Au cours de ces 40 dernières années, le paysage musical classique a subi de profondes modifications et ce, grâce à la grande diversité des intervenants, à leur pugnacité, leur créativité.
Après les sociétés de concerts, dans les années 60 émergent et se développent des institutions prestigieuses comme les orchestres symphoniques et une maison d’opéra.
Parallèlement à cela, l’enseignement musical se démocratise par le biais des académies de musique accessibles à tous. Elles seront bientôt au nombre de 115, réparties dans toute la Communauté française. Les Conservatoires royaux quant à eux regorgent d’étudiants qui, sans trop d’encombre à l’issue de leurs études, trouvent du travail.
L’enseignement général fait lui aussi la part belle à l’intégration des cours de musique donnés par des spécialistes détachés des académies en horaire de jour.
L’ensemble de la population est ainsi irriguée par la musique classique, ce qui a pour effet un essor considérable en termes d’emplois et une fréquentation importante et naturelle des concerts.
À Bruxelles, la Société Philharmonique au Palais des Beaux-Arts est extrêmement productive. Toujours prospective, elle s’associera à la création du Festival Ars Musica en 1989, elle accueillera les orchestres symphoniques régionaux qui obtiendront petit à petit des cycles annuels de concerts. Encore et toujours, cette dernière reste le plus important organisateur de concerts du pays. En parallèle, l’initiative de démocratisation et de sensibilisation musicale menée notamment par les Jeunesses musicales se développe. Il contribue à la diversification du public et à son engouement pour la musique classique.
MAIS QUE PEUT-ON DIRE AUJOURD’HUI DE LA MUSIQUE CLASSIQUE EN COMMUNAUTÉ FRANÇAISE ?
On se doit de constater :
- Une perte de public (surtout au niveau des jeunes et de la tranche d’âge entre 25 et 40 ans)
— Une moins grande motivation à l’apprentissage de la musique,
— Un système codé rendant ce domaine hermétique,
— Un désintérêt des médias,
— Un manque de prise en charge des responsables politiques.
La période qui s’étend de 1960 à 1990 correspond aux années les plus productives. Elles sont excellemment illustrées par des initiatives de démocratisation culturelle et par des décisions politiques qui offrent au secteur une assise et un développement tout à fait bénéfique, pour aboutir bientôt à la mise en place des contrats-programme.
Paradoxalement, la situation s’est dégradée ensuite. Cela même si on peut penser, après un bref coup d’œil sur son accompagnement budgétaire, que ce domaine couvert par 29 millions d’euros est apparemment bien doté.
Une analyse plus fouillée indique que 90 % de ce budget est octroyé à cinq grandes Institutions musicales de notre Communauté dont l’Orchestre Philharmonique de Liège et l’Opéra Royal de Wallonie. Il n’est pas question de critiquer cela outre mesure car il serait mal venu de remettre en cause le fait que la Communauté française dispose au moins d’un orchestre symphonique et d’une maison d’opéra, même si d’aucuns pensent que ce déséquilibre est trop marqué. Précisons que le nombre d’emplois concernés dans ces deux grandes institutions dépasse les 350 personnes.
Quoiqu’il en soit, le budget restant est largement insuffisant pour permettre le développement de ce secteur en termes de créativité, de dynamisme et d’offres d’emplois.
Voilà sans doute la raison principale de la stagnation de ce domaine en regard de l’évolution du théâtre ou de la danse durant ces deux dernières décennies.
Une autre raison est à chercher dans le domaine de l’éducation, où la diffusion prospère de la musique classique dans l’Enseignement général s’est arrêtée dans les années 1990 pour cause de restrictions budgétaires.
Notons que dans le même temps d’autres pays décident au contraire d’en faire le centre de l’éducation des enfants et sont plébiscités pour cela comme la Finlande et l’Écosse. Ainsi la ville de Glasgow, nommée Ville UNESCO de la musique en 2008, organise en moyenne 130 événements musicaux par semaine allant de la musique rock à la musique d’opéra et génère un profit de quelque 75 millions de livres par an pour la ville. Le taux de réussite scolaire est de 90 %.
