Des enfants de novembre aux enfants du chaos

 Les habitants de Molenbeek rendent hommage aux victimes des attentats de Paris le 18 novembre 2015. Photo : Aurélien Berthier, CC-BY.SA 2.0.

« La chose la plus dan­ge­reuse que l’on puisse faire dans des situa­tions de crise, écrit le phi­lo­sophe Sla­voj Zizek, c’est d’être fas­ci­né à l’excès par la crise. » La sidé­ra­tion puis la panique mar­tiale qui ont sui­vi les atten­tats de Paris et les nom­breux liens sup­po­sés de leurs auteurs avec la Bel­gique, laissent à pré­sent place à un état d’alerte plus ou moins per­ma­nent peu pro­pice à la réflexion. Pour­tant, on tient tête un peu mieux à ce qui nous arrive si l’on en connaît les causes, le contexte de déve­lop­pe­ment et les méca­nismes inté­rieurs. Quitte à retour­ner les ins­tru­ments de la réflexion contre soi, contre son milieu et contre ses présupposés.

On l’a assez dit. Nous vivons à l’âge des tran­si­tions. Entre, d’une part, un monde ancien, héri­té de l’industrialisation et des États-nations, qui se défait, de réces­sion éco­no­mique en régres­sion sociale, de dégra­da­tion cli­ma­tique en renon­ce­ment poli­tique. Et, d’autre part, un monde nou­veau dont la piste tarde à se des­si­ner. Les rentes de pou­voir, l’intérêt immé­diat, la peur de l’avenir et de son incer­ti­tude, l’absence de cadre idéo­lo­gique alter­na­tif cré­dible empêchent l’émergence d’un mou­ve­ment de trans­for­ma­tion en pro­fon­deur d’une socié­té pour­tant vécue ou per­çue par la majo­ri­té comme injuste, voire invivable.

D’une telle période indé­fi­nie et d’un tel désert idéo­lo­gique, a ana­ly­sé le théo­ri­cien mar­xiste Anto­nio Gram­sci au début du 20e siècle dans ses Cahiers de pri­son, sortent les « monstres de la crise », aux­quels adhèrent cer­taines caté­go­ries de la popu­la­tion : « La crise consiste jus­te­ment dans le fait que l’ancien meurt et que le nou­veau ne peut pas naître : pen­dant cet inter­règne, on observe les phé­no­mènes mor­bides les plus variés ». Nous y sommes. En plein. L’hydre iden­ti­taire à têtes et à visages mul­tiples (cultu­rel, natio­na­liste, reli­gieux, eth­nique, inté­griste, anti­sé­mite, isla­mo­phobe, sec­taire, nihi­liste…) en est la ver­sion la plus marquante.

Et l’effet « monstre », de Tunis à Paris, de Bey­routh à Bruxelles, est à ce point sai­sis­sant qu’il en occulte la ques­tion pre­mière, déjà posée par l’échevin socia­liste ver­vié­tois Malik Ben Achour : com­ment et pour­quoi une pano­plie de sala­fiste armé ou de dji­ha­diste déra­ci­né, livrée en kit sur Inter­net, a‑t-elle pu deve­nir si faci­le­ment le « dis­cours » pri­vi­lé­gié, sur le mar­ché des idéo­lo­gies contes­ta­taires, pour habiller de sens une entre­prise meur­trière suicidaire ?

L’ÉPUISEMENT IDÉOLOGIQUE DES « VALEURS »

On s’est beau­coup inter­ro­gé, à juste titre, sur le rap­port et la posi­tion de la « com­mu­nau­té musul­mane » aux phé­no­mènes, mélan­gés pour le coup, de fon­da­men­ta­lisme sala­fiste, de radi­ca­li­sa­tion poli­tique isla­miste et de dji­ha­di­sa­tion cri­mi­nelle de jeunes en errance. On s’est abs­te­nu, en revanche, de se poser la ques­tion en miroir : com­ment nos socié­tés libé­rales-démo­crates conçoivent-elles l’état de leur propre moder­ni­té ? Que sont deve­nus les fon­da­men­taux de ratio­na­li­té, de liber­té, de pro­grès, d’État social… ?

