« Culture participative »

Les habits neufs de la domination ?

Illustration : Vanya Michel

Depuis 20 ou 30 ans, on voit fleu­rir des acti­vi­tés de « média­tion », de « conci­lia­tion » ou de « faci­li­ta­tion », de même que des « confé­rences de consen­sus », des « forums hybrides » ou des « ate­liers citoyens » – les déno­mi­na­tions ne manquent pas… S’agit-il de voies vers une nou­velle démo­cra­tie, réin­ven­tée, ou d’une simple manière, comme l’indique le socio­logue Jacques Faget, « d’habiller d’un voile démo­cra­tique les méca­nismes de pou­voir » ? La ques­tion vaut la peine d’être posée, tant il est vrai que les citoyens cri­tiques se trouvent le plus sou­vent som­més soit de par­ti­ci­per, soit de se taire…

Si la média­tion fut « ini­tia­le­ment pen­sée comme une contre-culture face à des pou­voirs ins­ti­tu­tion­nels coer­ci­tifs et vio­lents »1, ses der­niers ava­tars sont le fruit de l’évolution socioé­co­no­mique récente.

L’avènement du néo­li­bé­ra­lisme a été mar­qué par un recul géné­ral de la place de l’État dans le jeu social et par une osmose crois­sante entre les sec­teurs public et pri­vé. Ces muta­tions de l’ère post­mo­derne2 sont mar­quées par une crise majeure des régu­la­tions tra­di­tion­nelles : poli­tiques, ins­ti­tu­tion­nelles, juri­diques, sociales… Cette crise sociale glo­bale explique lar­ge­ment le foi­son­ne­ment des pra­tiques médiatrices.

Celles-ci concernent d’abord les pra­tiques inter­per­son­nelles. Ins­crite dans l’incessante recon­fi­gu­ra­tion des sphères pri­vée et publique, la conci­lia­tion inter­in­di­vi­duelle vise­rait à ins­til­ler de l’humanité dans des méca­niques admi­nis­tra­tives déper­son­na­li­sées. Certes. Mais, pour prendre la mesure exacte des choses, nous ne pou­vons faire l’impasse sur l’idéologie du mana­ge­ment qui, impré­gnant de plus en plus lar­ge­ment les poli­tiques publiques3, prône « la néces­si­té de réduire l’intervention publique et de trans­for­mer les méthodes de ges­tion en les cal­quant sur celles du sec­teur pri­vé. » C’est ain­si que les média­tions pénales, par exemple, sup­po­sées « moins chères, plus rapides, plus effi­caces » sont aus­si ou sur­tout des­ti­nées à désen­gor­ger les tri­bu­naux, en d’autres termes, à sup­pléer le manque de moyens lié au désen­ga­ge­ment de la puis­sance publique.

Par ailleurs, ain­si conçue, la média­tion – qu’elle soit ain­si pénale, fami­liale, inter­cul­tu­relle, de voi­si­nage, etc. – s’appuie sur une concep­tion de l’être humain lar­ge­ment enchâs­sée dans la croyance en l’existence d’une par­faite éga­li­té entre tous les Hommes, envi­sa­gés comme une constel­la­tion d’atomes-individus posant des choix ration­nels, sans qu’existe aucun rap­port de domination.

DE L’INTERPERSONNEL AUX PRATIQUES COLLECTIVES

En ver­tu de la loi dite « Renault », les licen­cie­ments col­lec­tifs, par­ti­cu­liè­re­ment d’actualité, sont sou­mis à des pro­cé­dures d’information et de concer­ta­tion : « L’employeur doit four­nir tout ren­sei­gne­ment utile, par écrit et ensuite ora­le­ment, aux repré­sen­tants des tra­vailleurs ; dans un deuxième temps, il doit consul­ter ceux-ci, qui peuvent eux-mêmes enfin poser des ques­tions, faire des pro­po­si­tions ou des remarques, que l’employeur exa­mine et aux­quelles il est tenu de répondre. » Comme nulle part dans la pro­cé­dure « n’est exi­gé un accord à pro­pos du licen­cie­ment col­lec­tif ou l’exis­tence d’un plan social ou la fixa­tion de condi­tions »4, on se demande à quoi tout ceci peut bien servir…

