« Des tournesols plantés en plein quartier européen. Des artistes-chômeurs établis dans un bureau de pointage. Du cinéma dans des friches urbaines. Des manifs musicales qui déboulent dans les rues. Des communautés diverses qui font vivre leur propre outil d’expression sur les ondes hertziennes. Des usagers des transports en commun qui pensent faire fonctionner leur propre bus à l’huile de colza. En ville, les modes d’intervention dans l’espace public se diversifient. Une émulsion foisonnante de pratiques à la limite entre la création artistique et l’engagement politique… »1. Dans cette description qu’une partie du milieu fait de lui-même frappe d’abord la grande diversité des modes d’action dont l’éventuelle commune mesure tiendrait au fait de se tenir « entre » création culturelle et politique mais qui, toutes, engagent plus ou moins explicitement les lieux, les rues, les espaces publics, la ville.
CULTURE DES LIEUX
Ces actions se déploient alors de manière privilégiée dans des friches urbaines, des lieux abandonnés, à moins qu’elles ne s’articulent à des situations hybrides, un ensemble d’espaces aux attributions urbanistiques a priori peu claires ou qu’elles ne cherchent à se saisir des espaces d’une manière inattendue. Elles s’appuient bel et bien sur des situations que l’on peut qualifier d’interstitielles 2. Qu’il s’agisse de tournesols ou de happenings dans les couloirs du métro, l’enjeu est en effet de faire vivre, à partir de ressources possibles d’une situation, des éléments inévidents, de lui faire prendre un tour particulier.
Ainsi, par exemple, les séances de cinéma itinérantes et en plein air de PleinOPENair organisées à Bruxelles l’Été supposent un travail scénographique précis à mille lieues de la solution aisée du chapiteau et du plancher amovible, travail réalisé à partir de micro-interventions à partir des singularités d’un lieu dont il s’agit de montrer qu’il recèle plus de densités, d’usages ou d’usagers qu’attendus, qu’ils ne sont pas vides contrairement à ce qu’affirment les discours, le plus souvent de promotion immobilière, visant à les rendre disponibles. Non seulement offrent-ils des perspectives visuelles neuves si la mise en scène du lieu y est attentive, constituent-ils des niches pour des usages discrets, des respirations urbaines mais encore sont-ils objets de controverses que PleinOPENair contribue à faire vivre à propos de leur devenir.
Considérer l’environnement donné comme susceptible de fuites, de possibilités de changement, d’intrications de couches à partir desquelles agir constitue une première caractéristique d’un régime d’action.
CULTURE DE GROUPES
Nous avons affaire d’abord à des noms de projets autour desquels des collectifs s’organisent sans qu’un groupe organisateur premier n’apparaisse clairement. Nous avons affaire à une conception politique selon laquelle les alliances, les énoncés et les modes d’action doivent dépendre des situations et receler de nombreuses innovations locales, de la créativité, du travail scénographique. Si ces actions valorisent l’invention, elles ne sont pas pour autant purement spontanées ou informelles. Il existe bel et bien des groupes, des lieux qui tentent de produire ces coopérations horizontales selon des modalités neuves.
De nombreux groupes plus stables ont émergé des actions qu’ils pérenniseront plus tard, voire suscitent l’externalisation de nouveaux groupes autour d’une action réussie. L’une des associations à laquelle nous avions affaire, financée par les pouvoirs publics, multipliait explicitement les structures associatives, visant ainsi à un fonctionnement allégé. Une autre organisait ses programmations en confiant une large autonomie aux collectifs de membres et d’usagers du lieu qui étaient à l’initiative d’une proposition. Est alors objet d’expérimentation ce que devient le groupe, l’association, l’identité du projet, son nom, etc. Dans chaque cas, l’organisation est au moins partiellement à renégocier en même temps que l’action à mener. C’est à ces conditions qu’une culture – au sens actif de « cultiver » – de groupes a pu ça et là émerger, questionnant les modalités de décision, les modalités de paroles, les modalités de financements3.
