[COVID-19] Payé‑e peu pour prendre cher : rétablir la valeur des métiers

Illustration : Vanya Michel

Il y a peut-être 6 ans, au cours d’une table ronde sopo­ri­fique autour de l’avenir du livre, je fus sou­dain réveillée en sur­saut par la sor­tie de l’un des auteurs pré­sents qui, du haut de son égo d’artiste-créateur, s’insurgeait : « On me paye comme la femme de ménage ! ». Pour­quoi pen­sait-il, de toute évi­dence, qu’il méri­tait de gagner plus qu’elle ? Selon quelle échelle de valeurs ? Le confi­ne­ment (par­tiel) de la popu­la­tion et les bou­le­ver­se­ments de la vie quo­ti­dienne pro­vo­qués par l’épidémie du Covid-19 ont ouvert une brèche pour repo­ser la ques­tion de la valo­ri­sa­tion des métiers et de l’invisibilisation, voire du mépris, que subit une par­tie de la popu­la­tion dans l’exercice de son métier. Une ana­lyse de cette échelle de valeurs n’est pas juste une ques­tion de niveau sala­rial. Elle inter­roge le sta­tut des indi­vi­dus ain­si que les condi­tions d’accès et d’exercice de leur pro­fes­sion. Et beau­coup de nos représentations. 

rareté et la qualification : DES CRITÈRESQUESTIONNER

La hié­rar­chie des métiers se fait le reflet de ce qu’on peut en tirer en termes de rému­né­ra­tion et de pres­tige social. Les deux cri­tères inter­agissent. C’est parce qu’il est plus pres­ti­gieux d’être écri­vain que celui-ci pense qu’il devrait gagner plus que la femme de ménage. Dans nos socié­tés mar­chandes, s’interroger sur la valeur de quelque chose, y com­pris d’un tra­vail ou d’un métier, c’est s’interroger sur ce qu’il rap­porte mais aus­si ce qu’il coûte (son niveau de sophis­ti­ca­tion ou la dif­fi­cul­té qu’on a à l’obtenir, sa rare­té), ain­si que sur l’image qu’on s’en fait, autre­ment dit la valeur sym­bo­lique qu’on lui attri­bue. Or, cette valeur sym­bo­lique dépend de ce qu’il rap­porte (l’impression de tour­ner en rond n’est pas une illu­sion). Avoir un bon tra­vail, c’est avoir la garan­tie d’un niveau de reve­nu suf­fi­sam­ment éle­vé et régulier.

Pour expli­quer le niveau d’un reve­nu, soit le prix d’un tra­vail comme de n’importe quel objet, on s’en réfère sou­vent à la notion de mar­ché. La dif­fé­rence de valeur de la force de tra­vail des un·es et des autres pour­rait s’expliquer par les carac­té­ris­tiques intrin­sèques au « mar­ché du tra­vail » où règne­rait, comme sur tous les mar­chés, la loi de l’offre et la demande. Or, cette méta­phore du mar­ché n’est en rien per­ti­nente pour décrire la réa­li­té contem­po­raine à par­tir du moment où les acteur et actrices qui y opèrent ne sont pas libres d’y faire ou non une tran­sac­tion. L’employeur (qui demande) est libre d’employer ou non, mais si l’employable (qui offre) ne trouve pas d’emploi, il meurt. Le « mar­ché du tra­vail » est un mythe qui per­met de camou­fler et de nier la vio­lence des rap­ports capi­ta­listes1.

