Démocratie ou biocratie ?

Illustration : Mickomix

Devant les avan­cées des popu­lismes, les bas­cu­le­ments du monde en termes démo­gra­phiques, éco­no­miques, sociaux et cultu­rels, face aux risques d’un effon­dre­ment des éco­sys­tèmes, une ques­tion cen­trale de la phi­lo­so­phie poli­tique devrait tarau­der tout citoyen sou­cieux du bien com­mun et de l’intérêt géné­ral. La démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, fon­de­ment de l’autorité poli­tique de la moder­ni­té, est-elle encore apte à prendre en compte nos valeurs et nos idéaux, en regard de trans­for­ma­tions ver­ti­gi­neuses de notre condi­tion historique ?

À chaque étape de notre des­ti­née, la démo­cra­tie cor­res­pond à une forme de gou­ver­ne­ment, le moins pire, adap­té aux défis et aux enjeux qui se posent aux hommes. La démo­cra­tie de la Grèce antique, née dans les cités-États, était appe­lée à résoudre la ques­tion cen­trale de l’époque : régu­ler, par la diplo­ma­tie ou les armes, les volon­tés impé­ria­listes et guer­rières des autres cités et des empires voisins.

Plus de deux mil­lé­naires plus tard, au cœur des révo­lu­tions indus­trielles et poli­tiques de la moder­ni­té, la repré­sen­ta­tion poli­tique se doit, bien impar­fai­te­ment, de garan­tir la satis­fac­tion des besoins quo­ti­diens de la popu­la­tion, d’assurer le libre com­merce entre les nations et de pré­ser­ver la sécu­ri­té des corps et des biens. Long pro­ces­sus qui condui­ra, au prix de luttes intenses, les femmes, les anciens colo­ni­sés, les migrants, à par­ti­ci­per sous diverses formes aux déli­bé­ra­tions publiques. C’est le modèle, impar­fait et à jamais inache­vé, qui pré­do­mine dans nos consti­tu­tions démocratiques.

NOTRE DÉMOCRATIE À l’HEURE DE L’ANTHROPOCÈNE

Actuel­le­ment, on ne peut que s’interroger sur la capa­ci­té de ce mode de prise de déci­sion devant les impé­ra­tifs de la pré­ser­va­tion de la bio­sphère et sur la néces­si­té de fixer des limites à l’action humaine dans la trans­for­ma­tion de la nature. Nous avons clos une séquence his­to­rique de plu­sieurs mil­lé­naires. Désor­mais, à l’ère de l’Anthropocène, la démo­cra­tie doit impé­ra­ti­ve­ment se repen­ser, au risque, à ne pas anti­ci­per les méta­mor­phoses de Gaïa, de subir un effon­dre­ment dra­ma­tique dont cer­tains aspects affectent déjà les popu­la­tions des plus pauvres de la pla­nète, des réfu­giés cli­ma­tiques à la déser­ti­fi­ca­tion ou à l’acidification des sys­tèmes marins.

Plu­sieurs carac­té­ris­tiques, mises en exergue par­mi d’autres par le phi­lo­sophe Domi­nique Bourg et le pro­fes­seur en sciences poli­tiques Ker­ry Whi­te­side1, nous condamnent à repen­ser notre tra­di­tion démo­cra­tique : le rap­port à l’espace, car les effets de nos com­por­te­ments dépassent les fron­tières clas­siques des États-nations et affectent, par le cumul de petits actes sou­vent en soi insi­gni­fiants, les sys­tèmes com­plexes de l’aire pla­né­taire ; l’invisibilité des phé­no­mènes envi­ron­ne­men­taux, du moins avant un seuil irré­ver­sible où il est alors sou­vent trop tard, alors que la démo­cra­tie pos­tule que le meilleur inter­prète de mes actions est moi-même dans la pré­vi­si­bi­li­té immé­diate de mes sens ; l’imprévisibilité des pro­blé­ma­tiques éco­lo­giques et la dif­fi­cul­té d’évaluer à l’avance les effets de cer­taines nou­velles tech­no­lo­gies sur les milieux natu­rels ; le rap­port au temps où la cadence de la prise de déci­sion démo­cra­tique est sans com­mune mesure avec le rythme des cycles de la nature ; la qua­li­fi­ca­tion des « dégâts envi­ron­ne­men­taux » par le mot pol­lu­tion qui implique la pos­si­bi­li­té de rece­voir une solu­tion technologique…

Toutes ces pers­pec­tives nous invitent à réflé­chir à une refonte de nos ins­ti­tu­tions tout en réaf­fir­mant, pour évi­ter tout mal­en­ten­du quant à un éven­tuel « des­po­tisme vert, éclai­ré et bien­veillant », les ver­tus de l’optique démo­cra­tique et la recon­nais­sance au fil de ces der­nières décen­nies d’une prise en compte pro­gres­sive, des débats citoyens aux trai­tés inter­na­tio­naux, par dif­fé­rents gou­ver­ne­ments, dans des pro­por­tions certes extrê­me­ment variables.

Il n’en reste pas moins que l’enjeu s’aiguise par le déca­lage entre la prise de conscience, trop lente, par les popu­la­tions et les auto­ri­tés publiques et l’accélération des bou­le­ver­se­ments des éco­sys­tèmes dont l’exemple de la fonte gran­dis­sante des glaces du pôle Nord est emblé­ma­tique. Face à ce fos­sé qui se creuse et dans la logique d’une adap­ta­tion – il y en a d’autres – du sys­tème démo­cra­tique à ces défis ver­ti­gi­neux, quelles pro­po­si­tions de réforme pour mettre en verve la néces­saire tran­si­tion éco­lo­gique ? Il s’agit bien non de sup­pri­mer le sys­tème repré­sen­ta­tif mais de lui adjoindre de nou­veaux pro­ces­sus institutionnels.