Pourtant le domaine de la musique classique résiste, et la Communauté française de Belgique peut s’enorgueillir du nombre élevé de projets de très haut niveau développés par les institutions musicales classiques. En témoigne l’existence d’ensembles de référence : un opéra, un orchestre symphonique, un orchestre de chambre, un chœur de chambre professionnel, de plusieurs ensembles réputés en musique baroque, romantique et contemporaine.
QUE PEUT-ON FAIRE POUR REMÉDIER À CETTE SITUATION ?
Être convaincu que la musique classique n’est pas obsolète, qu’elle a un véritable rôle à jouer contre l’appauvrissement intellectuel de notre société. Qu’elle est un facteur d’ouverture, un remède contre la violence et le désespoir qui guettent notre société. Sa pratique constitue un modèle d’intégration sociale, de combinaison subtile et sensible entre énergie individuelle et expression collective.
La musique classique peut incarner un espoir. La politique de Hugo Chavez n’est-elle pas un véritable exemple ? N’a‑t-il pas misé sur l’apprentissage de la musique classique par la frange la plus désespérée de son pays ? Et cela s’est soldé par une réussite extraordinaire dont la concrétisation s’incarne aujourd’hui dans la personnalité rayonnante de Gustavo Dudamel, un jeune chef issu de la banlieue défavorisée de Caracas. Devenu aujourd’hui le directeur artistique de l’orchestre symphonique de San Francisco.
Enfin, il convient de chasser l’idée selon laquelle la musique classique serait réservée à une classe particulière, qu’elle serait donc élitiste et hermétique en s’imposant la réflexion des conséquences de sa disparition de l’enseignement général et du manque de moyens pour des initiatives nouvelles. Voilà probablement les grands responsables de son enfermement et de sa prétendue inaccessibilité. Si l’on en croit des initiatives comme celles menée par le Président du Venezuela, ou encore les expériences de musique classique transportée dans les hôpitaux pour enfants malades ou encore en milieu carcéral, on peut être intimement convaincu que la musique classique a un véritable rôle humaniste à tenir dans la société.
LE PUBLIC
On constate un indéniable appauvrissement du public assistant aux diverses manifestations musicales classiques. On ne peut qu’établir un lien de cause à effet avec les carences éducatives de l’enseignement général.
De plus, on assiste depuis près de 30 ans à une démission des parents qui renvoient de plus en plus la responsabilité sur le système scolaire. Lequel, dans le but de se concentrer sur des matières “plus nobles”, renvoie à son tour la balle aux académies et aux conservatoires… Par ailleurs, l’évolution des nouvelles technologies de l’informatique modifie totalement le rapport des nouvelles générations à l’apprentissage. La jeunesse est plus encline à consommer de la musique qu’à en faire ! À se confier aux machines aux dépens de la pratique individuelle.
En réalité, c’est le sens de l’effort et le goût de la créativité qui ne sont plus cultivés. L’aptitude à s’élever vers le Beau en triomphant d’un conformisme qui n’est pas là où l’on pense généralement.
La mise en place d’expériences telles que “Culture et Enseignement” tente de pallier cette absence des disciplines artistiques intégrées à l’enseignement. Ces initiatives, unanimement appréciées là où elles sont mises en œuvre, sont néanmoins très dépendantes des directions d’écoles malheureusement généralement peu sensibles à cette approche. Le résultat d’ensemble est donc très fluctuant et ne garantit pas du tout un accès très large à la culture.
Dans certaines régions, ce sont les Pouvoirs publics locaux qui ont pris le relais. Notamment les échevinats de l’Enseignement et de la Culture. Par exemple, à Namur, 2000 enfants des écoles communales reçoivent, à l’intérieur du cursus scolaire, une formation musicale grâce à un subside de la Ville depuis 15 ans.
Enfin, on peut malheureusement constater que ce sont les liens du sang qui prédestinent ou non l’accessibilité de la population à ce domaine artistique.