Ce n’est donc pas l’offre et la demande qui fixent la valeur d’un tra­vail. Les métiers s’inscrivent sur une échelle hié­rar­chique. La jus­ti­fi­ca­tion de cette échelle, qui est aus­si celle des écarts de reve­nus, dépend de dif­fé­rents cri­tères pas tou­jours très nets. Soit, il n’y a qu’un seul PDG à l’entreprise hôte­lière Mar­riott (cri­tère de rare­té) pour des bataillons de femmes ou d’hommes de chambre chargé·es de « redé­fi­nir la pro­pre­té » avec une « fré­quence aug­men­tée » en ces temps de crise sani­taire2. Ce rap­port jus­ti­fie-t-il pour autant un rap­port de 400 % de dif­fé­rence sala­rial pour celles et ceux qui tra­vaillent sur le ter­ri­toire des États-Unis ? Pro­ba­ble­ment pas, sur­tout si l’on consi­dère la ques­tion de l’exposition aux risques. Certes pour en arri­ver là, le PDG actuel a dû payer très cher ses années d’université de droit dans le Min­ne­so­ta. Néan­moins, la capa­ci­té à faire des études dépend du milieu dans lequel on gran­dit et les phé­no­mènes de repro­duc­tion sociale qui péren­nisent en par­tie les rap­ports inéga­li­taires de classe n’ont plus besoin d’être démon­trés. De plus, même si tout le monde avait le choix de sor­tir de son milieu d’origine, c’est bien parce qu’il y en a qui net­toient, qui construisent, qui mettent des maque­reaux en boite et conduisent des trans­pa­lettes, que les futurs chef·fes d’entreprise peuvent aller étu­dier, que les uni­ver­si­taires peuvent se dédier à leurs tra­vaux de recherche, les lit­té­ra­teurs à la lit­té­ra­ture, les ban­quières à leurs affaires de gros sous. Toustes par­ti­cipent de la construc­tion et du main­tien du sys­tème capi­ta­liste, de manière plus ou moins utile au bien com­mun, expo­sant plus ou moins leur corps et leurs esprits à la dure­té du monde.

En outre, des métiers qui appa­raissent comme le bas de l’échelle de la qua­li­fi­ca­tion masquent par­fois un savoir-faire et des com­pé­tences fortes3. C’est le cas par exemple des ouvrier·ères agri­coles qui ont fait défaut dans les pays de l’Europe de l’Ouest et du Sud alors que les fron­tières étaient fer­mées pour cause de coro­na­vi­rus. Des mil­liers de sai­son­niers venus de Rou­ma­nie ou de Pologne ou même d’Afrique tra­vaillent chaque année pour les récoltes en Bel­gique, en France, en Espagne… Les condi­tions de tra­vail sont dif­fi­ciles, les contrats peu pro­tec­teurs et les règle­men­ta­tions bien plus souples que dans d’autres sec­teurs. Ce n’est pas pour rien que cette main‑d’œuvre est pui­sée dans les popu­la­tions étran­gères, sup­po­sées plus à même d’accepter ces condi­tions. Face au risque de perdre les pro­duc­tions, à défaut de bras pour récol­ter, les appels à venir tra­vailler dans les champs se sont mul­ti­pliés. Mais si le tra­vail sai­son­nier est per­çu comme « peu qua­li­fié », les saisonnier·ères ont en fait une véri­table pra­tique du monde agri­cole, une connais­sance acquise et non valo­ri­sée qui les pro­tège en par­tie des dan­gers liés aux machines, aux pro­duits toxiques et à des condi­tions phy­siques éprou­vantes4. Tout le monde ne peut pas les rem­pla­cer. Face à ce constat, dif­fé­rents gou­ver­ne­ments ont eu l’idée d’offrir un titre de tra­vail à des demandeur·ses d’asile ou des « sans-papiers » à condi­tion qu’illes aillent tra­vailler dans les champs. C’est la régu­la­ri­sa­tion du cynisme5.

Éprouver ou mesurer l’utilité sociale des métiers ?

