Des tablettes d’argile aux tablettes tactiles

Pré­sence et Action Cultu­relles (PAC) lance une réflexion de long terme sur les bas­cu­le­ments cultu­rels du monde inti­tu­lée Rebous­so­lons-nous. Dans une pers­pec­tive d’éducation popu­laire, PAC veut contri­buer à mieux faire com­prendre les trans­for­ma­tions inouïes qui s’ébauchent dans notre pré­sent, et en par­ti­cu­lier au tra­vers du vec­teur de la trans­mis­sion par les nou­velles technologies.

Nous vivons en effet un moment his­to­rique qui ouvre une nou­velle ère dans l’Histoire de l’homme et de la Terre. Cer­tains l’ont dénom­mée anthro­po­cène car pour la pre­mière fois, à l’échelle du temps cos­mique, l’humain est deve­nu une force géo­lo­gique capable de modi­fier le sys­tème-terre. Inédit et incroyable ren­ver­se­ment : l’agir humain, d’une durée infime en regard de l’histoire ter­rienne, bou­le­verse toute la matière et l’énergie, de la bio­di­ver­si­té à la com­po­si­tion des sols, de l’état de l’atmosphère à tous les cycles des élé­ments pre­miers de la nature. Avant le monde n’était que notre envi­ron­ne­ment, dont nous tirions certes toutes nos res­sources, mais nous dérou­lions notre spec­tacle humain, indif­fé­rents à ce vaste réser­voir et ce stock inépui­sable des richesses natu­relles. Aujourd’hui, le monde, la bio­sphère, Gaïa, peu importe son appel­la­tion, est entré en scène. Il en est même deve­nu l’acteur prin­ci­pal de notre destin.

Res­ser­rons le pro­pos sur les bou­le­ver­se­ments radi­caux à l’échelle de l’histoire humaine et de sa ful­gu­rante accé­lé­ra­tion depuis quelques siècles. Rapide énu­mé­ra­tion : expan­sion démo­gra­phique gigan­tesque, urba­ni­sa­tion galo­pante et mon­dia­li­sée, exten­sion sans pré­cé­dent des échanges com­mer­ciaux et du capi­ta­lisme, ampli­fi­ca­tion tra­gique des dégra­da­tions éco­lo­giques, pro­gres­sion ahu­ris­sante des sciences et des tech­niques, avec son cor­tège de menaces et de pro­messes, du risque de l’holocauste nucléaire à l’augmentation de la durée de vie, de la crainte de l’effondrement des éco­sys­tèmes à la socié­té de l’information, de l’immatériel et du virtuel.

Muta­tions ver­ti­gi­neuses en un sys­tème com­plexe du monde et de l’homme. Nou­velle géo­lo­gie et nou­velle anthro­po­lo­gie. Le monde ancien dis­pa­rait et, avec lui, nos repères, nos cadres de pen­sée, nos valeurs et nos tra­di­tions, nos habi­tudes de vie et nos réfé­rences socio­po­li­tiques. Une nou­velle ère de civi­li­sa­tion pointe ses aurores. Ce qui était hier encore de la science-fic­tion est en train de deve­nir réa­li­té. De l’impensable, de la pure ima­gi­na­tion jadis, advient comme réel. À nous de faire que cette incroyable méta­mor­phose ne reste pas impen­sée. À nous de sor­tir du néolithique.

DE LA PIERRE À L’ÉCRAN

Res­ser­rons encore le focus d’un cran sur les trans­for­ma­tions cultu­relles. Met­tons en évi­dence, avec des repères par essence arbi­traires, les grandes étapes du par­cours cultu­rel de l’humanité, des tablettes d’argile aux tablettes tac­tiles, de la pierre à l’écran.

Pre­mier pas : après la Pré­his­toire, c’est-à-dire le temps des hommes sans l’écriture, vient l’Histoire. L’Histoire c’est l’écrit. Cette pre­mière étape, bap­ti­sée la logo­sphère par Régis Debray, dure­ra des pre­mières tablettes d’argile dans l’antique Méso­po­ta­mie jusqu’à l’invention de l’imprimerie au milieu du 15e siècle. Quels sont les traits com­muns de cette longue période sur le plan cultu­rel ? L’importance des mythes et de la reli­gion comme prin­cipe pre­mier d’explication de tout ce qui est, le réfé­rent cen­tral et por­teur du sens de la vie étant le divin. Le pou­voir est déte­nu par les pro­phètes et les ecclé­sias­tiques. L’homme est un sujet à com­man­der sur base des com­man­de­ments divins au nom de l’invisible et de la foi au tra­vers de la pré­di­ca­tion et de la sau­ve­garde des âmes.

