Daniel Zamora

Le prolétariat aujourd’hui

Illustration : Fabienne Loodts

Daniel Zamo­ra, socio­logue à l’ULB, pour­suit actuel­le­ment ses recherches aux États-Unis. Il a lon­gue­ment étu­dié les ques­tions des inéga­li­tés, de l’État social, des « sur­nu­mé­raires » et de la désta­bi­li­sa­tion de la socié­té sala­riale. Retour avec lui sur la per­ti­nence de la notion de pro­lé­ta­riat et les enjeux des luttes sociales actuelles en situa­tion de chô­mage de masse endémique.

La notion de prolétaire — l’ouvrier de la grande industrie du 19e siècle, exploité, aliéné et en lutte contre les capitalistes- est-elle devenue anachronique en raison d’un travail globalement moins éprouvant qu’à l’époque de Karl Marx ?

Il est impor­tant de faire une dis­tinc­tion entre les condi­tions sociales du tra­vail et le concept de classe sociale tel que Marx l’entendait. Nous pou­vons bien enten­du avoir une ana­lyse socio­lo­gique de la condi­tion ouvrière, ou du pro­lé­ta­riat si vous pré­fé­rez. Mais celle-ci n’est pas ce qui défi­nit concep­tuel­le­ment l’idée du pro­lé­ta­riat tel que l’entendait Marx dans son ana­lyse his­to­rique. Celle-ci se fonde essen­tiel­le­ment sur l’idée qu’un sys­tème éco­no­mique engendre néces­sai­re­ment cer­tains rap­ports sociaux entre dif­fé­rentes classes. Le pro­lé­ta­riat est dès lors la classe qui doit vendre son tra­vail de manière à pou­voir avoir accès à un reve­nu et dont une par­tie de la richesse pro­duite est appro­priée par le capi­ta­liste. Il appelle cela « l’exploitation ». Celle-ci n’a cepen­dant rien à voir avec la « domi­na­tion ». Le fait d’être exploi­té n’a rien à voir avec la manière dont on est trai­té. L’ouvrier du 19e siècle était certes plus « domi­né » que celui d’aujourd’hui, mais ils res­tent tous deux « exploi­tés ». En témoigne l’impressionnante explo­sion des inéga­li­tés au cours des 20 der­nières années. La richesse pro­duite aug­mente, mais elle est de moins en moins bien répar­tie. De ce point de vue, ces condi­tions de tra­vail importent peu à la défi­ni­tion en tant que telle.

En ce sens, oui, le « pro­lé­ta­riat » existe tou­jours. Loin de dis­pa­raitre, il devient un acteur cen­tral au niveau mon­dial. N’oublions tout de même pas qu’en dehors de nos fron­tières, la pre­mière classe sociale, c’est les pay­sans ! La prise des villes par la cam­pagne a encore de beaux jours devant elle ! Plus sérieu­se­ment, si l’on regarde au niveau mon­dial, l’industrie se déve­loppe et nombre d’emplois dans les « ser­vices » n’en sont pas moins des emplois de sala­riés. En ce sens, le sala­riat n’a jamais été aus­si cen­tral qu’aujourd’hui. Ce qui a pro­fon­dé­ment chan­gé, du moins dans nos socié­tés, c’est la condi­tion ouvrière ain­si que les formes du tra­vail. C’est un fait indé­niable qui a bien enten­du des impli­ca­tions poli­tiques et stra­té­giques très importantes.

Pour Karl Marx, prolétaire est synonyme de travailleur salarié. Or, depuis quelques décennies, on connait un chômage de masse. Comment cela a‑t-il fait évoluer la notion de prolétaire ?

Vous avez rai­son de sou­li­gner l’importance du chô­mage de masse impo­sé au sala­riat. C’est en effet l’une des trans­for­ma­tions les plus impor­tantes des 40 der­nières années. La prin­ci­pale dif­fé­rence de ce chô­mage avec celui de la crise de 1929, par exemple, est que ses effets ont été par­ti­cu­liè­re­ment concen­trés sur une fac­tion spé­ci­fique du sala­riat. Autre­ment dit, à un même niveau de chô­mage peuvent cor­res­pondre des situa­tions très dif­fé­rentes. On peut en effet avoir une socié­té avec 10 % de chô­mage où toute la popu­la­tion a de régu­lières et courtes périodes de chô­mage, ou bien une socié­té où seul un petit groupe est au chô­mage sur de très longues périodes et où le reste de la popu­la­tion est rela­ti­ve­ment épar­gné. Contrai­re­ment à ce qu’on peut sou­vent lire, c’est plu­tôt la deuxième situa­tion à laquelle nous avons été confron­tés. Loin de la « socié­té du risque » popu­la­ri­sée par Ulrich Beck, le risque de chô­mage a été de plus en plus inéga­le­ment réparti.