L’émergence de la pan­dé­mie de Covid-19 a en par­tie per­tur­bé l’ordre du monde, jusqu’aux places finan­cières : alors que de nom­breuses entre­prises et sec­teurs ont vu leurs indices bour­siers chu­ter, ceux des pro­duits ali­men­taires ont connu une très forte crois­sance. On pour­rait y voir un retour, sûre­ment éphé­mère, à la « maté­ria­li­té du monde », une inver­sion du rap­port habi­tuel­le­ment para­doxal entre la valeur d’usage et la valeur mar­chande qui fait qu’un dia­mant qui ne sert à rien a plus de valeur que de l’eau qui sert à tout6 Le 13 avril 2020, ce n’est pas moi, c’est Emma­nuel Macron qui l’a dit lors de son allo­cu­tion télé­vi­sée : « Notre pays aujourd’hui tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos éco­no­mies recon­naissent et rému­nèrent si mal. » Et de citer la Décla­ra­tion uni­ver­selle de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les dis­tinc­tions sociales ne peuvent être fon­dées que sur l’utilité com­mune. » Deux-cents ans plus tard, le constat est celui d’un échec de nos socié­tés : celles et ceux qui aujourd’hui sont ren­dus indis­pen­sables ne sont pas celles et ceux qu’habituellement, nous valo­ri­sons ou encen­sons. Mais plu­tôt celles et ceux que l’institution, le pou­voir, le sys­tème, les médias ignorent voire méprisent ; et que l’épidémie de Covid-19 a mis sous les pro­jec­teurs de manière cri­tique, à tel point que même le Pré­sident de la Répu­blique fran­çaise s’est sen­ti obli­gé de noter cette évi­dence, sans pour autant avoir l’air de vou­loir en prendre vrai­ment la mesure.

Il n’est pas besoin d’être très informé·es pour savoir qu’ils existent une bat­te­rie de métiers qui subissent la double peine d’être mal payé et déva­lo­ri­sé sym­bo­li­que­ment. Une chose en entrai­nant une autre ; et ce depuis les cours d’école et les salles de classe où les mots « femmes de ménages », « cais­sières », « éboueurs » sont autant de menaces d’avenir pour élèves récalcitrant·es à la logique sco­laire. Tous ces métiers n’en sont pas moins indis­pen­sables à la socié­té, et la rela­tive lumière qui leur a sou­dain été accor­dée par la pan­dé­mie ne suf­fi­ra pas à les redorer.

Si le fait d’être infir­miers ou ensei­gnantes ou fac­teurs n’est pas vrai­ment déni­gré, la dégra­da­tion de leurs condi­tions de tra­vail dû à la pré­ca­ri­sa­tion des sys­tèmes de san­té publique ou de l’enseignement et l’application de logiques mana­gé­riales agres­sives rendent les condi­tions d’exercice de ces métiers dif­fi­ciles et par consé­quent déva­lo­ri­sé dans leur pratique.

Dans une enquête-essai publiée en 20167, Julien Bry­go et Oli­vier Cyran s’interrogent sur l’utilité et la nui­sance sociales des métiers. Avant eux, l’anthropologue David Grae­ber a déve­lop­pé la notion de bull­shit job, pour dési­gner cette mul­ti­tude d’emplois géné­rés par la socié­té de ser­vices, qui ne sont pas néces­sai­re­ment mal payés mais qui pré­sentent une absence presque totale d’utilité sociale. Les deux jour­na­listes s’en ins­pirent mais étendent cette notion de « bou­lots de merde » à tous ceux qui sont peu épa­nouis­sants, phy­si­que­ment durs, très mal payés ou dont les condi­tions d’exercices sont trop dégra­dées. Ils dénoncent la vision pure­ment mar­chande des éco­no­mistes et le fait qu’illes refusent la pos­si­bi­li­té d’évaluer véri­ta­ble­ment l’utilité sociale d’un métier parce que « c’est trop sub­jec­tif ». Tant que quelqu’un·e est prêt·es à vous payer pour faire quelque chose, vous le faites. Même si ça n’a aucun inté­rêt, voire que ça nuit à la société.