Deux élé­ments qui nous montrent que la paci­fi­ca­tion pro­cé­du­rière des conflits ne pro­fite qu’au déci­deur peuvent venir nous éclai­rer. D’une part, la « mise en pro­cé­dure » du conflit social a rame­né le délai de « négo­cia­tion » à 76 jours en moyenne contre 5 mois lors de la fer­me­ture bru­tale du site Renault de Vil­vorde en 1997. D’autre part, on ne connaît pas de cas où la pro­cé­dure Renault a ame­né une entre­prise à renon­cer à sa volon­té de restruc­tu­rer ou de fer­mer son activité.

Les déci­sions rela­tives à l’aménagement du ter­ri­toire (ou à la bio­tech­no­lo­gie, etc.) sont quant à elles au cœur d’un nombre impor­tant de « conflits » (tel celui de Haren-Bruxelles, autour de l’implantation d’une « méga-pri­son »). Dans pra­ti­que­ment tous les cas, si des pro­cé­dures d’information et de consul­ta­tion sont orga­ni­sées, il s’agit d’« enquêtes publiques », répon­dant à un calen­drier strict et à un cahier des charges fort pré­cis, au terme des­quelles on observe que, tout comme dans le cas de la pro­cé­dure Renault, les pro­jets ne changent guère plus qu’à la marge.

À la dif­fé­rence des conflits liés aux déci­sions entre­pre­neu­riales, délais­sées au nom du mar­ché, les conflits de nature envi­ron­ne­men­tale sont mar­qués par une forte impli­ca­tion du monde poli­tique, des élus, à qui la déci­sion revient en der­nier res­sort. Il y a là un enjeu spé­ci­fique – un man­dat élec­to­ral – qui per­met d’initier de nou­velles méthodes tra­vail. C’est ain­si que, sous la pres­sion d’opposants déter­mi­nés, l’on voit par­fois s’ouvrir divers pro­ces­sus de par­ti­ci­pa­tion citoyenne. Jacques Faget observe cepen­dant que leur « usage repré­sente (…) plus un moyen de contour­ne­ment des blo­cages et d’adaptation à des réa­li­tés conflic­tuelles qu’une trans­for­ma­tion radi­cale des pra­tiques de l’action publique qui reste mar­quée du sceau de l’autoritarisme » et que dès lors « l’organisation de média­tions envi­ron­ne­men­tales (…) n’est sou­vent qu’un faux-sem­blant (…), car elles dépendent de pro­jets et de pro­po­si­tions pré­cons­truits et il est rare qu’elles soient inves­ties d’un réel pou­voir de déci­sion (…) »

UN BILAN EN FORME DE RÉQUISITOIRE

L’essor des pra­tiques de média­tion est conco­mi­tant de l’affaiblissement des États, lequel est lui-même la consé­quence de l’abandon au « mar­ché » d’un grand nombre de régu­la­tions sociales. Il n’est pas ques­tion ici de défendre la vision nos­tal­gique d’un faux âge d’or où l’État-Providence aurait sinon réso­lu, au moins pris en charge, tous les pro­blèmes. Mais bien plu­tôt de consta­ter que les pra­tiques sociales (média­trices, conci­lia­trices, etc.) qui s’épanouissent sur la ruine pro­gres­sive de l’État sont empreintes des choix idéo­lo­giques dominants.