Cette situa­tion a eu des effets poli­tiques pro­fonds et durables sur les classes popu­laires. En effet, elle va pro­fon­dé­ment modi­fier ce qui fon­dait la vision popu­laire du monde, cette divi­sion entre « eux » (les patrons) / « nous » (les ouvriers), si bien étu­diée par le socio­logue anglais Richard Hog­gart. Enra­ci­née dans l’expérience quo­ti­dienne du monde ouvrier, cette vision per­met­tait, avant même toute pra­tique poli­tique, la soli­da­ri­té cultu­relle des classes popu­laires fon­dant alors l’efficacité du dis­cours poli­tique de la gauche. La déstruc­tu­ra­tion des envi­ron­ne­ments popu­laires a alors consi­dé­ra­ble­ment désta­bi­li­sé cette soli­da­ri­té en rajou­tant un « eux » en des­sous de « nous ». Une par­tie des couches popu­laires ayant ain­si le sen­ti­ment que les « eux » d’en haut ne font rien contre les abus des « eux » d’en bas. Dans Le monde pri­vé des ouvriers, Oli­ver Schwartz écri­ra qu’« on a ici un type de conscience popu­laire qui (…) est tour­né à la fois contre les plus hauts et contre les plus bas ». Cette struc­ture cor­res­pond par­tiel­le­ment au nou­veau pro­fil que le FN fran­çais cherche à se don­ner pour conqué­rir le vote des classes popu­laires. Il semble ain­si s’opposer au « sys­tème », à ses « élites » et à « l’argent roi » tout en atta­quant éga­le­ment cet autre « eux » que consti­tuent les chô­meurs, immi­grés, sans-papiers, peu­plant les rangs de l’« assis­ta­nat ».

Remar­quez que c’est éga­le­ment le pro­fil qu’adopte quelqu’un comme Donald Trump : contre l’establishment et contre les fac­tions déqua­li­fiés du sala­riat (illé­gaux, mino­ri­tés, etc.). Cette sépa­ra­tion ne doit cepen­dant pas nous aveu­gler sur le fait que la logique poli­tique que devrait défendre la gauche n’est pré­ci­sé­ment pas celle qui ren­force cette dyna­mique (défen­dant, au contraire, les mino­ri­tés contre les « blancs pri­vi­lé­giés »), mais qui au contraire la dépasse. Qui cherche non plus à oppo­ser chô­meurs et actifs, mais les orga­ni­ser conjoin­te­ment afin de résis­ter à la concur­rence vers le bas à laquelle on les pousse à entrer. Aus­si, dès le début de l’industrialisation, Marx remar­quait qu’une étape déci­sive dans le déve­lop­pe­ment de la lutte sociale réside notam­ment dans le moment où les tra­vailleurs « découvrent que l’in­ten­si­té de la concur­rence qu’ils se font les uns aux autres dépend entiè­re­ment de la pres­sion exer­cée par les sur­nu­mé­raires » afin de s’unir pour « orga­ni­ser l’en­tente et l’ac­tion com­mune entre les occu­pés et les non-occupés ».

Les précaires sont-ils les nouveaux prolétaires ? Les termes de son champ lexical (« précariat » et « précarité ») sont-ils utiles pour décrire les réalités sociales et organiser la lutte ? 