N’est-ce pas inadmissible que de savoir que pour qu’un enfant s’intéresse à la musique classique, il faut qu’il soit né dans une famille économiquement, culturellement favorisée ? La “politique” en la matière a une lourde responsabilité dans cet état de fait et maintient en quelque sorte l’idée du “privilège de la naissance”.
Mais en terme de responsabilité, les médias ne sont pas en reste. Sauf exception, ils délaissent la musique classique au profit du cinéma, du théâtre et même aujourd’hui de la danse contemporaine. Alors que la musique classique bénéficie d’une chaîne exclusive à la radio nationale, Musique3 celle-ci semble vivre les mêmes difficultés que les organisateurs de concerts, l’audimat y est très faible. Tandis que La Première, chaîne générale ne s’y intéresse que du bout des lèvres, plus par obligation que par passion et conviction.
À ce titre, dans les grandes décisions relatives à la musique classique, il faut souligner la suppression de l’orchestre symphonique et du chœur symphonique de la Radio. Ceux-ci auraient pourtant pu être un puissant support pour une politique de vulgarisation intelligente de la musique auprès d’un très large public.
En Télévision, on peut également regretter la place ténue réservée à la musique classique, confinée à des émissions tardives ou à des rediffusions aléatoires (ex : sept heures du matin…). Le taux d’écoute y est quasi nul à l’avance.
Dans la presse spécialisée, la place réservée à la musique classique ne cesse de décroître y compris le nombre de journalistes qui s’y consacrent.
Tout ceci a un effet extrêmement pervers car il est bien connu que ce dont on ne parle pas n’existe pas aux yeux de l’opinion publique.
Le Concours Reine Élisabeth peut sembler faire exception en terme de public. La Salle du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles fait le plein chaque année pour cet événement. Mais il s’agit d’une compétition, chacun sait que la philosophie d’approche est fondamentalement différente. On peut néanmoins s’interroger sur le bien fondé du fait de consacrer des moyens financiers non négligeables à un concours très élitiste et presqu’exclusivement au bénéfice d’artistes étrangers.
Enfin, il reste à évoquer un tout grand événement, auquel chaque année un budget conséquent est consacré. Des accords médias avec les chaînes nationales sont conclus, toutes les grandes villes de la Communauté française y participent avec comme phare Bruxelles. La Fête de la Musique, qui a pour vocation d’attirer par la gratuité et par la proximité (musique dans la rue) l’éventail le plus important de la population.
Là également, la musique classique n’y tient qu’une place minoritaire. Pas trop difficile de se convaincre qu’il s’agit encore une fois de la soumission à l’audimat. Il est plus facile de déplacer des foules pour des groupes de variétés connus soutenus par les médias tout au long de l’année que de susciter l’intérêt de la masse pour un monde dont elle ne maîtrise pas les clés du savoir en préalable.
Les risques sont donc limités au maximum. On se donne le plus de garantie possible pour faire croire au succès. Donner au public ce qu’il connaît, lui faire oublier pour un temps ses soucis plutôt que de lui offrir l’opportunité de réfléchir, de se réapproprier une identité et de s’opposer à la passivité face aux événements du monde qui l’entoure.
LES ESPACES RÉSERVÉS À LA MUSIQUE CLASSIQUE
Les lieux où l’on produit et où l’on diffuse la musique classique restent d’un accès difficile même si bon nombre d’entre-eux pratiquent des politiques destinées à attirer les jeunes (notamment par une politique de prix très modestes équivalents au prix d’un ticket de cinéma). Des initiatives, soutenues par nos instances ministérielles, de transporter la musique là où le public se trouvait (à l’usine, à l’école, dans les maisons de jeunes, les foyers culturels …) ont été prises mais sont rarement suivies et s’éteignent faute de ressources humaines et de moyens financiers.
Il faut à ce sujet regretter que de nombreuses structures, et en particulier les Centres culturels, ne remplissent pas ce rôle. Leurs responsables sont en effet beaucoup plus motivés par le domaine théâtral.
On peut se poser la question du pourquoi n’y‑a-t-il pas ou très peu de directions de centres culturels confiées à des musiciens ?