La logique moné­taire étant la logique domi­nante, trois cher­cheuses bri­tan­niques Eilis Law­lor, Helen Kers­ley et Susan Steed ont publié une enquête expo­sant une méthode pour défi­nir un « “retour social sur inves­tis­se­ment” pour quan­ti­fier la valeur sociale des métiers en fonc­tion de leurs effets posi­tifs ou néga­tifs sur la col­lec­ti­vi­té »8. De leurs éva­lua­tions on peut rete­nir qu’un·e publi­ci­taire pour chaque livre ster­ling qu’illle pro­duit en valeur posi­tive (créa­tion d’emploi dans son sec­teur mais aus­si dans les usines, le com­merce, les trans­ports, les médias), en détruit 11,5 autres à cause d’un accrois­se­ment de l’endettement, de l’obésité, de la pol­lu­tion, de la sur­con­som­ma­tion d’énergie, etc. La palme revient au conseiller·ère fis­cal qui détruit 47 fois plus de valeur qu’ille n’en crée. Au contraire, pour chaque livre de salaires per­çue par une per­sonne qui net­toie les hôpi­taux, c’est au moins dix livres de valeur pro­duites grâce à toutes les mala­dies qui sont évi­tées. Ces conclu­sions obte­nues à grand ren­fort de gym­nas­tique numé­rique, notre intui­tion aurait pro­ba­ble­ment pu les prédire.

Le sens commun, instrument de mesure ?

Ten­ter de redé­fi­nir l’utilité sociale d’un métier en dehors de la logique moné­taire et éco­no­mique est aus­si une manière de sor­tir du règne de la mau­vaise foi et des débats éter­nels. De fait, il existe déjà une grande quan­ti­té d’usage de la notion d’utilité publique dans les textes de loi qui pour­raient nous ser­vir de bous­sole. La jus­tice ordonne sou­vent des tra­vaux d’inté­rêt géné­ral, des orga­ni­sa­tions sont recon­nues d’inté­rêt public parce qu’elles com­pensent une absence de ser­vice public, ou le champ asso­cia­tif reçoit des finan­ce­ments de l’État s’il est d’uti­li­té sociale. Ces expres­sions semblent se défi­nir natu­rel­le­ment ren­voyant à des acti­vi­tés qui par­ti­cipent par exemple à la réduc­tion des inéga­li­tés éco­no­miques et sociales, au ren­for­ce­ment de la soli­da­ri­té ou de la socia­bi­li­té, à l’amélioration des condi­tions d’accès à l’éducation, la san­té, la culture, l’environnement, la démo­cra­tie…9. Or, on se demande pour­quoi ce sont ces sec­teurs, jus­te­ment d’utilité sociale, qui devraient être notam­ment pris en charge par des acteurs asso­cia­tifs béné­voles ou régu­liè­re­ment sous-payés, par des chômeur·ses de longue durée qu’on cherche à « occu­per » ou des repris·es de jus­tice. On peut s’interroger sur le fait que des tâches pour­tant essen­tielles font l’objet d’un tra­vail gra­tuit ou écco­no­mi­que­ment non recon­nu. Quoi qu’il en soit, les cri­tères de cette uti­li­té qui semble sou­dain rele­ver du sens commun.