Pour com­men­cer, je pense qu’il faut en par­tie démys­ti­fier l’abondante lit­té­ra­ture sur le pré­ca­riat. Le pro­ces­sus de pré­ca­ri­sa­tion, d’intensification de l’exploitation, de des­truc­tion des pro­tec­tions sociales n’est pas la base d’une nou­velle classe sociale mais le pro­ces­sus spon­ta­né du capi­ta­lisme. Les ouvriers du 19e siècle étaient bien enten­du des pré­caires. Lisez Zola. Per­sonne n’a pour­tant dit à l’époque qu’ils n’étaient donc plus des ouvriers ! Ça n’a pas de sens. Le déve­lop­pe­ment de la pré­ca­ri­té (dans le contrat de tra­vail, en termes de reve­nus, dans l’accès à des biens fon­da­men­taux…) n’est rien de moins que l’effet de la déré­gu­la­tion du mar­ché du tra­vail et de la remar­chan­di­sa­tion de la san­té, l’éducation, etc. Au sor­tir de la guerre, la construc­tion de l’État social, l’institutionnalisation des sys­tèmes d’assurance dans la Sécu­ri­té sociale ain­si que l’organisation du droit du tra­vail ont consti­tué le point de départ d’un large pro­ces­sus de « démar­chan­di­sa­tion ». En effet, pour offrir des droits sociaux col­lec­tifs, il est néces­saire de sépa­rer l’accès à cer­tains biens de l’accès des indi­vi­dus au mar­ché. On assiste donc à la créa­tion d’un régime légal dans lequel la sécu­ri­té ne dépend plus exclu­si­ve­ment de l’accès à la pro­prié­té. Cette dyna­mique a été un élé­ment fon­da­men­tal de la for­ma­tion de la classe ouvrière comme acteur poli­tique. En ce sens, le retour du mar­ché dans la rela­tion sala­riale n’est pas le départ d’une « nou­velle classe » mais plu­tôt un retour en arrière mal­gré les carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques qu’il peut prendre aujourd’hui.De ce point de vue, je ne vois pas de rai­son empi­rique sérieuse de faire des pré­caires une « nou­velle classe » qui bou­le­ver­se­rait les confi­gu­ra­tions pré­cé­dentes et les reven­di­ca­tions tra­di­tion­nelles de la gauche.

L’enjeu qu’ouvre cette ques­tion ren­voie plus spé­ci­fi­que­ment aux modes d’actions et d’organisation qu’il faut déve­lop­per afin de résis­ter à cette dyna­mique. Com­ment orga­nise-t-on les chauf­feurs d’Uber ? Com­ment crée-t-on un syn­di­cat dans des sec­teurs où il est dif­fi­cile de se retrou­ver ? Ce sont ces ques­tions plus orga­ni­sa­tion­nelles que concep­tuelles qui se posent à nous aujourd’hui. À ce titre, recons­truire le mou­ve­ment syn­di­cal consti­tue une prio­ri­té fon­da­men­tale pour le mou­ve­ment social amé­ri­cain. Il n’est pas ques­tion ici de « dépas­ser » ces « vieille­ries », mais, au contraire, de renouer avec les ins­ti­tu­tions et les orga­ni­sa­tions qui ont consti­tué la force du mou­ve­ment social durant des décen­nies. Eu égard aux nou­velles formes d’organisation du tra­vail, cela demande bien enten­du des efforts consi­dé­rables mais abso­lu­ment néces­saires. Les choses bougent cepen­dant. Aux États-Unis, où ce phé­no­mène est par­ti­cu­liè­re­ment visible, on voit aujourd’hui de plus en plus les tra­vailleurs des fast-foods s’organiser de manière très effi­cace pour le salaire mini­mum à 15 $. Ils ont consi­dé­ra­ble­ment trans­for­mé les lignes du débat par de nom­breuses grèves, mani­fes­ta­tions et actions. Au point qu’aujourd’hui, même Hil­la­ry Clin­ton, sous pres­sion de ce mou­ve­ment et de la cam­pagne de San­ders, s’est décla­rée favo­rable à un tel salaire minimum.

Depuis la fin des années 1970, la question de l’exclusion a pris une importance croissante. Elle est souvent, pour parler en termes marxistes, associée aux « lumpen prolétaires ». Que penser de ce déplacement dans les luttes politiques ?

