Crise écologique, crise démocratique

 Illustration : Giulia Gallino

La démo­cra­tie doit-elle s’effacer face aux urgences éco­lo­giques ? Faut-il se tour­ner vers un régime auto­ri­taire qui pren­draient les « bonnes déci­sions » et for­ce­raient la tran­si­tion vers une socié­té éco­lo­gique en pre­nant des mesures dont un sys­tème démo­cra­tique serait bien inca­pable ? Ce serait bien vite oublier que la crise éco­lo­gique est aus­si une crise de la démo­cra­tie, et que ten­ter de résoudre l’une, c’est en même temps essayer de résoudre l’autre. Il faut dès lors résis­ter à la ten­ta­tion de se pas­ser de démo­cra­tie au nom de l’écologie, posi­tion qui se ren­force à gauche comme à droite.

La crise éco­lo­gique est aus­si une crise de la démo­cra­tie, dans la mesure où la pla­nète est déjà bien assez riche pour per­mettre à huit, neuf, dix mil­liards d’humains de vivre bien, et que ce n’est que dans la mesure où la pro­duc­tion ne vise pas la satis­fac­tion des besoins humains essen­tiels mais le taux de pro­fit des action­naires que nous sommes dans l’impasse. La dif­fi­cul­té est, cepen­dant, plus grande que ne le croyaient nos anciens, car il ne suf­fi­ra pas de réorien­ter l’appareil pro­duc­tif, tant que nous res­te­rons dans la même logique éco­no­mi­ciste, qui est celle de la déme­sure, de l’hubris, cette idée que plus serait néces­sai­re­ment égal à mieux. Dit autre­ment, le pétrole « socia­liste » n’a jamais été plus « éco­lo » que le pétrole « capi­ta­liste » et le nucléaire « socia­liste » n’a pas été davan­tage auto­gé­rable. La ten­ta­tion est donc grande, y com­pris par­mi cer­tains éco­lo­gistes de pas­ser la démo­cra­tie à la trappe, sous pré­texte, non seule­ment, qu’il y aurait le feu à la pla­nète et donc urgence à agir, mais que les solu­tions à mettre en œuvre ne pour­raient qu’être impo­pu­laires, donc impo­sées par une mino­ri­té. La démo­cra­tie serait donc mena­cée pas seule­ment par l’ordolibéralisme triom­phant, ni même par la mon­tée de l’ex­trême-droite mais par l’urgence cli­ma­tique elle-même.

DE-DEMOCRATISATION ET TENTATIONS AUTORITAIRES VERTES

L’ordolibéralisme n’est plus seule­ment ce cou­rant de pen­sée des années 30, don­nant à l’Etat auto­ri­taire un rôle cen­tral dans le fonc­tion­ne­ment du capi­ta­lisme mais un véri­table pro­ces­sus his­to­rique condui­sant à la « dé-démo­cra­ti­sa­tion » des socié­tés, pour reprendre la for­mule de Wen­dy Brown. Cette dé-démo­cra­ti­sa­tion serait le nou­vel âge poli­tique intrin­sè­que­ment lié au néo­li­bé­ra­lisme éco­no­mique, elle cor­res­pon­drait sur le plan anthro­po­lo­gique, à l’extension du domaine de la ratio­na­li­té éco­no­mique aux néo-indi­vi­dus. Cette dé-démo­cra­ti­sa­tion » pro­vo­que­rait un malaise géné­ra­li­sé en rai­son de la faillite d’un sys­tème éco­no­mique, mul­ti­pliant les exclus (ce dont les Gilets jaunes sont un bon symp­tôme), malaise qui s’exprimerait soit par une colère de frus­tra­tion ali­men­tant le popu­lisme d’extrême-droite soit par l’abstention (allant bien au-delà de la seule par­ti­ci­pa­tion électorale).

Cette dé-démo­cra­ti­sa­tion ram­pante pour­rait être mise à pro­fit par les tenants de solu­tions éco­lo­giques tech­no­cra­tiques, d’autant plus que des alliances se des­sinent déjà entre cer­tains éco­lo­gistes de mar­ché et des frac­tions du capi­ta­lisme vert autour de la figure de l’anthropocène trans­hu­ma­niste qui étend ses filets de la géo-ingé­nie­rie du cli­mat à l’agriculture dite cel­lu­laire… Des ten­ta­tions auto­ri­taires, pour ne pas dire tota­li­taires, pour­raient donc émer­ger face à la menace d’un effon­dre­ment climatique.