Julien Bry­go et Oli­vier Cyran sou­lignent pour­tant qu’il serait sûre­ment impro­duc­tif de pré­tendre réunir un groupe de citoyen·nes pour éva­luer l’utilité sociale des métiers par une simple appré­cia­tion sub­jec­tive10. En effet, nous sommes toustes le pro­duit d’une socia­li­sa­tion et dis­po­sons d’un cer­tain nombre de repré­sen­ta­tions – condui­sant sou­vent à favo­ri­ser natu­rel­le­ment le main­tien d’intérêts indi­vi­duels aux effets appa­rem­ment plus immé­diats que ceux, plus loin­tains, d’une poten­tielle socié­té plus éga­li­taire – qui ne se défont pas en un jour. Il ne s’agit pas pour­tant d’exclure la pos­si­bi­li­té d’une trans­for­ma­tion col­lec­tive au motif que l’être humain serait par nature ou par évo­lu­tion his­to­rique un être essen­tiel­le­ment indi­vi­dua­liste. Le socio­logue Ber­nard Lahire démontre11 que par­ler du deve­nir indi­vi­dua­liste de l’être humain moderne, l’apparition irré­mé­diable de « l’individu » comme seul sujet pos­sible de l’Histoire, de l’économie, de la poli­tique ou de la culture est un acte de pen­sée fal­la­cieux et nui­si­ble­ment per­for­ma­tif. L’individu n’existe pas en dehors du cadre social dans lequel il se construit et les valeurs plus ou moins indi­vi­dua­listes qui le consti­tuent sont le fruit d’une socia­li­sa­tion, c’est-à-dire de l’intégration de codes et de valeurs morales. Ain­si, même en temps de Covid-19, on ne peut comp­ter sur une simple réunion de bonnes volon­tés pour sou­dain faire émer­ger des leviers pour la créa­tion et l’ancrage de nou­velles repré­sen­ta­tions, pou­vant ser­vir de base à une répar­ti­tion plus juste de la recon­nais­sance sym­bo­lique et finan­cière. Mais on peut tra­vailler le cadre.

Reconnaitre la profondeur historique de nos représentations

Le fait est qu’une par­tie des métiers déva­lo­ri­sés, notam­ment ceux liés à l’entretien ou à l’aide aux per­sonnes, sont majo­ri­tai­re­ment por­tés par les franges les plus pré­caires de la popu­la­tion, notam­ment les per­sonnes étran­gères et/ou raci­sées et/ou des femmes, que l’Histoire a habi­tué au tra­vail domes­tique et/ou non rému­né­ré. Les héri­tages escla­va­gistes et colo­niaux de nos socié­tés nous ont habi­tués à voir des per­sonnes caté­go­ri­sées comme « non-blanches » assu­rer les tra­vaux les moins recon­nus éco­no­mi­que­ment et sym­bo­li­que­ment. Tout comme l’historique répar­ti­tion sexiste des acti­vi­tés sociales ont asso­cié dans nos ima­gi­naires les femmes au tra­vail peu pres­ti­gieux de soin et d’entretien domes­tique, exer­cé pen­dant des décen­nies sans aucune rétri­bu­tion financière.

Dans un entre­tien accor­dé à Agir par la culture, le col­lec­tif « Les masques de Bruxelles » dénonce l’appel au béné­vo­lat pour la confec­tion de masque, en Bel­gique et à tra­vers l’Europe, alors que des pro­fes­sion­nelles sont dis­po­nibles pour le faire et pour­raient être mobi­li­sées (et rému­né­rées) par la puis­sance publique, par ailleurs char­gée de main­te­nir un cer­tain niveau d’activités éco­no­miques dans le pays. Pour les membres du col­lec­tif, nous n’aurions pas osé agir de même s’il s’agissait de pro­duire des biens de pre­mière néces­si­té plus tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciés à une main‑d’œuvre mas­cu­line. De même, face à la menace du Covid-19, ce sont les sans-papiers ou encore les pri­son­niers, source de tra­vail bon mar­ché12, aux­quels on pense pour trou­ver une main‑d’œuvre de rem­pla­ce­ment sus­cep­tible d’accepter de s’exposer aux risques de la conta­mi­na­tion. Les images frap­pantes de pri­son­niers éta­su­niens creu­sant des fosses com­munes sur Hart Island, une île à l’Est du Bronx pour accueillir les corps des vic­times les plus indi­gentes du Covid-19 a fait par­ler d’elle, jusqu’à ce que la pri­son elle-même, implan­tée sur une île voi­sine, soit atteinte d’un pic de conta­mi­na­tion et que la ville soit obli­gée d’engager des contrac­tuels pour faire le travail.

