluation sélective ?

Illustration : Alice Bossut

Éva­luer sans noter – Édu­quer sans exclure est un ouvrage du Lien Inter­na­tio­nal d’É­du­ca­tion Nou­velle que nous avons coor­don­né et qui doit sa nais­sance à l’en­ga­ge­ment de mili­tants belges et suisses contre la note à l’é­cole. En col­lec­tant les témoi­gnages de divers groupes natio­naux, est venue la ques­tion du titre du livre et donc notre posi­tion­ne­ment d’é­du­ca­teurs dans ce champ de l’é­va­lua­tion. Sous forme de conver­sa­tion, retour sur les quatre mots impor­tants du titre de ce livre dont les deux pre­miers, « éva­luer » / « noter », sont sou­vent confon­dus, et dont les deux der­niers, « édu­quer » / « exclure », sont très controversés.

Évaluer ?

Michel Neu­mayer : Il n’y a pas de vie sans éva­lua­tion ! Éva­luer, c’est d’a­bord don­ner de la valeur. Mais de quelle valeur parle-t-on ? À l’é­cole, on confond trop sou­vent la per­sonne (l’é­lève, l’ap­pre­nant) et sa pro­duc­tion (orale, écrite, en actes) et on dit la valeur par des chiffres. L’en­jeu pour nous est de com­men­cer à dis­so­cier les choses : l’é­lève de sa pro­duc­tion ; le pro­ces­sus (fabri­ca­tion, recherche, appren­tis­sages) de la production.

Dans quel but ?

MN : À l’é­cole, on enseigne des savoirs, dit le socio­logue Edgar Morin, mais on n’en­seigne pas ce que signi­fie apprendre. Éva­luer, c’est peut-être d’a­bord renouer avec une acti­vi­té qui serve cet objec­tif. Qui n’ait pas pour but de clas­ser, mais d’as­seoir les appren­tis­sages, de les sta­bi­li­ser et de les conscien­ti­ser. Ce fai­sant, il s’a­git de déve­lop­per une culture — non du chiffre, du résul­tat — mais de la mise en mots du vécu et de l’ex­pé­rience que fait celui qui apprend.

Pourquoi, culturellement, estime-t-on comme allant de soi un système scolaire basé sur le classement ?

Etien­nette Vel­las : Estime-t-on le sys­tème comme allant de soi ou est-ce pré­ci­sé­ment là que se situe le pro­blème : un sys­tème non conscien­ti­sé ? À la ques­tion « à quoi sert l’école ? », des recherches montrent que les parents répondent presque tous dans le sens d’une école exclu­si­ve­ment for­ma­trice. Ils ne voient pas, en tant qu’utilisateurs, l’école ser­vant le tri social, l’organisation d’une socié­té hié­rar­chi­sée et hiérarchisante.

Pour­quoi cette igno­rance ? Le concept « d’habitus » (Bour­dieu) peut nous per­mettre de com­prendre cet aveu­gle­ment. Nous sommes en pré­sence non seule­ment d’une sou­mis­sion au fonc­tion­ne­ment cou­tu­mier de l’école, mais plus encore d’un consen­te­ment : nous accep­tons le sys­tème de nota­tion et de hié­rar­chies à l’école. Plus encore nous le repro­dui­sons et le défen­dons s’il est atta­qué ! Étonnant !

Comment sortir de cet étourdissement ?

EV : L’urgence est de pou­voir poser, entre citoyens, le pro­blème de l’évaluation, d’y tra­vailler. Mais s’engager sur cette voie, c’est d’a­bord admettre qu’il y a pro­blème ! Or il est masqué.

MN : La recherche en doci­mo­lo­gie nous dit depuis long­temps que mesu­rer les appren­tis­sages n’est pas une science exacte.Or, nous conti­nuons ! Pour­quoi ? D’abord parce qu’i­déo­lo­gi­que­ment nous adhé­rons à l’i­dée de hié­rar­chie. (On pour­rait lui pré­fé­rer la notion d’en­traide, mais non !). Ensuite, parce que nous fai­sons de l’ef­fort, voire de la péni­bi­li­té, l’al­pha et l’o­mé­ga de tout pro­grès : « c’est pour ton bien, si tu peines ! » ou variante douce : « noter, sti­mule les appren­tis­sages ». Puis, parce que nous accep­tons le clas­se­ment, donc un tri pos­sible, en cohé­rence avec un cadre social inéga­li­taire que nous ne remet­tons pas en ques­tion et qui demande de fabri­quer des élites. Enfin, parce que la note répond à un désir un peu nar­cis­sique de savoir « ce que nous valons » à tra­vers ce que valent nos productions.