Chan­ge­ment radi­cal avec l’invention de l’imprimerie au cœur du 15e siècle : ce deuxième pas inau­gure une période nou­velle qui dure­ra jusqu’à l’apparition de l’image. Repre­nons ici aus­si les traits com­muns à cette période selon les mêmes cri­tères que la logo­sphère mais pour la gra­pho­sphère : ce sont les idéo­lo­gies, les uto­pies, les pro­grammes, bref les sys­tèmes, qui confèrent du sens au réel, le réfé­rent étant ici l’idéal, tra­duit par la loi et le livre, et véhi­cu­lé par le poli­tique au nom d’un citoyen à convaincre. Le lisible prend le pas sur l’invisible, la loi sur la foi, la conscience sur l’âme, le héros sur le saint, l’idéal sur le divin.

Nou­velle méta­mor­phose au cours du 20e siècle avec la pré­émi­nence de l’audiovisuel, la vidéo­sphère. Troi­sième pas. Même logique des inva­riants anthro­po­lo­giques : les images, qui char­rient émo­tions, affects et fan­tasmes suc­cèdent à la théo­lo­gie et à l’idéologie. Régis Debray qua­li­fie ce moment d’iconologie. C’est le per­for­mant qui attri­bue du sens, au tra­vers du règne de l’économie, domi­né par l’opinion, au nom d’un consom­ma­teur à séduire. La star prend le pas sur le héros, le corps sur la conscience, le visible sur le lisible, l’opinion sur la loi, le per­for­mant sur l’idéal, l’apparition sur la publi­ca­tion, le jeune sur l’adulte, l’actualité sur l’Histoire. Culte du pré­sent et indi­vi­dua­lisme liber­taire, ano­mie et triomphe de l’information sur la connaissance.

Assis­tons-nous à un qua­trième pas comme une vidéo­sphère hyper­bo­lique avec l’avènement des tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion ? L’ère du sixième conti­nent, vir­tuel et hors-sol, par l’étendue infi­nie des réseaux inter­net dans une forme d’hyperespace en expan­sion constante ? Une nou­velle phase de ce périple, où, remar­quez-le, c’est le média qui fait le mes­sage, qui met en œuvre l’hégémonie de la tech­nique, de l’expert, de l’algorithme, des simu­la­tions, du jeu et de l’immédiateté ?

VERS UN BASCULEMENT SANS PRÉCÉDENT ?

L’intérêt d’une telle pers­pec­tive, expo­sée cari­ca­tu­ra­le­ment presque sous forme d’un idéal-type, est de prendre conscience et de s’interroger sur l’anthropologie et les valeurs que chaque pas détruit et recrée. Car chaque moment civi­li­sa­tion­nel des­sine en fili­grane un rap­port à soi, aux autres et au monde. Tous les codes, les réfé­rents, les défi­ni­tions, les objec­tifs sont à chaque fois bou­le­ver­sés. Ils doivent ser­vir à rela­ti­vi­ser notre pré­sent, à exer­cer nos esprits cri­tiques par une plon­gée dans le temps long et à per­mettre de refon­der des alternatives.

Chaque sédi­ment cultu­rel n’en efface évi­dem­ment pas le pré­cé­dent. L’actualité regorge d’alliances entre le dog­ma­tisme le plus rétro­grade et la mai­trise des tech­no­lo­gies les plus sophis­ti­quées. Mais ce sur­vol per­met de prendre l’indispensable recul pour exer­cer son juge­ment cri­tique avec moins de super­fi­cia­li­té de son enten­de­ment et avec une luci­di­té plus aigui­sée sur les méta­mor­phoses ver­ti­gi­neuses qui adviennent sous nos yeux hébétés.

En rou­vrant la pers­pec­tive sur l’anthropocène, sur les muta­tions inouïes de la démo­gra­phie, de l’urbanisation, du capi­ta­lisme qui s’étend, des dégra­da­tions des éco­sys­tèmes et des poten­tia­li­tés des sciences et des tech­niques, notre pré­sent appa­raît comme his­to­rique dans le sens où il se pré­sente comme un bas­cu­le­ment sai­sis­sant. Et angois­sant. De plus, en décri­vant les muta­tions cultu­relles au tra­vers des inno­va­tions tech­niques et les modi­fi­ca­tions de notre iden­ti­té même qu’elles entraînent, nous ne pou­vons que par­tir dans la quête d’une indis­pen­sable bous­sole pour affron­ter un futur si radi­ca­le­ment nouveau.

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