La socio­logue Maud Simo­net a cher­ché à démon­trer com­ment « le tra­vail gra­tuit, sous ces dif­fé­rentes formes, n’était pas aux marges mais bien au centre du mar­ché du tra­vail et au cœur des logiques de l’emploi aujourd’hui. » Elle a notam­ment étu­dié com­ment, lors d’une crise bud­gé­taire qu’a connue la ville de New York dans les années 1970, pour pal­lier la dimi­nu­tion du nombre de fonc­tion­naires muni­ci­paux, l’entretien des espaces verts a été confié soit à des béné­voles, soit à des béné­voles indémnisé·es (type ser­vice civique) soit à des allo­ca­taires sociaux devant en contre­par­tie effec­tuer des tra­vaux d’intérêts géné­raux. Or la cher­cheuse sou­ligne « que cette démul­ti­pli­ca­tion des sta­tuts ne se fait pas au hasard, loin de là. Elle est pro­fon­dé­ment ancrée dans des rap­ports sociaux – de sexe, de classe, de race. Les allo­ca­taires de l’aide sociale et les béné­voles sont beau­coup plus for­te­ment des femmes et les allo­ca­taires de l’aide sociale sont à 90 % noires et/ou lati­nas ; tan­dis que les fonc­tion­naires muni­ci­paux et les sala­riés des parcs sont en grande majo­ri­té des hommes. » Elle explique com­ment le sta­tut du tra­vail confère donc un pou­voir déme­su­ré à ceux qui en tirent les ficelles, sou­vent des hommes et, que « l’appropriation de la force de tra­vail peut aller de pair avec une appro­pria­tion du corps de la tra­vailleuse ».

Les condi­tions de tra­vail glissent sur la valeur de la per­sonne et sa capa­ci­té à se défendre dans son huma­ni­té. La réci­proque est vraie. C’est parce que des indi­vi­dus his­to­ri­que­ment opprimé·es voire déshumanisé·es occupent majo­ri­tai­re­ment cer­taines fonc­tions dans la socié­té, que leur métier est déva­lo­ri­sé. Ain­si, l’historienne et mili­tante fémi­niste déco­lo­niale Fran­çoise Ver­gès dénonce, avec d’autres, la néga­tion de l’empreinte struc­tu­relle escla­va­giste et colo­niale de nos socié­tés et la per­pé­tua­tion de l’exploitation des femmes et sur­tout des femmes raci­sées. Ceci alors même que leur tra­vail « invi­sible » (entre­tien des espaces publics et pri­vés, garde d’enfants, soins aux par­ti­cu­liers et dans les hôpi­taux) sou­tient par­tout l’économie et les ins­ti­tu­tions. En per­ma­nence sous la menace de la perte d’emplois, vic­times de la géné­ra­li­sa­tion du prin­cipe de sous-trai­tance qui poussent les pres­ta­taires à com­pri­mer les salaires pour gagner en com­pé­ti­ti­vi­té dans les appels d’offres, sépa­rées les unes des autres par des horaires de tra­vail non-conven­tion­nels, ces femmes n’ont plus qu’à se faire dis­crètes. Les États eux-mêmes sou­tiennent cette exploi­ta­tion, comme le sou­ligne le dépu­té fran­çais LFI Fran­çois Ruf­fin s’indignant sur le trai­te­ment des femmes de ménage de l’Assemblé natio­nale dont les exis­tences et les com­pé­tences sont niées par la pré­ca­ri­té éco­no­mique et l’habitude des rela­tions de ser­vi­tude ins­crites dans les rap­ports de classe qui les séparent des député·es et de leur entou­rage, encore très majo­ri­tai­re­ment blanc et masculin.