Pour continuer à produire des actions innovantes, de tels groupes ont besoin de se laisser récupérer par leurs usagers conçus comme aptes à proposer des actions qui affecteront le groupe. Ces usagers ne peuvent donc pas être pensés comme pures cibles de l’action : « A Public Cible nous préférons définitivement le terme d’usagers. Un terme et son implicite, où l’animateur ainsi que le public sont tous deux usagers du projet »4. « Public Cible » — le plus souvent défini comme « non diplômé » par opposition à l’animateur « diplômé », ce qui constitue une importante barrière entre les rôles – ne semble par permettre les passages nécessaires entre les différents rôles du groupe.
CULTURE D’UNE VILLE… RUGUEUSE
Ce que supposent ces formes d’horizontalité, c’est une ville « rugueuse », une ville offrant le support possible pour des lieux divergents. C’est la culture de lieux qui permettrait à des extérieurs, cultivant également leurs lieux, de s’associer, en misant sur la richesse de production de « milieux liminaires ». En conséquence, les formes de lissages urbains, d’affectations trop strictes et rapides des espaces, bref les effets de la fameuse pression immobilière constituent une autre menace pour le milieu en question autant qu’un ressort politique d’opposition.
Enfin, toutes ces configurations n’auraient pas pu, en l’absence d’un véritable statut d’artiste, se déployer sans l’existence d’allocations de chômage. Ce n’est pas un hasard si ces actions culturelles, urbaines ont pu/dû déployer une série d’énoncés et d’objets artistiques prenant les formes d’activation comme objet à dénoncer5. La vente d’une force de travail dans le cadre d’un marché déjà existant tient son immédiateté au caractère moins innovant du travail concerné.
Pour terminer, une dernière menace peut être envisagée. Elle porte classiquement le nom de « récupération unilatérale » par contraste avec les récupérations réciproques faisant tenir le milieu décrit. Cette récupération – qui signifie plus prosaïquement l’échec de l’ouverture d’un espace de négociation institutionnelle – s’apparente, dans les villes contemporaines, aux transformations des cultures de groupes et de lieux au sens donnés plus haut en un stock de culture qu’une ville posséderait plus ou moins à destination de nouveaux publics-cibles. C’est ainsi que certaines des actions du milieu décrit peuvent apparaître comme arguments manifestant le caractère substantiellement créatif de « Bruxelles ». C’est ainsi également que les interventions artistiques elles-mêmes peuvent servir d’alibi participatif à des projets d’aménagements d’espaces publics entrant alors en concurrence avec les formes de contre-pouvoirs organisées par les fédérations habitantes, au nom précisément, contre les plans et les « contraintes normatives », de la spécificité de tout lieu et de tout projet. C’est ainsi enfin que le déploiement d’événementiels urbains6 destinés à renforcer l’attractivité de Bruxelles pour des habitants plus aisés et des entreprises à haute valeur ajoutée peuvent être justifiés par l’existence préalable du milieu décrit. Mais entre ce dernier et ces formes de récupération unilatérale, c’est toute l’épaisseur des processus de cultures des groupes, des lieux, des scénographies, des alliances qui fait littéralement césure politique.
- Voir Bigoudis, Des tambours sur l’oreille d’un sourd. Récits et contre-expertises de la réforme du décret sur l’Éducation permanente 2001 – 2006, Les Éditions du Bigoudis, 2006
- Pour des développements sur la notion de « culture des interstices », voir I.Stengers et P.Pignarre, La sorcellerie capitaliste, La Découverte, 2007
- Voir David Vercauteren, Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, HB éditions, 2007 et Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2003
- Bigoudis, ibid. : p.154. La plate-forme se présentera d’ailleurs de la sorte : « Nous sommes un groupe d’usagers de l’éducation permanente regroupés en une plate-forme »
- Voir Choming Out, éditions D’une Certaine Gaieté ou le film Win for Life de Marie Vella.
- Voir, pour plus de détails, David Jamar, « Art-Activisme : enjeux de la créativité urbaine à Bruxelles », L’Information Géographique, 2012/3, pp 24 – 35.
David Jamar est anthropologue urbain