Avec Emmanuel Macron, le système a produit son antisystème pour mieux perpétuer le système. Il s’agit en quelque sorte d’une variation sur le thème du Guépard, le roman de Tomasi di Lampedusa : « tout changer pour que rien ne change ».
UNE IMPOSTURE BRILLANTE
Si pendant la campagne, il avait veillé à brouiller les pistes en rejetant notamment l’axe gauche-droite, en publiant un livre intitulé Révolution et en se présentant comme le héraut du « progressisme », force est de constater que depuis son élection, Emmanuel Macron a multiplié les déclarations tonitruantes selon lesquelles il fallait « gérer la France comme une start-up » ou encore que, dans le cadre des ordonnances visant à déréguler le code du travail français, il ne céderait rien « ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes ». Deux déclarations qui, au premier abord, peuvent sembler dénuées de fondement mais qui illustrent à merveille la nature du style politique d’Emmanuel Macron. Le modèle de la start-up traduit cette fascination pour l’entreprise « détenue par un petit nombre d’actionnaires et des fonds d’investissements non élus, autorisés à faire des choix unilatéraux sans contre-pouvoir », par opposition à une nation souveraine où ce sont les représentants du peuple qui tranchent en faveur de l’intérêt général.
Et les mesures mises en exergue dès l’entame de son mandat à savoir la « réforme » (soit le démantèlement) du code du travail et l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun ressortissent indubitablement à ce que le philosophe québécois Alain Deneault dépeint comme étant une politique d’extrême centre.
L’EXTRÊME CENTRE, POUR TUER LE POLITIQUE
Cette politique est extrême au sens moral parce qu’elle est intolérante à tout ce qui n’est pas elle. Le centre est excluant et exclusif. Il se définit comme étant ce qui est « normal », « pragmatique », « réaliste », « nécessaire » que son discours naturalise et rend inéluctable : « Passe pour normal ce que les pouvoirs institués présentent comme tels : racisme d’Etat, brutalité policière, précarisation du travail, souveraineté plénipotentiaire des banques, mépris de la culture, trivialisation de la politique. »1 écrit ainsi Deneault.
Son programme est simple et se résume en cinq points : 1) plus d’argent pour les actionnaires et pour les entreprises, 2) un accès aisé aux paradis fiscaux, 3) une réduction de l’Etat au rôle d’agent de sécurité des investisseurs, 4) moins de services publics et 5) moins de droits pour les travailleurs. Ce que traduisent et mettent en place les ordonnances autour du code du travail : réduction des cotisations sociales, du coût du travail, simplification des règlements, conditionnalité des allocations de chômage, atteinte à la hiérarchie des normes, soit l’application d’un néolibéralisme pragmatique et technocratique.
Et quiconque n’est pas d’accord se met et est mis hors-jeu (en étant taxé de fainéant, cynique ou d’extrême). Et, ainsi, le centre supprime l’axe gauche-droite et il est ici question d’un sabordage de la politique par le monde politique lui-même : « Le nouvel ordre discursif est parvenu à ses fins : déboussoler l’électorat et faire perdre aux citoyens les repères traditionnels du débat public. Une politique d’extrême centre ne vise pas tant à situer le curseur à un endroit précis de l’axe gauche-droite qu’à supprimer cet axe au profit d’un discours et d’un programme présentés comme exclusifs et impérieux. […] Les tenants de ce positionnement extrême se présentent, eux, implicitement ou explicitement de « centre » au sens où ils se réservent les termes mélioratifs de la mesure et de la pondération. »
L’État d’extrême centre vise essentiellement, par le biais du droit, à s’immuniser contre toute forme de violence pouvant le renverser, laquelle violence est précisément celle à laquelle il doit son apparition et son déploiement dans l’histoire. Ainsi, « entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, on n’a pas tant eu le choix entre des options politiques fondamentales sur la façon dont le lien social et économique doit être institué à travers des structures publiques, qu’à un plébiscite forcé portant strictement sur le degré de violence que peut s’autoriser l’État pour faire valoir des règles socio-économiques ne relevant plus de lui, mais de puissances privées qui l’ont vassalisé. »
Pour le dire autrement et avec les mots de l’historien français François Cusset : « le centre devient un siphon de baignoire où peuvent être évacués les antagonismes socio-politiques et le lieu d’attraction des nouveaux réalistes et de tous ceux qui veulent dépasser la politique dans l’expertise. »
LA MÉDIOCRATIE ET LA GOUVERNANCE
La médiocratie est la moyenne en actes où une forte pression à être moyen, à rentrer dans les rangs et à jouer le jeu est exercée. Elle entraîne et induit le conformisme. Le système œuvre à rendre médiocre. Processus qu’Alain Denault décrit comme suit : « Cette politique a pour socle idéologique la « gouvernance » : une théorie plaçant la simple gestion au rang de la politique et réduisant à néant les débats de principes que celle-ci avait pour statut d’autoriser. Gérer devenant une finalité plutôt qu’un moyen visant à des fins politiques, il ne pouvait en aller autrement que se développe comme modalité sociale opératoire une médiocratie, c’est-à-dire un ensemble de règles, de protocoles, de méthodes et de processus visant à standardiser le travail et la pensée de façon à rendre interchangeables et prévisibles, manuellement et intellectuellement, les subalternes des organisations de pouvoir. »
Puisque la médiocratie rend les gens interchangeables, il faut donc œuvrer et veiller à une uniformisation des pratiques sociales. La théorie de la gouvernance va vite devenir le mortier sémantique de ces nouvelles institutions, leur armature politique, leur théorie constitutionnelle. Avec la gouvernance, la politique est remise au rang de la gestion qui devient une fin en soi et est naturalisée comme étant la seule et unique chose possible, elle est l’alpha et l’oméga et de la vie en société. Et un glissement sémantique s’opère : le peuple disparait au profit de la « société civile », l’écosocialisme cède la place au « développement durable », les citoyens sont remplacés par les « parties prenantes », le débat s’incline devant le « consensus », ce terrible mot d’ordre justement consensuel. L’enjeu étant de « faire oublier aux membres de la classe moyenne qu’ils ne seront jamais que des prolétaires avec de l’argent. »2
Ce culte et cette culture de la gestion induits par la gouvernance visent à la fin de la politique : « L’abandon progressif des grands principes, des orientations et de la cohérence au profit d’une approche circonstancielle, où n’interviennent plus que des “partenaires” sur des projets bien précis sans qu’intervienne la notion de bien commun, a conduit à faire de nous des citoyens qui “jouent le jeu”, qui se plient à toutes sortes de pratiques étrangères aux champs des convictions, des compétences et des initiatives. »
Loin de l’opération de charme initiale, il faut constater qu’avec Macron, la France « aura donc droit à titre de président à un représentant des ventes portant les projets et desiderata de l’oligarchie dans les emballages rutilants de la joie, du bonheur, de l’espoir et du « projet… [un] chantre de la déréliction des individus au seul statut d’entrepreneur, lui qui a explicitement présenté son mouvement politique comme une « entreprise »».
- in Alain Deneault, Politiques de l’extrême centre, Lux, 2017, p.43.
- in Alain Deneault, Op. Cit., p.48.