Le débat n’est pas récent puisque plu­sieurs théo­ri­ciens de l’é­co­lo­gie ont tenu, dans le pas­sé, des pro­pos liti­gieux, qu’il s’a­gisse de Hans Jonas, le père du prin­cipe res­pon­sa­bi­li­té, appe­lant à une « dic­ta­ture éclai­rée » ou de James Love­lock esti­mant néces­saire de sus­pendre la démo­cra­tie, ou, plus récem­ment, encore, de Domi­nique Bourg évo­quant, mal­adroi­te­ment, les ver­tus d’un « gou­ver­ne­ment des sages ». Cette fra­gi­li­sa­tion de la démo­cra­tie poli­tique est d’au­tant plus pré­oc­cu­pante qu’elle peut se parer d’atours démo­cra­tiques. Domi­nique Bourg parle ain­si d’enrichir la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive par une démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive et déli­bé­ra­tive, mais qui consis­te­rait en fait à une alliance d’ONG envi­ron­ne­men­ta­listes et de scien­ti­fiques avec une Aca­dé­mie du futur com­po­sée de cher­cheurs inter­na­tio­na­le­ment recon­nus, avec un nou­veau Sénat com­po­sé de deux tiers au moins de per­son­na­li­tés qua­li­fiées pro­po­sées par des ONG et un tiers de citoyens…

D’autres enterrent éga­le­ment la figure du citoyen sous pré­texte d’avancer vers une démo­cra­tie du consom­ma­teur, en rap­pe­lant qu’on vote avec son porte-mon­naie, sans voir, que non seule­ment cette démo­cra­tie du consom­ma­teur relève de l’extension du domaine du mar­ché, ni qu’elle abou­tit à accor­der plus de suf­frages à celles et ceux qui béné­fi­cient d’un plus gros porte-mon­naie, donc aux plus riches, façon de réin­tro­duire une sorte de suf­frage cen­si­taire… Michel Serres explique que du point de vue éco­lo­gique la carte bleue serait aus­si impor­tante que la carte d’électeur… L’air du temps est bien à s’interroger sur la capa­ci­té de la démo­cra­tie à faire face aux catas­trophes pro­gram­mées… France Inter ouvre le bal, le 13 sep­tembre 2018, avec une émis­sion titrée « La démo­cra­tie peut-elle sau­ver la pla­nète ? », France Culture enchaîne « La démo­cra­tie est-elle à la hau­teur de l’urgence démo­cra­tique » (émis­sion du 27 novembre 2018). Le Monde s’interroge « Récon­ci­lier démo­cra­tie et éco­lo­gie », Ouest-France titre « Démo­cra­tie ver­sus Eco­lo­gie », Vingt Minutes ques­tionne « Auto­ri­taire ou démo­cra­tique, quel régime faut-il adop­ter pour réus­sir la tran­si­tion éco­lo­gique », « un régime auto­ri­taire serait-il plus à même de prendre les déci­sions dras­tiques qu’impose la tran­si­tion éco­lo­gique ? »… Peu importe les réponses don­nées par les jour­na­listes, l’essentiel est d’entretenir le doute, de mas­quer que la crise éco­lo­gique est aus­si intrin­sè­que­ment la consé­quence d’une crise de la démo­cra­tie. Et ce, par l’évacuation des seules bonnes ques­tions éco­lo­giques qui se trouvent être aus­si des ques­tions sociales : que pro­duit-on ? com­ment ? pour qui ? On nous dit que la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive avec ses élec­tions inces­santes, son rétré­cis­se­ment à des objec­tifs étroi­te­ment natio­naux, avec son court-ter­misme et la puis­sance des lob­bies serait inef­fi­cace pour être en œuvre les mesures effi­caces donc dras­tiques en faveur de la biosphère…

LE MODELE AUTORITAIRE CHINOIS, REMEDE A L’EFFONDREMENT ?

Il est curieux de consta­ter que ceux-là mêmes qui se disent prêts à jeter la démo­cra­tie aux oubliettes, au nom de l’urgence éco­lo­gique, ne pro­posent pas cette « solu­tion » lorsqu’il s’agit de régler d’autres pro­blèmes aus­si cru­ciaux, face aux­quels, pour­tant, le sys­tème semble aus­si impuis­sant, comme la faim dans le monde, qui concerne tout de même un humain sur sept.