Quant aux festivals spécialisés, ils défendent avec passion ce répertoire sans malheureusement pouvoir disposer des moyens financiers et humains que pour compenser à eux seuls le déficit de visibilité et d’animations culturelles autour de la musique classique.
CONCLUSION
Il paraît insensé, à la lumière des nombreux exemples qui nous entourent dans les pays limitrophes, que nous restions sourds aux bienfaits de la musique classique sur l’éducation d’un être humain. Le décloisonnement du ministère de la Culture et du ministère de l’Enseignement serait donc une nécessité. Un minimum serait de jeter les ponts nécessaires à la réintégration de cette matière dans l’enseignement général et à son renforcement dans la formation des futurs enseignants. On peut même rêver de la création d’un diplôme d’enseignant spécialisé en musique. Son titulaire serait destiné à devenir l’animateur privilégié, le cœur de cette activité particulière au sein de son école.
Cela étant, nous devons être porteurs de l’ambition de dépasser la simple sensibilisation musicale au profit d’une modification fondamentale de l’enseignement général. Un cours de musique donné par une personne compétente n’est-il pas aussi important qu’un cours de mathématique ? Soigner la cause du décrochage scolaire, de la démotivation, de l’échec n’est-il pas plus utile que de produire un enseignement souvent à deux vitesses ? Il s’agit de donner à nos enfants les moyens d’aborder, de comprendre et de maitriser une diversité de matières qui leur semble si abstraites.
Les enfants sensibilisés à l’art et à la musique sont sujets à une structuration plus efficace, à une créativité plus développée et à une affirmation de soi plus évidente. La présence obligatoire des arts de la scène et en particulier de la musique est facteur d’égalité, d’épanouissement et peut-être à plus long terme devrait avoir une influence sur la fréquentation du public dans les salles de concerts.
La problématique des lieux
De nombreuses structures sont peu adéquates pour l’écoute de la musique classique et ainsi qu’on l’a vu plus haut, leur directions sont peu portées vers sa programmation. La musique classique reste donc confinée à des lieux soit mythiques comme le Palais des Beaux-Arts à Bruxelles ou l’Ancienne Maison de la Radio – Flagey, ou encore des églises, les salles des Conservatoires. Ces lieux ont tendance à intimider le jeune public et contribuent ainsi malgré eux à entretenir l’image élitiste de la musique classique.
Cependant, chaque Maison essaie de séduire, à l’intérieur de sa propre structure, le jeune public. L’Opéra Royal de Wallonie grâce à une action ciblée annonce qu’aujourd’hui 25 % de son public a moins de 26 ans. Le Festival de Wallonie en a fait à plusieurs reprises un axe de réflexion prioritaire en mettant sur pied des conférences et des colloques sur le sujet, et en consacrant la thématique de son édition 2011 à la jeunesse.
Pour une conscientisation politique
Le domaine de la musique classique a besoin d’être analysé et repensé fondamentalement non pas comme on le fait souvent en restant dans une enveloppe fermée et en redistribuant les cartes. Mais en défendant un programme d’ouverture qui puisse vivre à côté des grandes maisons. Il est tout à fait évident que ce domaine attend que les responsables politiques de la culture défendent une enveloppe budgétaire plus importante permettant d’offrir au public beaucoup plus de diversité. Que puissent vivre et se développer à côté des Grandes structures, des initiatives plus modestes mais tout à fait nécessaires pour la valorisation des talents musicaux issus de notre enseignement, pour la conservation et la diffusion du patrimoine musical de chez nous et d’ailleurs et enfin, au profit d’une bien plus grande diffusion de la musique classique dans toutes les régions de notre Communauté.
Une analyse fondamentale du secteur de la musique classique devrait permettre une politique triangulaire basée sur les trois composantes suivantes : les producteurs / les diffuseurs / les lieux de concerts.
En veillant à ce que ces trois paramètres se renforcent mutuellement dans un équilibre constant.
Patricia Wilenski est Adjointe à la direction du Centre d’Art Vocal et de Musique Ancienne. CeTexte rédigé avec la participation de Baudouin Muylle, Secrétaire général du Festival de Wallonie.