La démarche déco­lo­niale parce qu’elle tente de rendre visible des per­sonnes et des his­toires mas­si­ve­ment niées est à même ain­si d’opérer des ren­ver­se­ments. Racon­ter l’histoire de l’esclavage comme une « simple » his­toire de main‑d’œuvre n’explicite pas le fait que les colons por­tu­gais au Bré­sil par exemple sélec­tion­naient leurs futurs esclaves afri­cains selon leur pro­ve­nance spé­ci­fique, car ceux-ci ont été ame­nés dans le « Nou­veau Monde » avec de nom­breux savoir-faire tech­niques en agri­cul­ture ou pour l’extraction minière, dont étaient tout à fait dépour­vus les Por­tu­gais. La néga­tion des com­pé­tences d’une main‑d’œuvre offi­ciel­le­ment non qua­li­fiée ne date pas d’hier. Mais cette his­toire-là est très mal connue parce qu’il est plus arran­geant de pen­ser la force de tra­vail comme une don­née abs­traite, une éner­gie pure, sans qua­li­fi­ca­tion, offrant un cadre par­fait pour l’exploitation et la néga­tion des indi­vi­dus. Ques­tion­ner la hié­rar­chie éta­blie entre les métiers, c’est devoir recon­naitre la valeur dif­fé­ren­ciée que l’on conti­nue d’attribuer aux indi­vi­dus eux-mêmes.

Reprendre les récits, faire sortir les voix, pour transformer les imaginaires

Insis­ter sur une logique de métiers, on n’est pas « char­gées de san­té » mais infir­mières, sou­ligne par ailleurs l’existence de savoirs et savoir-faire acquis, qui ne peuvent être trans­fé­rés à n’importe qui, mais aus­si des corps agis­sants, à la fois forts et vul­né­rables, ceux d’individus qui ne sont pas inter­chan­geables. Pen­ser le tra­vail en termes de corps de métiers est une des manières de les re-signi­fier, de don­ner de la voix à des corps niés à cause des métiers qu’ils exercent. À la faveur de la crise actuelle, se sont mul­ti­pliés dans les médias les jour­naux des non-confiné·es, les récits, comme autant de manières de soi-disant les mettre à l’honneur. Mais comme le rap­pelle Mou­na Choua­ten, repré­sen­tante du col­lec­tif « La San­té en lutte », ce n’est pas d’honneurs dont il s’agit, mais bien plu­tôt de la recon­nais­sance de la valeur de leur parole, leurs expé­riences et leur reven­di­ca­tion qui conti­nuent d’être par­tiel­le­ment niées au moment où seuls des éminent·es spé­cia­listes sont par exemple inter­ro­gées sur les pla­teaux de télévision.

Néan­moins, comme le sou­ligne Bru­no Latour au sujet du Grand débat natio­nal convo­qué en France par Emma­nuel Macron pour répondre à la crise des gilets jaunes, dont la base sociale est en grande par­tie consti­tuée de tous ces « petits métiers », « ce n’est pas parce que les gens parlent qu’ils peuvent expri­mer poli­ti­que­ment quelque chose »13. Ain­si, face à la néces­si­té de recom­po­ser l’intérêt public et la vie publique, le phi­lo­sophe pro­pose un outil qui réac­tua­lise le prin­cipe des cahiers de doléances révo­lu­tion­naires pour que chacun·e com­mence par décrire, regar­der, éva­luer ce qui l’entoure, ce qu’ille connait. Rendre à la parole sa puis­sance des­crip­tive, et la prendre en compte. Se réap­pro­prier son pou­voir de des­crip­tion, c’est aus­si reven­di­quer l’importance de la voix et de l’expérience de tous et toutes, y com­pris celles et ceux qu’on l’on assigne à des posi­tions subal­ternes. Faire l’effort de décrire est un chan­tier pour soi, et pour le monde com­mun, en espé­rant ain­si sor­tir de ce que l’anthropologue Éric Chau­vier nomme les fic­tions théo­riques, comme celle du « mar­ché du tra­vail » déjà évo­qué ou de la « théo­rie du ruis­sè­le­ment »14, des fic­tions théo­riques « cali­brées et dif­fu­sées » par les spé­cia­listes du mar­ke­ting et des médias et qui ont conduit à ce que « chaque citoyen vit désor­mais avec un cha­pe­let d’intuitions inuti­li­sables »15, annu­lant le pou­voir de des­crip­tion et la pos­si­bi­li­té d’un retour d’expérience.