Il s’agit déjà de pro­pos de riches, inquiets pour leur propre deve­nir, au point d’envisager de sus­pendre la démo­cra­tie, ou de la contour­ner, mais de pré­fé­rence… chez les autres ! Cette ten­ta­tion de la dic­ta­ture verte fait sys­té­ma­ti­que­ment l’éloge du modèle chi­nois en matière d’écologie (qui m’apparait per­son­nel­le­ment comme un contre-modèle) que ce soit à (l’extrême-) droite ou même à gauche. L’Institut Mon­taigne (think tank de la droite libé­rale) consacre ain­si un rap­port au miracle de l’écologie chi­noise, fon­dé, il est vrai, sur des fan­tasmes tech­no­lo­giques proches des siens. Cet espoir indus­tria­liste vert est, nous assure-t-on, « confor­té par la poli­tique auto­ri­ta­riste et volon­taire des tenants du pou­voir cen­tral sur le sujet ». France Culture comme France Inter consacrent des émis­sions au même miracle éco­lo­giste chi­nois. Le Figa­ro parle de « Ces Chi­noises qui ont déjà tout com­pris à l’écologie » tan­dis que Valeurs actuelles ren­ché­rit « Pour­quoi les Chi­nois ont com­pris l’écologie mieux que nous ». Le Nou­vel Obs titre sur « La longue marche de la Chine rouge pour deve­nir verte ». Le site de gauche Le Grand soir ne fait pas mieux : « Le modèle chi­nois devrait ins­pi­rer tous les défen­seurs du climat ! »

L’objectif ne serait-il pas pour cer­tains de sau­ver les fan­tasmes tech­no­lo­giques, l’idée que le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives serait l’équivalent d’une socié­té « socia­liste », et, pour d’autres, d’empêcher quelques mil­liards d’humains sup­plé­men­taires d’accéder à la consom­ma­tion de masse, qui est effec­ti­ve­ment une des­truc­tion de masse… On nous rejoue alors la grande scène des géné­ra­tions sacri­fiées alors que le 20e siècle nous a au moins ensei­gné que tout appel au sacri­fice conduit tou­jours au ren­for­ce­ment de la répres­sion, idéo­lo­gique d’abord, poli­cière ensuite, car il faut bien faire taire ceux qui pré­fèrent chan­ter au pré­sent, plu­tôt que d’entretenir des illu­sion sur d’hypothétiques len­de­mains qui chantent. Cette ten­ta­tion de la dic­ta­ture verte est prête au besoin à sacri­fier, avec la démo­cra­tie, l’unité même du genre humain lorsque Cédric Vil­la­ni, qui est un grand savant mais aus­si un adepte du trans­hu­ma­nisme et de l’intelligence arti­fi­cielle, explique que le vais­seau Terre aurait été livré sans mode d’emploi, comme si la crise éco­lo­gique était la consé­quence d’un manque d’expertise à laquelle une mino­ri­té aug­men­tée allait pallier.

SOUTENIR UNE DEMOCRATIE ECOLOGIQUE SOCIALE ET POPULAIRE

La grande faute his­to­rique des tenants du court-cir­cui­tage de la démo­cra­tie, sous pré­texte d’urgence éco­lo­gique, est, cepen­dant, ailleurs, elle est de croire que les gens ordi­naires ne pour­raient que dési­rer vivre à la façon des puis­sants, c’est pour­quoi, il fau­drait répri­mer leurs dési­rs car, disent-ils, per­sonne ne vote­rait pour un can­di­dat disant la véri­té selon laquelle il fau­drait se ser­rer la cein­ture, un peu, beau­coup, pas­sion­né­ment, voire à la folie, pour espé­rer sau­ver la pla­nète. C’est pour­quoi ils parlent de déci­sions « dras­tiques » néces­sai­re­ment anti­po­pu­laires donc non gagnantes élec­to­ra­le­ment, c’est pour­quoi ils ne croient pas à la pos­si­bi­li­té de gagner démo­cra­ti­que­ment la bataille de l’écologie…