Ce que le quantitatif, le classement, la compétition et la mesure font aux élèves, à leur apprentissage, à leur épanouissement.

EV : Cette « machi­ne­rie » éva­lua­tive oriente l’école, l’enseignement, les appren­tis­sages, le savoir et le rap­port au(x) savoir(s), le rap­port aux autres, dans le sens contraire de ce qu’annonce l’institution.

Ain­si, voit-on par exemple, des enfants :

- met­tant l’essentiel de leur intel­li­gence à mon­nayer leurs savoirs, gérer leur moyenne (plus besoin de tra­vailler, j’ai déjà ma moyenne !). Qui s’empressent par­fois d’oublier les acquis une fois éva­lués (ça, je devais juste le savoir pour la semaine der­nière) ;

- construi­sant non-sens, pas de sens, ou contre­sens au tra­vail sco­laire (voir les fameux pro­blèmes dits de l’âge du capi­taine) et à la culture (mon addi­tion, j’dois la faire au pré­sent ou à l’imparfait ?) ;

- fati­gués, apa­thiques ou révol­tés, à force d’être dé-valués, trou­vant nor­mal de l’être, parce qu’ils s’attribuent l’entière res­pon­sa­bi­li­té de leur échec ; les parents des milieux popu­laires jugeant la situa­tion sou­vent naturelle ;

- s’excluant des situa­tions d’apprentissage par peur de l’échec ; ou conduits aux stra­té­gies du pauvre (fuir les appren­tis­sages et devoir (se) prou­ver qu’ils peuvent « faire des choses » : le clown ou des bêtises bien plus coû­teuses plus tard ;

- déva­lo­ri­sés à leurs propres yeux, qui à force d’avoir été éti­que­tés comme êtres man­quants, finissent par se réfu­gier dans des clans, des bandes, des com­mu­nau­tés par­fois dou­teuses ou vio­lentes, mais qui leur per­mettent d’exister, d’être reliés à d’autres, de se sen­tir recon­nus, d’être acteurs et non spec­ta­teurs de la vie sociale.

N’oublions ni ceux qui savent com­ment tirer leur épingle du jeu et apprennent à deve­nir les écra­seurs des pré­cé­dents, ni les ensei­gnants dont le devoir (réel ou ima­gi­né) de noter brise les meilleures inten­tions pédagogiques.

Voi­là ce qu’il faut aujourd’hui pou­voir rendre visible : notre socié­té fabrique ce gâchis !

Comment cela pourrait-il être autre ?

EV : Il faut créer des rup­tures radi­cales dans nos têtes. Pro­po­ser des occa­sions de consta­ter que des écoles sans notes existent (en Bel­gique, en Fin­lande, en Suisse par ex.) et qu’elles fonc­tionnent mieux que les autres. Rendre visibles les consé­quences désas­treuses du sys­tème sélectif.

Nous ne par­tons pas de rien, mais il manque pour la majo­ri­té des citoyens la pos­si­bi­li­té de prendre vrai­ment conscience de ces per­ver­sions et dérives : l’É­cole d’État, qui se dit obli­ga­toire (alors que seule l’ins­truc­tion l’est) et for­ma­trice pour tous, sert en réa­li­té la sélec­tion pré­coce en excluant très tôt cer­tains enfants des meilleures places sociales.

Sur quoi s’appuyer ?

EV : Il s’agit déjà de cla­ri­fier la mis­sion de l’école : ins­truire et édu­quer. De la déchar­ger de toute vel­léi­té de sélec­tion durant le temps de l’éducation obligatoire.

MN : L’É­cole doit for­mer à une « obser­va­tion for­ma­trice » de son par­cours. Ain­si à par­ler de « com­ment on apprend », à mettre des mots sur ce que l’on découvre (lec­tures, recherches, pro­jets, coopé­ra­tions). Ce fai­sant on dit des choses de soi (« voi­là où j’en suis »), des autres (« d’ac­cord / pas d’ac­cord avec toi ») et du monde (« voi­là com­ment ça marche »).