QUE FAIRE ?

Du contrat natu­rel de Michel Serres2 au Par­le­ment des choses de Bru­no Latour3, bien des pro­po­si­tions de trans­for­ma­tions des pro­ces­sus de déli­bé­ra­tion et de par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tiques ont été invo­quées et argu­men­tées. Au-delà de la ques­tion du tirage au sort de nos gou­ver­nants, réforme à mon sens inté­res­sante, mais mar­gi­nale à l’aune des défis, que l’on me per­mette, dans le sillage de Domi­nique Bourg et Ker­ry Whi­te­side, quelques modestes sug­ges­tions pour tendre vers une démo­cra­tie écologique.

Tout d’abord, l’adoption d’une bio­cons­ti­tu­tion, à l’exemple de l’Équateur en 2008, par laquelle la loi fon­da­men­tale de l’État consa­cre­rait de nou­veaux objec­tifs consti­tu­tion­nels par la notion d’assistance à l’humanité en dan­ger et le déve­lop­pe­ment d’une ges­tion concer­tée à tous les niveaux de pou­voir des res­sources natu­relles. Il s’agit de légi­fé­rer en créant un droit de la nature dans le res­pect de toutes les dimen­sions des cycles natu­rels et d’un droit à la res­tau­ra­tion des dom­mages cau­sés, sus­cep­tible d’être invo­qué par toute per­sonne phy­sique ou morale.

Ensuite, la créa­tion d’une « Aca­dé­mie du futur » char­gée d’assurer un véri­table moni­to­ring des res­sources de la pla­nète du plan muni­ci­pal à l’échelle mon­diale. Com­po­sée de scien­ti­fiques et d’intellectuels, elle aurait pour voca­tion d’informer toutes les auto­ri­tés publiques des consé­quences d’une déci­sion sur l’évolution des res­sources natu­relles. Dans la même logique, on pour­rait ima­gi­ner la trans­for­ma­tion du Sénat, dans les États où existe le bica­mé­ra­lisme, en une chambre dédiée aux enjeux envi­ron­ne­men­taux à moyen et long terme, et dont les com­pé­tences se limi­te­raient à pro­po­ser ou à s’opposer aux ini­tia­tives légis­la­tives de la chambre décisionnelle.

Enfin, sur le plan des pro­cé­dures, l’audition préa­lable et obli­ga­toire de toutes les grandes ONG envi­ron­ne­men­tales et, au niveau com­mu­nal, de col­lec­tifs citoyens, frei­ne­rait la pro­pen­sion inhé­rente au sys­tème des élus à envi­sa­ger des mesures à court terme, en regard des échéances élec­to­rales, et uni­que­ment à des­ti­na­tion des humains, puisqu’eux seuls votent. Comme les luttes pour ins­tau­rer les pro­tec­tions du droit du tra­vail et les régimes d’assurance sociale ont abou­ti, du moins dans cer­tains États, à la négo­cia­tion entre par­te­naires sociaux, pour­quoi ne pas ima­gi­ner des par­te­na­riats envi­ron­ne­men­taux, voire à la créa­tion d’un État Pro­vi­dence social et éco­lo­gique, dans la pers­pec­tive des tra­vaux d’Eloi Laurent4, afin de ne pas lais­ser la ges­tion des risques envi­ron­ne­men­taux aux assu­rances privées.

RENOUVELER NOTRE DÉMOCRATIE OU PÉRIR

Face aux esprits atten­tistes, for­ma­tés ou fri­leux, il convient de renou­ve­ler notre édi­fice démo­cra­tique pour conci­lier la sau­ve­garde de notre écou­mène5 avec nos légi­times aspi­ra­tions à la liber­té et à la soli­da­ri­té, pour s’atteler à bâtir une véri­table anthro­po­lo­gie des limites et de la fini­tude afin d’éviter les catas­trophes qui rendent chaque jour les urgences plus prégnantes.

L’homme a su, en cer­taines cir­cons­tances, s’arracher à ses habi­tudes et à ses confor­mismes, élar­gir son esprit pour inven­ter des réponses nova­trices face à des chan­ge­ments insoup­çon­nés. Le pari de la har­diesse ins­ti­tu­tion­nelle se doit d’être tenté.

  1. Domi­nique Bourg, Ker­ry Whi­te­side, Vers une démo­cra­tie éco­lo­gique - Le citoyen, le savant et le poli­tique, Le Seuil, 2010.
  2. Michel Serres, Le contrat natu­rel, Ed. Fran­çois Bou­rin, 1990.
  3. Bru­no Latour, « Esquisse d’un par­le­ment des choses » in Éco­lo­gie & Poli­tique N°10, Le bord de l’eau, 1994, en ligne ici.
  4. Eloi Laurent,Le bel ave­nir de l’É­tat pro­vi­dence, Les liens qui libèrent, 2014.
  5. L’é­cou­mène est une notion géo­gra­phique pour dési­gner l’en­semble des terres anthro­pi­sées, c’est-à-dire habi­tées ou exploi­tées par l’Homme.

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