Je fais, depuis 30 ans, le pari oppo­sé, celui d’une éco­lo­gie sociale et popu­laire, car tout prouve que les gens ordi­naires ne sont pas des riches aux­quels ne man­que­rait que l’argent. Cette vision est celle de Jacques Ségue­la, grand publi­ci­taire du sys­tème, disant que « Si à 50 ans, on n’a pas de Rolex, c’est qu’on a raté sa vie ». Nous sommes des mil­lions à ne pas avoir de montre de luxe, non pas d’abord faute de moyens finan­ciers, mais parce qu’on n’en a pas le désir. Sauf que les puis­sants n’arrivent même plus à ima­gi­ner qu’on puisse avoir d’autres dési­rs qu’eux.

Le com­bat pour l’écologie n’est pas une machine de guerre contre le désir de bien vivre, mais un conflit entre plu­sieurs concep­tions de la « vie bonne ». La démo­cra­tie ne peut donc qu’être au cœur de l’écologie, car c’est au plus grand nombre d’imposer sa propre concep­tion de la jouis­sance, une jouis­sance d’être et non pas d’avoir, une jouis­sance qui repose sur la « fabrique de l’humain » c’est-à-dire la pri­mau­té des ser­vices publics et des biens com­muns. La démo­cra­tie est intrin­sè­que­ment soluble dans l’écologie, pour peu qu’elle soit popu­laire et sociale, car les gens ordi­naires entre­tiennent d’autres rap­ports au tra­vail, à la consom­ma­tion, à l’argent, à la nature, au temps, à l’espace, à la mala­die, au vieillis­se­ment, à la mort, donc à la vie.

L’ESCARGOT MUNICIPALISTE CONTRE LE TIGRE CAPITALISTE

Les pro­po­si­tions des objec­teurs de crois­sance en matière de démo­cra­tie épousent celles qu’ils font en matière de relo­ca­li­sa­tion contre la glo­ba­li­sa­tion, de ralen­tis­se­ment contre l’accélération, de retour du prin­cipe coopé­ra­tif contre l’esprit de concur­rence, de choix d’une vie simple contre le mythe de l’abondance, de pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique démo­cra­tique contre le tout-mar­ché, de gra­tui­té contre la mar­chan­di­sa­tion… Les expé­riences que nous menons avec des cen­taines de ville prouvent que nous devons mar­cher sys­té­ma­ti­que­ment sur nos trois jambes, l’égalité sociale, la jus­tice éco­lo­gique et l’implication citoyenne, c’est-à-dire la démo­cra­ti­sa­tion de la vie sociale y com­pris des ser­vices publics. Le suc­cès n’est au ren­dez-vous que si nous avan­çons vers une démo­cra­tie des usa­gers maitres de leurs usages, que si nous déve­lop­pons un nou­veau muni­ci­pa­lisme éco-socia­liste. C’est pour­quoi nous disons que le moment est venu de mettre un escar­got muni­ci­pa­liste plu­tôt qu’un tigre capi­ta­liste dans le moteur des grandes villes, car toute accé­lé­ra­tion pro­fite tou­jours aux plus riches et détruit la pla­nète. Nous fai­sons le choix d’un ralen­tis­se­ment géné­ra­li­sé car l’éloge de la len­teur répond aus­si à la volon­té de renouer avec les temps poli­tiques qui sont ceux de la matu­ra­tion des pro­jets, de la déli­bé­ra­tion citoyenne, des choix démo­cra­tiques, temps poli­tiques qui sont aus­si ceux de la rup­ture, y com­pris avec l’idée d’une pro­fes­sion­na­li­sa­tion du poli­tique, d’où la volon­té de réduire le nombre de man­dat, d’organiser des réfé­ren­dums révo­ca­toires, bref dans finir avec l’idée aujourd’hui domi­nante qu’on puisse faire car­rière dans la repré­sen­ta­tion des autres.

Paul Ariès est politologue, rédacteur en chef de la revue les Zindigné€s et directeur de l’Observatoire International de la Gratuité.

Ouvrages de Paul Ariès sur ces thèmes

  • Ecologie et cultures populaires, Utopia, 2014
  • Nos rêves ne tiennent pas dans les urnes, Max Millo, 2013
  • Désobéir et grandir, Vers une société de décroissanc, Ecosociété, 2018
  • Gratuité vs capitalisme, Larousse, 2018

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