« Pour cer­tains, écri­vait déjà Jean-Claude Guille­baud, il y a plus de quinze ans, dans la Refon­da­tion du mondel’invocation des grandes chartes et décla­ra­tions devrait lar­ge­ment suf­fire à fon­der notre résis­tance aux nou­veaux bar­bares. » Il serait inop­por­tun, en revanche, de s’interroger sur la source, l’histoire, le fon­de­ment et la soli­di­té des sources occi­den­tales de la moder­ni­té. Or, sou­te­nait l’ancien grand repor­ter deve­nu essayiste, la vio­lence renou­ve­lée de l’antagonisme pla­né­taire – aus­si bien à l’intérieur de nos socié­tés qu’au-dehors – entre dif­fé­rentes concep­tions de ce qui est ou pas moral, nous ren­voie méca­ni­que­ment vers les « ques­tions fon­da­trices ».

Les phé­no­mènes mor­bides de l’époque sont-ils impu­tables au sur­gis­se­ment spon­ta­né d’un ter­ro­risme isla­mo-fas­ciste cou­peur de têtes impies ? Ou ont-ils davan­tage à voir avec l’épuisement idéo­lo­gique de la matrice des « valeurs » occi­den­tales offertes – plus exac­te­ment, désor­mais, mises sur le mar­ché – pour per­mettre la construc­tion des per­sonnes, l’édification de leur rap­port au monde, proche et loin­tain, le sens qui aide à pen­ser et à vivre une vie bonne ? Ce qui fait retour, de ce point de vue, note le spé­cia­liste des reli­gions Raphaël Lio­gier, c’est l’absence de pos­si­bi­li­té four­nie à des jeunes en recherche de se repré­sen­ter le monde envi­ron­nant et leur propre uni­vers au sein de celui-ci, avec la place qu’ils y occupent, les frus­tra­tions qu’ils y vivent, les façons d’y struc­tu­rer du désir de soi et des objets de désir qui riment avec avenir.

Qui porte la res­pon­sa­bi­li­té de ce défi­cit ? Les jeunes eux-mêmes ? Les familles ? Les imams ? La socio­lo­gie des quar­tiers de relé­ga­tion ? L’école et les ins­ti­tu­tions inca­pables de faire rem­part au retour d’une cer­taine dure­té inéga­li­taire ? Le tout-à-la com­pé­ti­ti­vi­té et à l’employabilité ? Les poli­tiques sociales elles-mêmes, plus puni­tives qu’émancipatrices ?

S’interroger sur soi, faire effort de res­sour­ce­ment ne signi­fie pas « fai­blir » face aux cri­mi­nels en cher­chant des « expli­ca­tions sociales » à leurs actes ; c’est, au contraire, la condi­tion préa­lable à tout débat, à tout com­bat à mener au sujet des « valeurs » de la moder­ni­té et des Lumières. Or, force est de consta­ter que nombre de diri­geants parlent de réaf­fir­mer nos « valeurs » comme s’il s’agissait d’une simple cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion à des­ti­na­tion d’électeurs, de citoyens qui se seraient trom­pés ou dévoyés. Comme si le fait de répé­ter à quelqu’un qu’il fait une erreur, relève Gaël Brus­tier, suf­fi­sait à le faire chan­ger d’avis. À moins que la rhé­to­rique de la « bataille des valeurs » n’indique que, devant l’épuisement du consen­te­ment d’une par­tie de la popu­la­tion, de nou­velles formes de coer­ci­tion soient en passe de faire leur appa­ri­tion sous cou­vert de la menace insai­sis­sable… La ques­tion de fond qui sous-tend la trame des réac­tions aux atten­tats, touche bien, en ce sens, au rap­port que nos pays, dans le sys­tème poli­tique euro­péen, entre­tiennent avec la démocratie.

