Conférences gesticulées, âme et arme populaires

Photo : Amélie Noël

Franck Lepage, infa­ti­gable mili­tant de l’éducation popu­laire en France et ailleurs était de pas­sage à Bruxelles. Nous lui avons posé quelques ques­tions sur les confé­rences ges­ti­cu­lées qu’il a ini­tiées au sein de la coopé­ra­tive d’éducation popu­laire Le Pavé. Les confé­rences ges­ti­cu­lées, récit hybride, mi-auto­bio­gra­phique, mi-scien­ti­fique, sont un outil d’éducation popu­laire qui per­met à un récit per­son­nel de deve­nir un témoi­gnage social de situa­tion d’oppression. Franck conte le par­cours de l’éducation popu­laire au sein du Minis­tère de la Culture ou l’inégalité dans l’éducation, des employés évoquent le néo-mana­ge­ment dont ils sont vic­times, le tout dans une petite forme simple sur scène, légè­re­ment théâ­tra­li­sée, mais ni péremp­toire, ni aca­dé­mique. Au contraire, ça parle aus­si de nous.

Pourquoi ce nom de « conférence gesticulée » ?

À l’origine, c’était un gag et c’est sur­tout une ruse : ce nom est tel­le­ment pas sérieux, tel­le­ment benêt que l’institution n’a pas envie de récu­pé­rer ça, ce n’est pas assez propre. J’aurais appe­lé ça « théâtre d’expression citoyenne » ou je ne sais pas quelle conne­rie, là, ça aurait été repris. En même temps, c’est ça qui fait que c’est redou­table, ça fait pas dan­ge­reux, alors que c’est émi­nem­ment subversif.

Une confé­rence ges­ti­cu­lée, ce n’est pas l’exposé d’un pro­blème, mais l’exposé d’une façon dont une per­sonne incarne un pro­blème. Ça change tout ! Parce qu’on a plus un expert en face de nous, mais une per­sonne, avec ses doutes, ce qu’elle a com­pris d’une situa­tion et ça modi­fie com­plè­te­ment la manière d’entendre l’exposé.

Ce que je trouve extra­or­di­naire, c’est que beau­coup de gens qui voient une confé­rence ges­ti­cu­lée (CG), pas for­cé­ment la mienne, se disent « c’est facile, ça je peux le faire ». C’est arri­vé qu’on lance après ma confé­rence un cahier ouvert aux ins­crip­tions pour ceux qui avaient envie d’en faire : on pen­sait avoir 3 ou 4 per­sonnes, et on en a eu 50 ! Des tra­vailleurs sociaux, des agents d‘insertion, des infir­miers psy­chia­triques disaient : « j’ai envie de faire ça, vous me direz com­ment faire ».

Le fait de ne pas être comédien n’est donc pas un frein ?

En fait, les gens ne sont pas arrê­tés par la ques­tion de la scène, ils s’en foutent. Ils ne se posent abso­lu­ment pas la ques­tion du théâtre. Ils com­prennent qu’il y a une toute petite dose de mise en scène néces­saire, mais que ce qui compte c’est la façon dont un récit poli­tique s’élabore : com­ment faire pour mélan­ger du vécu avec de la théo­rie, du savoir chaud avec du savoir froid ?

Il y a des CG extra­or­di­naires, des gens de Pôle Emploi qui racontent l’aliénation dans leur agence, la façon dont on leur inter­dit d’aider des chô­meurs et dont on les oblige à trai­ter ceux-ci comme des objets, à les balan­cer sur des pres­ta­taires pri­vés : ils racontent com­ment ils en souffrent. Théâ­tra­le­ment, c’était nul, lamen­table même… sauf que toute la salle pleu­rait parce que c’était des vraies per­sonnes qui disaient des vraies choses. On s’en fout que ce soit bien joué ou pas. Ce n’est pas joué.

En quoi c’est aussi un geste politique ?

Pre­nez une Assis­tante sociale qui part à la retraite après 25 ou 35 ans de car­rière, vous ima­gi­nez le savoir poli­tique qu’elle a accu­mu­lé sur les poli­tiques sociales ? Sauf que ce n’est pas recon­nu comme un savoir car elle n’est pas uni­ver­si­taire. Si cette femme-là, ramasse en 2 heures ce qu’elle a com­pris du truc et qu’elle le met en par­tage, mais quel acte poli­tique incroyable ! Ça veut dire qu’on se réap­pro­prie la culture : elle est à nous main­te­nant ! On fait culture, on se légitime.

On n’est pas là à deman­der à un uni­ver­si­taire si on a le droit de dire par exemple que l’insertion c’est de la daube, mais on dit : « l’insertion, c’est de la daube et je vais vous dire pour­quoi, car je la mets en œuvre et je sais que c’est de la daube ». C’était un agent d’insertion qui a démis­sion­né au bout de 5 ans, tel­le­ment mal à cause de ça qu’il est venu nous voir : il vou­lait mon­ter une CG pour expli­quer aux gens que son métier consis­tait à men­tir à des jeunes en per­ma­nence. C’était bou­le­ver­sant, tout le monde est venu me voir en me disant que c’était un acteur incroyable alors que le type n’avait jamais mis les pieds sur une scène de théâtre, c’est un conseiller d’insertion qui raconte son métier. Il s’en sert lui pour mili­ter. C’est un objet militant.

Est-ce qu’il y a un suivi pour permettre à ces CG d’être diffusées ?

On est en train de le déve­lop­per, ça s’appelle la Gre­naille, encore un terme idiot. On se retrouve avec plus d’une soixan­taine de CG et pas loin d’une tren­taine de nou­velles qui arrivent chaque année. On crée donc ce réseau pour pou­voir orga­ni­ser des ate­liers qui sont pré­cé­dés d’une CG. La gre­naille ce sont les petites pommes de terre qu’on ramasse après les grosses, mais c’est aus­si le petit mélange de fer­railles que les pauvres met­taient dans leur fusil pen­dant la Com­mune. Une arme que le peuple se donne à lui-même…

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