La ques­tion de la place des « lum­pen pro­lé­taires » est effec­ti­ve­ment par­ti­cu­liè­re­ment pré­sente depuis le milieu des années 1970. Elle a été par­ti­cu­liè­re­ment cen­trale pour des mou­ve­ments issus de Mai 68. La crise aurait dépla­cé la focale vers les marges du sala­riat met­tant à l’a­vant-plan exclus, pri­son­niers, malades men­taux, délin­quants, anor­maux, mino­ri­tés sexuelles… Cette dyna­mique a per­mis d’importantes vic­toires tant poli­tiques que sym­bo­liques sur les condi­tions de toutes ces luttes dites par­fois « mino­ri­taires ». Elle a per­mis de mettre à jour toute une gamme de domi­na­tions qui étaient igno­rées jusque-là. Cepen­dant, un des prin­ci­paux pro­blèmes est qu’elles ont été concep­tua­li­sées, de manière crois­sante, en oppo­si­tion aux ques­tions liées à l’exploitation et aux inéga­li­tés. Cela annon­çait notam­ment l’hégémonie qu’allait opé­rer le concept « d’exclusion » sur les sciences sociales à par­tir des années 1990. Cette tran­si­tion va cepen­dant pro­gres­si­ve­ment accom­pa­gner une lec­ture plus « morale » des pro­blèmes sociaux et la sub­sti­tu­tion d’une foca­li­sa­tion sur la « lutte des classes » à une concep­tion plus arti­cu­lée dans les « droits de l’homme ». C’est à la même époque que se déve­loppent de manière très rapide nombre d’associations, ONG, et mou­ve­ments huma­ni­taires et cari­ta­tifs pour aider les plus « dému­nis ». Comme le remar­que­ra le socio­logue Didier Fas­sin dans La rai­son huma­ni­taire : « les inéga­li­tés s’ef­facent au pro­fit de l’ex­clu­sion, la domi­na­tion se trans­forme en mal­heur, l’in­jus­tice se dit dans les mots de la souf­france, la vio­lence s’ex­prime en termes de trau­ma­tisme. Si l’an­cien lexique de la cri­tique sociale n’a bien sûr pas entiè­re­ment dis­pa­ru, le nou­veau voca­bu­laire des sen­ti­ments moraux tend à le recou­vrir selon un pro­ces­sus de sédi­men­ta­tion séman­tique dont les consé­quences sont per­cep­tibles sur les poli­tiques publiques comme sur les actions pri­vées ».

Plus géné­ra­le­ment, le pro­blème n’est donc plus tel­le­ment l’inégalité elle-même, au tra­vers de l’exploitation, que la manière dont elle se répar­tit dans la socié­té (cer­tains en sont plus pro­té­gés que d’autres). Cepen­dant, une socié­té dans laquelle tout le monde serait expo­sé de manière égale à cette inéga­li­té ne serait pas beau­coup moins enviable que celle – qui existe réel­le­ment – où une frac­tion (com­po­sée de rela­ti­ve­ment plus de femmes, d’immigrés…) la subit de manière radi­ca­le­ment dis­pro­por­tion­née. En effet, si le chô­mage n’était pas concen­tré sur une frac­tion spé­ci­fique de la popu­la­tion, mais répar­ti de manière plus aléa­toire, le sala­riat serait certes moins frag­men­té autour de dif­fé­rentes iden­ti­tés, mais le niveau glo­bal du chô­mage et de l’inégalité ne dimi­nue­rait pas sub­stan­tiel­le­ment. En d’autres termes, notre but n’est pas d’avoir plus de « blancs » pré­caires (pour réta­blir « l’équilibre ») mais d’améliorer le sta­tut des pré­caires. De ce point de vue, indé­pen­dam­ment de l’évolution sociale depuis les années 1970, c’est la logique même de l’argument qui pose pro­blème. En effet, quand bien même la socié­té post-indus­trielle serait radi­ca­le­ment dif­fé­rente de la pré­cé­dente, il n’en reste pas moins que la foca­li­sa­tion sur les « exclus » porte sur la répar­ti­tion de l’inégalité plus que sur l’inégalité elle-même. Le chan­ge­ment social des années 1970 s’accompagne donc d’un chan­ge­ment non seule­ment de la cri­tique sociale, mais éga­le­ment de sa por­tée. Cela explique une part du para­doxe selon lequel nous vivons désor­mais dans une socié­té beau­coup plus diverse, éga­li­taire en termes de genre ou d’ethnie mais aus­si, dans laquelle, sur la même période, les inéga­li­tés socioé­co­no­miques ont aug­men­té. Il est dès lors temps de renouer avec un pro­gramme social axant ses objec­tifs sur l’attribution de droits sociaux uni­ver­sels afin de réduire l’emprise du mar­ché sur nos sociétés.

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