L’HÉGÉMONIE CULTURELLE DE LA DROITE

À gauche, à cet égard, pointe Laurent Bou­vet, on a trop peu pen­sé les effets délé­tères de l’insécurité cultu­relle, et pas seule­ment socio-éco­no­mique, que peut pro­duire sur cer­tains de ses maillons les plus vul­né­rables une socié­té aux repères cultu­rels et orga­niques en pro­fonde recom­po­si­tion. Comme dans les années 1930, on peut se deman­der si la mon­tée de l’islamo-fascisme actuel, comme celle des natio­na­lismes d’exclusion, ne sont pas les signes sym­bo­liques d’un cer­tain échec de la gauche : les preuves qu’il existe un ou des ter­reaux à par­tir des­quels ses forces n’ont pas ou n’ont plus réus­si à mobiliser…

Cette impasse de l’action poli­tique « vision­naire » est étroi­te­ment liée à l’hégémonie cultu­relle que le logi­ciel capi­ta­liste néo­li­bé­ral exerce, depuis des décen­nies, sur les esprits tant de droite que de… gauche : « La gauche a long­temps gagné dans les urnes pen­dant que la droite gagnait dans les têtes », affirme le poli­to­logue Gaël Brus­tier, auteur d’un éclai­rant À demain Gram­sci, dans le contexte français.

Le concept d’hégémonie cultu­relle, pro­pre­ment dit, a été inven­té et décrit par Gram­sci. Il opère sous forme de mobi­li­sa­tion de repré­sen­ta­tions col­lec­tives qui ont su recueillir l’adhésion de la plus grande majo­ri­té de la popu­la­tion et s’imposer en tant que « sens com­mun », jugé indé­pas­sable, dans des confi­gu­ra­tions his­to­riques don­nées du sys­tème éco­no­mique. La thèse selon laquelle il n’y a pas d’alternative aux poli­tiques d’austérité en est un exemple. Même si le capi­ta­lisme moderne n’est pas en soi une culture, son lan­gage, celui des mar­chés, de la concur­rence, de l’accumulation, de l’argent, de la libre entre­prise, du libre-échange et de la mon­dia­li­sa­tion, recouvre et modèle aujourd’hui la civilisation.

Notre période a pour­tant ceci de par­ti­cu­lier, pour­suit Gaël Brus­tier, que le « bloc his­to­rique » néo­li­bé­ral, c’est-à-dire ce qui tient ensemble à la fois notre sys­tème éco­no­mique et les repré­sen­ta­tions qui lui sont liées, se délite, bien au-delà de la dégra­da­tion ponc­tuelle des indi­ca­teurs éco­no­miques. Mais, paral­lè­le­ment, les droites par­ti­sanes pro­fitent d’un uni­vers d’images et de sym­boles, cen­tré sur l’idée que nous vivons un « déclin » civi­li­sa­tion­nel, alors que les forces de gauche, elles, échouent à pro­po­ser un appa­reil concur­rent de repré­sen­ta­tions col­lec­tives. « Il y a une facul­té d’a­dap­ta­tion des droites euro­péennes très forte dans le contexte actuel », appuie Brus­tier, tout en consta­tant que le « sens com­mun » n’est pas, a prio­ri, acquis à la gauche.

QUAND L’AVENIR SE PRÉPARAIT AUJOURDHUI

Celle-ci, constate l’anthropologue Alain Ber­tho, a ren­con­tré un pro­blème à la fois idéo­lo­gique, anthro­po­lo­gique et poli­tique avec la clô­ture du 20è siècle et l’effondrement du com­mu­nisme. 1989, ce n’est pas seule­ment la fin des régimes com­mu­nistes « réels » en Rus­sie et dans l’est de l’Europe, avec leurs réa­li­tés et leurs ins­ti­tu­tions poli­cières, fait obser­ver l’auteur des Enfants du chaos, « c’est aus­si un ensemble de réfé­rences cultu­relles qui s’écroule, com­munes à tous les cou­rants poli­tiques pro­gres­sistes ».

Ce qui s’est défait en route, plus fon­da­men­ta­le­ment, c’est la pos­si­bi­li­té même du pro­grès, qui était ins­crit dans une démarche his­to­rique. Ce rétré­cis­se­ment des hori­zons signi­fie la perte (ou, du moins, l’atrophie) de la bous­sole men­tale d’un ave­nir meilleur qui se pré­pa­rait dans l’aujourd’hui : « Avec la dis­so­lu­tion de ce com­mu­nisme dis­pa­raît de la conscience humaine toute pers­pec­tive de trans­for­ma­tion radi­cale de l’humanité », écri­vait, de son côté, le phi­lo­sophe Robert Rede­ker, à l’occasion des dix ans de la chute du Mur de Ber­lin, en s’inquiétant d’une « gla­cia­tion de l’espoir » pour les « enfants de novembre » 19891.

