Des livres ou des molécules ?

Par Jean Cornil

En cet an onze après Face­book, à l’heure de l’hyperchoix du numé­rique, de la diver­sion de l’essentiel par les diver­tis­se­ments et du déclin de l’attention, il faut réha­bi­li­ter de toute urgence le livre.

Devant la liqué­fac­tion de l’humanité par un uni­vers visuel et audi­tif qui nous dévore, arri­ve­rons-nous à ce meilleur des mondes où le livre a été inter­dit et où les pom­piers doivent impé­ra­ti­ve­ment brû­ler les quelques exem­plaires qu’ils trouvent dis­si­mu­lés dans des cachettes ? Où les quelques résis­tants ont appris par cœur des pages entières pour sau­ver de l’oubli la mémoire du monde ?

Nous ne vivons certes pas dans un roman de Ray Brad­bu­ry ou un film de Fran­çois Truf­faut. Mais d’inquiétants signes grondent des entrailles de notre civi­li­sa­tion. Il y a des ten­dances lourdes comme l’érosion conti­nue de la lec­ture. Il y a aus­si une séman­tique redou­table qui se pro­page. Que signi­fie Boko Haram ? Tra­duc­tion : « le livre est inter­dit ». Ou variante : « la culture occi­den­tale est un péché ».

Tho­mas d’Aquin, le grand phi­lo­sophe chré­tien, écri­vait qu’il crai­gnait l’homme d’un seul livre. Celui qui ne pos­sède qu’une seule expli­ca­tion du monde. Ima­gi­nons le ful­gu­rant rétré­cis­se­ment de l’esprit si d’aventure les biblio­thèques ne conte­naient plus que quelques ouvrages saints. Aigui­sons notre vigi­lance face à l’autodafé des pré­cieux manus­crits de Tom­bouc­tou. Et plus lar­ge­ment devant la des­truc­tion des boud­dhas de Bâmiyân, le sac­cage du musée de Mos­soul ou l’assassinat de dizaines d’étudiants kenyans. La ligne de front est d’abord cultu­relle. La bataille se déroule d’abord au cœur des cerveaux.

Face à ces inté­grismes et à notre désar­roi, il faut plus de livres. C’est une des ques­tions cen­trales de l’éducation et de l’enseignement. Com­ment favo­ri­ser une péda­go­gie qui ouvre à la pas­sion de la décou­verte et de la connais­sance ? Com­ment décu­pler la curio­si­té ? Quelle ambi­tion pour ampli­fier les savoirs et donc inten­si­fier sa vie ? Débat com­plexe mais exaltant.

Charles Dant­zig : « Ne lisant plus, l’humanité sera rame­née à l’état natu­rel, par­mi les ani­maux. Le tyran uni­ver­sel, inculte, sym­pa­thique, doux, sou­ri­ra sur l’écran en cou­leurs qui sur­plom­be­ra la terre ».

Et Erri De Luca, le sub­til écri­vain ita­lien, incul­pé pour avoir uti­li­sé le mot « sabo­tage » lors de l’expression de sa soli­da­ri­té aux oppo­sants à la ligne TGV Lyon-Turin, accepte une condam­na­tion pénale mais pas une réduc­tion de voca­bu­laire. Il ne fera pas appel contre une peine de pri­son. Mais jamais il n’acceptera l’asphyxie de sa prose. Il est des résis­tances cultu­relles magni­fiques. Il sub­siste des héros qui relient magi­que­ment la lit­té­ra­ture et la vie. Leur place est par­mi nous. Pas dans une cel­lule qui enferme le corps mais ne peut bri­der la plus brû­lante des consciences.

Une petite sug­ges­tion intem­pes­tive cepen­dant. Rem­pla­cer les pres­crip­tions de som­ni­fères et de neu­ro­lep­tiques par des textes adap­tés à la sen­si­bi­li­té de cha­cun. Et les rem­bour­ser par la Sécu­ri­té sociale. Des mots plu­tôt que des molécules.

La pres­crip­tion médi­cale de livres est d’ailleurs un pro­gramme impul­sé en Grande-Bre­tagne. Une véri­table biblio­thé­ra­pie qui soigne par le conseil d’essais, de poé­sie ou de romans pour sur­mon­ter l’anxiété, la dépres­sion ou l’angoisse exis­ten­tielle. Trente ouvrages-médi­ca­ments peuvent être pres­crits à Londres par les méde­cins. Le Dane­mark, la Nou­velle-Zélande et le Pays de Galles se sont enga­gés dans la même voie. Pri­vi­lé­gier la librai­rie à la firme phar­ma­ceu­tique est un vrai choix de san­té phy­sique et spirituelle.

Bien sûr, trente livres de déve­lop­pe­ment per­son­nel ou appa­ren­tés, c’est bien maigre. Ima­gi­nons, comme alter­na­tive au Pro­zac, l’élargissement à toutes les richesses des écri­vains, aux fabu­leux tré­sors de la langue, aux mul­tiples nar­ra­tions, fic­tions, légendes et phi­lo­so­phies. L’infinie com­bi­nai­son de 26 lettres plu­tôt que les illu­sions de la chi­mie. La puis­sance inouïe des ima­gi­naires à inten­si­fier plu­tôt que des pilules de syn­thèse à ingurgiter.