D’une part, elles sup­posent une éga­li­té fic­tive des êtres humains. Or, la néga­tion des inéga­li­tés réelles – de reve­nus, d’accès à la culture et donc à la parole (au dis­cours), etc. – tend à recon­duire l’inégalité sociale au sein-même des dis­po­si­tifs média­teurs inter­per­son­nels. La néga­tion de l’opposition réelle des inté­rêts de classe conduit à l’adoption de lois qui réduisent un licen­cie­ment col­lec­tif ou un pro­jet d’aménagement du ter­ri­toire au simple res­pect de pro­cé­dures d’information et de conciliation…

D’autre part, elles visent au consen­sus. Il y aurait beau­coup à dire de ce concept. Nous nous bor­ne­rons à consta­ter ici sa proxi­mi­té avec l’idée – fort débat­tue dans les années 90 – que nous aurions atteint « la fin de l’Histoire » et la « fin des idéo­lo­gies ». Auquel cas, « la démo­cra­tie libé­rale satis­fai­sant seule le désir de recon­nais­sance, qui est l’es­sence abso­lue de l’Homme »5, les conflits ne seraient plus que les mani­fes­ta­tions archaïques d’idées deve­nues obsolètes.

POUR LE CONFLIT, POUR LA MISE EN RISQUE !

Nous plai­de­rons donc ici pour une réha­bi­li­ta­tion de la culture du conflit et pour la culture de la « mise en risque ». Pour Chan­tal Mouffe, « la ques­tion cru­ciale d’une poli­tique démo­cra­tique n’est pas d’arriver à un consen­sus sans exclu­sion (…) » : ce qui en jeu dans la lutte ago­nis­tique c’est la « confron­ta­tion entre des pro­jets hégé­mo­niques oppo­sés qui ne peuvent jamais être récon­ci­liés ration­nel­le­ment »6. C’est en ce sens que nous plai­dons encore pour que les citoyens réin­ventent les che­mins de l’initiative. Et ce, sans se réfé­rer à un idéal niais d’égalité, mais bien dans une culture de la prise de risque — telle qu’exposée par Sten­gers — qui « pra­tique une mise en indé­ter­mi­na­tion déli­bé­rée de ce que sont les faits, de ce en quoi ils importent, afin que puisse venir à l’existence une autre ver­sion de la situa­tion, indis­so­ciable d’une trans­for­ma­tion de ceux et celles qui, dès lors, apprennent ensemble ce qui convient »7.

La recon­nais­sance du carac­tère irré­con­ci­liable du capi­ta­lisme, en par­ti­cu­lier de sa ver­sion contem­po­raine fût-elle « par­ti­ci­pa­tive », avec une jus­tice sociale réelle ou encore avec le res­pect de ce que Lucie Sau­vé appelle notre Oïkos (la mai­son ori­gi­nelle du vivant, notre Terre), nous conduit inévi­ta­ble­ment à faire un pas de côté pour retrou­ver les che­mins de la lutte, y com­pris sous une forme réel­le­ment par­ti­ci­pa­tive, c’est-à-dire où la parole soit libre, ouverte, res­pec­tueuse, inven­tive, réin­ven­tée et nous réin­ven­tant nous-mêmes. Toujours.

  1. Voirles textes de Jacques Faget « Les mondes plu­riels de la média­tion » in Infor­ma­tions sociales N°170, CNAF, 2012 et « Média­tion et post-moder­ni­té » in Négo­cia­tions, N° 6, De Boeck, 2006. Sauf indi­ca­tion contraire, l’ensemble des cita­tions en ita­lique et entre guille­mets sont extraites de ces deux articles.
  2. Jacques Faget pro­pose encore, non sans malice, les appel­la­tions sui­vantes : « moder­ni­té avan­cée, moder­ni­té aiguë, tar­dive, réflexive, sur­mo­der­ni­té, hyper­mo­der­ni­té… »
  3. Sous l’appellation (comme tou­jours anglo­phone) de « New Public Mana­ge­ment ».
  4. D’après www.emploi.belgique.be/defaultTab.aspx?id=493
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fin_de_l%27histoire
  6. « Poli­tique et ago­nisme », Chan­tal Mouffe in Rue Des­cartes N° 67, PUF, 2010, pp. 18 – 24
  7. « Ris­quer une ville qui apprend », Isa­belle Sten­gers in Les Annales de la Recherche Urbaine N° 95, Plan urba­nisme archi­tec­ture, 2004

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