Seule compte, désor­mais, comme moyen de gou­ver­ne­ment, voire de pen­sée, y com­pris à gauche, la ges­tion du risque, de l’incertain et de la pro­ba­bi­li­té indé­fi­nie aux­quels les res­pon­sables poli­tiques iden­ti­fient l’avenir désor­mais. Dans ce sché­ma, la gauche de gou­ver­ne­ment euro­péenne, voyant ses idées deve­nues mino­ri­taires, a opté pour un repli stra­té­gique « réa­liste », tan­tôt cri­tique, comme en Bel­gique, tan­tôt enthou­siaste, comme en France, sur les cou­rants por­teurs de la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale. Et, elle s’est effor­cée, en vain, de (faire) croire que le socia­lisme comme idéo­lo­gie pour­rait être rem­pla­cé par le pro­jet d’une Europe sociale et soli­daire. Mais au nom de la sta­bi­li­té macroé­co­no­mique et finan­cière, l’orientation des réformes de la gou­ver­nance de l’Union subor­donne les poli­tiques sociales, éco­no­miques et fis­cales des États-membres aux impé­ra­tifs, pour ain­si dire dog­ma­tiques, de com­pé­ti­ti­vi­té et de res­tric­tion budgétaire.

Ce fai­sant, la social-démo­cra­tie a oublié qu’un com­bat poli­tique de gauche peut être autre chose qu’économique, rap­pelle Gaël Brus­tier, qu’il relève, avant tout, du domaine de la vision du monde, de l’imaginaire col­lec­tif, de la condi­tion humaine, du besoin de fra­ter­ni­té autant que de confron­ta­tion avec des adver­saires ou des concurrents…

L’ÉCONOMIQUE CONTRE LE MIMÉTISME DE LA VIOLENCE

La gauche, en géné­ral, s’est trou­vée du même coup inca­pable de prendre en charge une série de ques­tions qui, faute d’avoir été pen­sées, rap­pelle Debray dans son livre Aveu­glantes Lumières, font aujourd’hui retour sous des formes « mons­trueuses ». La ques­tion de l’appartenance et du col­lec­tif, d’abord : c’est tout le rap­port de l’individu égoïste et sans contrainte dans un monde de paix à son besoin de com­mu­nau­té, de fra­ter­ni­té, d’être ensemble dans un envi­ron­ne­ment trou­blé et opaque. La ques­tion de la croyance, ensuite : le besoin, pro­fon­dé­ment laïque, de croire en autre chose que le culte de soi ou de son image sur sel­fie, ou que le culte de l’argent et des objets. La ques­tion de la vio­lence, enfin : la guerre qui n’a jamais ces­sé en dehors des zones-for­te­resses de concen­tra­tion des richesses.

Dans la célé­bra­tion d’un monde sans fron­tières et de la liber­té de l’Homme, on confond tout : les inté­rêts éco­no­miques, les moyens tech­no­lo­giques, les condi­tions sociales et les réfé­rents poli­tiques ou cultu­rels. Le néo­li­bé­ra­lisme ne voit dans la mon­dia­li­sa­tion que des consom­ma­teurs indif­fé­ren­ciés, sans croyance, sans convic­tions, sans his­toire ni mémoire per­son­nelle. « Le busi­ness n’a pas de fron­tière, mais l’économie ne fait pas l’histoire, pointe Régis Debray. Et par­ti­cu­liè­re­ment dans des périodes de crise, ce sont les sou­bas­se­ments archaïques qui refont sur­face. »