Éva­luer, c’est alors déve­lop­per la capa­ci­té à pro­duire du récit, à dire des dérou­le­ments (un avant, un après, dif­fé­rentes phases, etc.). Bref l’é­cole doit « faire culture », ini­tier à la parole, à l’écriture, à l’é­change, au débat : autant de choses qui « font lien ».

Il faut y croire !

MN : Oui, et cela signi­fie le refus des juge­ments péremp­toires, l’é­ta­blis­se­ment d’un cli­mat de confiance, de l’empathie, de l’ac­com­pa­gne­ment (maître/élève ou de l’en­traide élève/élève) et, pour l’en­sei­gnant, le sou­ve­nir de l’en­fant que l’on a soi-même été !

Le respect des personnes, la démocratie dans les savoirs aussi !

MN : Qui est habi­li­té à dire le vrai, le faux, la valeur ? Pour­quoi pense-t-on à notre place ? De l’ex­per­tise, il y en a bien des sortes ! Non que nous comp­tions pour insi­gni­fiante l’ex­per­tise de celui qui a étu­dié tel ou tel phé­no­mène au plan scien­ti­fique, humain, etc. mais bien plus riche et peut-être même plus démo­cra­tique est la ren­contre des expertises !

À l’é­cole cela signi­fie que la seule parole du maître ne suf­fit pas. L’im­por­tant est de che­mi­ner ensemble (entre enfants, entre adultes et enfants) vers plus de clar­té sur ce que nous fai­sons, appre­nons, décou­vrons, et d’ap­prendre à le trans­mettre ! Que s’a­justent les points de vue avec la pleine dif­fé­rence des savoirs, des âges, des expé­riences. Que cha­cun com­prenne com­ment l’autre pense et pour­quoi1.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Le « chiffre » a‑t-il remporté la victoire ?

MN : En toile de fond de cette néces­saire dés­in­toxi­ca­tion de la nota­tion, se joue l’im­mense débat sur ce qu’est l’hu­main ; sur notre rap­port au réel ; sur notre démiur­gie ; sur notre volon­té de pou­voir sur la nature et sur les autres. Un peu de modes­tie, svp ! Dans nos socié­tés modernes nous sommes vic­times de deux fac­teurs qui, du plus intime au plus col­lec­tif, dominent nos fonc­tion­ne­ments : la vitesse et le marché.

La vitesse ? Oui, car pro­duire un chiffre et le don­ner à lire est bien moins coû­teux en temps que de prendre connais­sance d’un récit, d’un film, d’une ana­lyse. C’est un ralen­tis­se­ment, un « slow down », un « lever le pied » que nous appe­lons ici !

L’in­for­ma­tique (si com­mode, si per­for­mante) a per­ver­ti notre rap­port au chiffre. Le chiffre est une inven­tion humaine de pre­mier ordre, mais jamais qu’une image (Fran­çois Dago­gnet, Réflexions sur la mesure). D’autres « images » peuvent être pro­duites et aucune n’est jamais la réa­li­té à l’é­tat pur.

Le mar­ché ? Il inves­tit toutes les sphères de l’ac­ti­vi­té humaine. Si, à l’é­cole déjà, nous ne bifur­quons pas, nous légi­ti­mons la mise en concur­rence des êtres, des objets, des savoirs et la récu­pé­ra­tion mar­chande de la subjectivité.

EV : Ces pro­blèmes tout à la fois phi­lo­so­phiques, sociaux, éthiques, poli­tiques, péda­go­giques, il faut pou­voir les poser, sans culpa­bi­li­té, mais en accep­tant « d’en faire par­tie » ! Nous devons les mettre en lumière et du coup nous répon­drons pour l’É­cole aux buts que nous pré­ten­dons lui assigner.

  1. Maria-Alice Médio­ni, L’é­va­lua­tion for­ma­tive au cœur du pro­ces­sus d’ap­pren­tis­sage, Chro­nique sociale, 2016


Michel Neumayer et Etiennette Vellas sont coordinateurs du livre Évaluer sans noter, éduquer sans exclure, Chronique sociale (2015) et membres du Lien international d'Éducation nouvelle