Sui­vant les recom­man­da­tions de l’anthropologue Anna Tsing16, com­men­çons par vrai­ment obser­ver ce qui existe, les liens et les inter­dé­pen­dances qui vivent sous nos yeux, qui se sont construits, tis­sés entre les enche­vê­tre­ments des éco­no­mies mon­dia­li­sées et néo­li­bé­rales, les décrire pour repé­rer les failles et savoir les com­prendre, au lieu de se pro­je­ter dans un hypo­thé­tique Après dis­rup­tif qui nie la conti­nui­té de nos histoires.

  1. Voir le pre­mier épi­sode de la série Tra­vail, salaire, pro­fit réa­li­sé par Gérard Mor­dillat et Ber­trand Rothé.
  2. « rede­fi­ning clea­ness » , https://www.marriott.com consul­té le 11/05/2020. Le salaire total du PDG en 2019 était de 13,4 mil­lions de dol­lars et en 2018 de 12,9 mil­lions de dol­lars (infor­ma­tion ren­due publique car l’entreprise est côtée en bourse). Le salaire d’une femme ou d’un homme de chambre semble varier en 21 et 35.000 US$/ an, selon les sources.
  3. Dans un article du Monde Diplo­ma­tique de mai 2020, inti­tu­lé « Les emplois non qua­li­fiés n’existent pas », l’avocate Liz­zie O’Shea dénonce le fait que ce ne sont pas seule­ment les com­pé­tences des travailleur·ses qui sont niées dans la consi­dé­ra­tion des emplois dit « non-qua­li­fié », c’est aus­si l’organisation tou­jours plus alié­nante du tra­vail qui tend à réduire tou­jours plus la pos­si­bi­li­té d’exercice de ses compétences.
  4. Voir à ce sujet : https://www.bastamag.net/contrat-saisonnier-agricole-condition-de-travail-SMIC-pesticides-TMS-covid19-coronavirus
  5. Idem mais aus­si : https://washingtonmonthly.com/2020/04/07/the-irony-of-being-essential-but-illegal/
  6. Voir https://www.bastamag.net/Effondrement-covid19-ecologie-role-de-l-Etat-autogestion-alternatives.
  7. Julien Bry­go et Oli­vier Cyran, Bou­lot de merde, du cireur au tra­deur – Enquête sur l’utilité et la nui­sance sociales des métiers, La Décou­verte, 2016.
  8. Citée par https://www.monde-diplomatique.fr/2010/03/RIMBERT/18923
  9. Voir la mul­ti­pli­ci­té des défi­ni­tions de l’u­ti­li­té sociale ici.
  10. Bry­go et Cyran, op. cit.
  11. Dans les plis sin­gu­liers du social – Indi­vi­dus, Ins­ti­tu­tions, Socia­li­sa­tion, Ber­nard Lahire, La Décou­verte, 2019.
  12. Le tarif mini­mum horaire en Bel­gique pour la rému­né­ra­tion d’un pri­son­nier est de 0,75 cents de l’heure, 1€ si les tâches sont effec­tuées pour le compte d’entreprises pri­vées et la rému­né­ra­tion n’est pas sou­mise aux coti­sa­tions sociales. Voir le dos­sier « Des peines et du tra­vail », La Brèche – jour­nal du GENEPI Bel­gique, n°2, Hiver 2020.
  13. « À la recherche de l’hétéronomie poli­tique — les nou­veaux cahiers de doléance », Revue Esprit, Mars 2019 n°452 pp. 104 – 113.
  14. Ruis­sel­le­ment : Théo­rie éco­no­mique libé­rale selon laquelle les reve­nus impor­tants des plus riches béné­fi­cie­raient au bout du compte à tout le monde car il serait direc­te­ment réin­jec­tés dans l’économie globale.
  15. Éric Chau­vier, Les mots sans les choses, Allia, 2014.
  16. Anna Tsing, Le cham­pi­gnon de la fin du monde – Sur la pos­si­bi­li­té de vivre dans les ruines du capi­ta­lisme, La décou­verte, 2017

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