Le cou­rant de pen­sée libé­ral a pour­tant cru, un temps, que le retrait égoïste dans la sphère des inté­rêts pri­vés, « l’unidimensionnalisation des êtres réduits à leur capa­ci­té de cal­cul éco­no­mique », la pré­vi­si­bi­li­té des com­por­te­ments, c’est-à-dire, en fin de compte, tout ce qui cor­res­pond à l’aliénation des per­sonnes ou au défi­cit de sens dans la socié­té capi­ta­liste, pou­vaient consti­tuer un fac­teur de paix : un ou des remèdes à ce que l’anthropologue René Girard, décé­dé juste avant les atten­tats de Paris, appe­lait le « mimé­tisme de la vio­lence ». C’est le pari, notam­ment, de l’édification de l’Europe sur les bases éco­no­miques du Trai­té de Rome, puis de l’Acte unique et de l’Union éco­no­mique et moné­taire : pareil enga­ge­ment euro­péen dans une « com­mu­nau­té éco­no­mique » d’abord a été pen­sé comme devant mettre fin à la conta­gion des « pas­sions mau­vaises », à l’origine de tant de luttes meur­trières pour la gran­deur, pour le pou­voir, pour la recon­nais­sance de ce qui paraît « sacré » à chacun.

« L’éclipse du sacré », ou, du moins son refou­le­ment par la moder­ni­té dans des caté­go­ries uni­que­ment néga­tives ou sus­pectes, observe le phi­lo­sophe Jean-Pierre Dupuy, a été, en consé­quence, le prix à payer pour que le mar­ché puisse occu­per la place immense qui est la sienne non seule­ment dans l’économie, mais dans nos vies, dans le fonc­tion­ne­ment même de nos socié­tés. Mais le point aveugle des échanges et de la crois­sance éco­no­miques comme anti­dote uni­ver­sel au piège du res­sen­ti­ment et de la ven­geance, c’est que « fai­sant de l’intérêt une don­née indé­pas­sable de la nature de l’homme, elle n’imagine pas la pos­si­bi­li­té qu’il n’y ait plus d’intérêt, plus d’objet, plus de monde com­mun – sim­ple­ment la vio­lence pure ». À com­men­cer par celle de l’économie elle-même.

FABRIQUER DU MYTHE

Nous vivons désor­mais, selon la for­mule de Debray, une « panne des reli­gions sécu­lières », révé­la­trice d’un chan­ge­ment d’époque et de l’avènement de « l’ère post-his­to­rique » : cette ère où l’histoire n’est plus le salut de l’humanité et la poli­tique devient pri­vée de sens his­to­rique, où l’épanouissement indi­vi­duel compte plus que l’accomplissement collectif…

Ce qui fait défaut à notre socié­té-spec­tacle du pré­sen­tisme, sou­tient l’auteur du récent Madame H. , c’est du « mythe de convo­ca­tion ». C’est-à-dire ? Des idées-forces, des sym­boles fédé­ra­teurs ou des croyances mobi­li­sa­trices, qui mettent en jeu, autour d’une ligne de divi­sion pro­pre­ment poli­tique, une concep­tion de l’avenir, de l’être humain ou de la condi­tion de l’humanité. Quelque chose d’abstrait et de plus grand que nous, car « seul ce qui nous dépasse peut nous réunir ». Un com­bat, en somme, comme on disait autre­fois, ou un sacré, comme le défi­nit le même Régis Debray dans Jeu­nesse du sacré : non un abso­lu intem­po­rel et mys­té­rieux qui nous sur­plombe, mais un cer­tain rap­port, his­to­ri­que­ment et géo­gra­phi­que­ment variable, entre une col­lec­ti­vi­té et des objets, des lieux ou des per­sonnes. « C’est cela qui, telle une poutre maî­tresse, fait tenir des ensemble orga­ni­sés, des socié­tés, des com­mu­nau­tés. »

Certes, on sait que, in fine, la confron­ta­tion des uto­pies ou même des idées nou­velles au tamis du pou­voir sera tou­jours déce­vante, bri­seuse de rêves. Mais cela n’empêche pas, quitte à déce­voir – comme Alexis Tsi­pras y a été contraint en Grèce –, de mener le com­bat avec pas­sion. Et non par simple cal­cul ou inté­rêt. Au risque, sinon, de lais­ser une fois encore le ter­rain des enga­ge­ments humains aux gou­rous et aux manieurs de bombes. Ce sont aus­si leurs affects qui meuvent les hommes, estime, dans son der­nier ouvrage, l’économiste et phi­lo­sophe Fré­dé­ric Lor­don, bien plus sûre­ment que leur raison.

  1. « Des enfants de mai aux enfants de novembre », Le Monde, 12 novembre 1999.

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